21 avril 2023 · Épidémiologie populaire
Bonjour,
À l’échelle internationale, les réponses épidémiologiques gouvernementales ont été une sucession d’« échecs mondiaux massifs ». Les campagnes continues de désinformation menées par les puissances capitalistes pour normaliser et invisibiliser le COVID, en vue notamment d’empêcher toute revalorisation des investissements dans la santé publique, laissent les populations encore plus désarmées qu’en 2019.
Ainsi en va-t-il du déni du consensus scientifique sur la transmission principalement aérosol du COVID par l’OMS pendant près de 2 ans, qui induit que 3 ans après le début de cette pandémie l’immense majorité des gens ne comprend pas son principal mode de transmission. Il en est de même de l’opération politique de la « dette immunitaire », maintes fois réfutée et encore relayée par des journalistes fidèles au credo minimisateur, dont l’objectif réussi a été de présenter les mesures de prévention comme plus dangereuses qu’un virus qui tue et handicap massivement.
Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Le régime extractiviste et ultralibérale qui caractérise la gouvernementalité capitaliste étant un facteur central de l’aggravation des causes (le ravage des milieux naturels), et des effets (l’intensification des dominations, et la destruction des systèmes de prévention et de soin) des épidémies, comment aurait-il pu en être autrement ? Comme l’affirme les épidémiologistes Deborah et Rodrick Wallace, dans un monde néolibéral toute « Stratégie pandémique » est une contradiction dans les termes.
Et c’est jusque dans sa bataille sur le terrain éthique que le capitalisme a intérêt à saper toute réponse collective aux épidémies, qui appelle nécessairement des formes de coopération, de solidarité, de soin et d’attention partagée. Rien de plus dangereux pour un régime qui s’est bâti sur la mise en concurrence de tous·tes et la liberté individuelle d’écraser ses voisin·es.
Il n’y a que les amoureux du pouvoir, fascinés qu’ils sont par les récits que les gouvernants leur vendent sur la « preparedness » et la biosécurité, pour fantasmer quelque planification que ce soit derrière un échec aussi monumental.
L’histoire coloniale et patriarcale de l’épidémiologie dominante, de même que les liens entre le mouvement eugéniste et les fondateurs de la statistique, commencent à être bien connus et documentés. Certaines maisons d’édition, surfant sur les inquiètudes pandémiques, en ont même fait des titres raccoleurs. Beaucoup moins connue en revanche est l’existence d’une histoire longue et riche des épidémiologies populaires. L’histoire des vainqueurs, même quand il s’agit de leurs méfaits, a une fois de plus écrasé celle des vaincu·es et de la créativité qui leur est propre.
Le point de vue des luttes populaires, à travers lequel nous nous sommes orienté·es depuis le début de ce travail d’investigation, enseigne que partout où des communautés populaires ont été confrontées à la maladie, à la brutalité capitaliste et aux différentes formes d’empoisonnement qu’elle génère, des épidémiologies populaires ont été élaborées.
Il faut se rappeler que l’ouvrage fondateur du marxisme La situation de la classe laborieuse en Angleterre de Friedrich Engels, celui-là même dans lequel il a conceptualisé la notion de « meurtre social » , est également considéré comme un ouvrage fondateur de l’épidémiologie, et qu’avec son camarade Karl Marx ils ont travaillé sur les origines sociales des maladies. De plus nous pouvons à nouveau évoquer ici les savoirs épidémiologiques mobilisés par les Young Lords, Act Up et les mouvements de lutte contre le racisme environnemental, ou encore le combat du médecin et militant italien Giulio Maccacaro, directeur de la collection Medicina e Potere, et fondateur en 1976 de la revue Epidemiologia et Prevenzione.
Reprenant la tradition des enquêtes ouvrières les pionnier·es de la santé environnementale et de la santé communautaire, loin de s’en tenir à un rejet réactionnaire des approches statistiques et biomédicales, les ont au contraire enrichies de leurs propres démarches épidémiologiques qui insistaient sur la valeur des expériences collectives et individuelles, des connaissances sensibles du quotidien, et leur inscription dans des lieux particuliers, pour produire des savoirs communs, dénaturaliser les dominations, et armer des luttes.
Ainsi ces épidémiologies, partant des connaissances propres aux communautés, permettaient « aux émotions et aux histoires de vie individuelles de faire partie de l'analyse ». Elles « n'étaient pas contre la science, mais pour l'accessibilité des connaissances et l'implication de la communauté. » (Michelle Murphy)
« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » est une parole d’Audre Lorde qui nous tient à coeur. Mais cette histoire complexe de l’épidémiologie nous rappelle également que les outils du maître ont bien souvent été forgés par les dominé·es elleux-même, avec des matériaux qui leur ont été volés.
L’épidémiologie n’est pas seulement une science de gouvernement, c’est aussi une science populaire. Et ceux qui, alimentant un romantisme de l’ignorance qui abandonne les sciences à la domination, ont attaqué les pratiques de prévention populaires, ne nous disent qu’une chose : ils habitent des maisons de maître, et y sont confortablement installés.
Très bonne lecture et
prenons soin de nos luttes,
Cabrioles
· Carnet de recherche pour l’Autodéfense Sanitaire face au Covid-19 ·
Annonce : Nous tenions à vous prévenir que ceci est notre avant-dernier dossier avant une grande pause.
L'épidémiologie est une science populaire | Paul Richards
Lorsque, à la mi-2014, la menace d'une épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest s'est profilée, on a réclamé à cor et à cri des solutions technologiques avancées, allant des vaccins et des médicaments aux robots infirmiers. Pourtant, l'épidémie n'a pas été réduite grâce à des traitements biomédicaux ou à des machines remplaçant l'action humaine, mais grâce à une meilleure compréhension de ce qui était nécessaire pour éliminer les risques d'interactions corporelles contagieuses.
La pollution intérieure au croisement de la toxicologie et de l'épidémiologie populaire | Michelle Murphy
Face à l'échec de la toxicologie et aux accusations d'hystérie, de quels moyens disposaient les travailleuses désireuses de faire valoir la présence et la nature des expositions chimiques au vingtième siècle ? Les femmes des classes populaires et à faibles revenus, et non les réformatrices de la classe moyenne, ont été les principales praticiennes de l'épidémiologie populaire. Et bien qu'elle ait été rendue possible, dans un certain sens, par la vulgarisation du calcul des risques, l'épidémiologie populaire offrait une alternative au format extrêmement ciblé et technique des études médicales. Les outils et les pratiques de l'épidémiologie populaire étaient peu coûteux et facilement disponibles dans la vie quotidienne. Il serait faux de dire que les épidémiologistes populaires étaient opposées à l'utilisation de tests diagnostiques, mais leur méthode de collecte de connaissances intimes et anecdotiques par le biais du porte-à-porte constituait une critique implicite des études étroitement techniques et impersonnelles qui dominaient les enquêtes et les débats scientifiques. Les épidémiologistes populaires n'étaient pas contre la science, mais pour l'accessibilité des connaissances et l'implication de la communauté.
Compter les personnes infectées : une épidémiologie opportuniste | Act Up Paris
Quand il s’agit de la mort possible de dizaines de milliers de personnes, toute politique responsable ne devrait tenir compte que des hypothèses les plus hautes et les plus sombres. Quitte même à les surestimer pour un temps. On ne fait pas de moyennes avec des vies humaines, on se détermine en fonction du pire, parce que sous-estimer un danger est autrement dangereux que le surestimer.
Avec Rob Wallace, faire l'épidémiologie du désastre capitaliste | Eamon Whalen
Pour Rob Wallace, suivre l'argent a changé sa conception de ce qu'est un foyer de maladie. Si nous accordons autant d'attention aux entités qui financent la déforestation et les méthodes agricoles hautement pathogènes qu'à la zone de l'épidémie, nous devrions également considérer les centres financiers internationaux tels que Londres, Hong Kong et New York comme des épicentres viraux.
Approches théoriques et conceptuelles pour une épidémiologie féministe | Denisse Guerrero Márquez
Il est essentiel de reprendre l'approche des déterminations sociales des processus de santé-maladie sous un angle féministe afin d'affronter l'approche dominante utilisée dans le contexte néolibéral, qui privilégie une vision partielle et individualisée des problèmes sociaux. Une étape centrale de cette approche est la problématisation des sciences biomédicales elles-mêmes, qui considèrent le corps comme une matière fragmentée, et la revalorisation des expériences des personnes qui vivent, ressentent, incarnent et affrontent les maladies. Les sciences ne sont pas neutres, c'est pourquoi les épistémologies féministes insistent sur la nécessité politique de collectiviser les connaissances et de construire à partir de là les stratégies nécessaires à un monde plus juste.
La statistique, outil de pouvoir ou de libération ? | Luc Boltanski, Alain Desrosières
De fait, Marx et Engels utilisaient largement les statistiques des manufactures de leur époque pour analyser et critiquer le capitalisme.
Re/Lire
Les leçons de la favela de Maré | Nathalia Passarinho
Comment par l'auto-organisation une favela de 140 000 habitants a réduit les décès Covid de 90% alors que Rio vivait une tragédie.
Nous devons créer notre propre CDC populaire | People's CDC
Nous sommes des épidémiologistes et des médecins, des artistes et des biologistes. Nous sommes des enfants, des parents et des grands-parents. Nous vivons avec le Covid long et la perte d’êtres chers. Nous nous sommes réunis autour d’une même colère contre le mépris de notre gouvernement pour ses responsabilités sociales et de santé publique. Bien que beaucoup d’entre nous viennent de se rencontrer, nous héritons de centaines d’années de traditions de résistance.
Comment et pourquoi les patient·es ont créé la notion de COVID Long | Elisa Perego, Felicity Callard
Les contributions des patient·es et des profanes ont souvent été ignorées ou méconnues par les acteurs conventionnels, ce qui a intensifié la souffrance des patient·es et les inégalités sociales. Nous devons tirer les leçons de ces épisodes et veiller à ce que les contributions des patient·es à la pandémie de coronavirus soient pleinement reconnues et intégrées dans l'élaboration des politiques.