Approches théoriques et conceptuelles pour une épidémiologie féministe | Denisse Guerrero Márquez
Il est essentiel de reprendre l'approche des déterminations sociales des processus de santé-maladie sous un angle féministe afin d'affronter l'approche dominante utilisée dans le contexte néolibéral, qui privilégie une vision partielle et individualisée des problèmes sociaux. Une étape centrale de cette approche est la problématisation des sciences biomédicales elles-mêmes, qui considèrent le corps comme une matière fragmentée, et la revalorisation des expériences des personnes qui vivent, ressentent, incarnent et affrontent les maladies. Les sciences ne sont pas neutres, c'est pourquoi les épistémologies féministes insistent sur la nécessité politique de collectiviser les connaissances et de construire à partir de là les stratégies nécessaires à un monde plus juste.
Denisse Guerrero Márquez est titulaire d'une licence en anthropologie sociale de la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla (BUAP) et d'un master en sciences sociomédicales de l'université de Guadalajara. Collaboratrice de l'Unité de recherche en épidémiologie sociale et services de santé (UISESS) de l'Institut mexicain de sécurité sociale (IMSS). Activiste au sein du collectif Nuestra Salud Feminista.
· Cet article fait partie de notre dossier Épidémiologie populaire du avril 2023 ·
Résumé
Introduction. Héritière des sciences biomédicales, l'épidémiologie, en tant qu'outil théorique et méthodologique d'analyse des processus de santé-maladie et de soins, présente un caractère patriarcal qui invisibilise les expériences et favorise le système économique actuel sur lequel se fondent toutes les inégalités. Dans ce contexte, un regard sur les épistémologies féministes est nécessaire pour repenser la recherche en santé, en prenant comme prémisse un positionnement éthique et politique en faveur de la transformation sociale. Objectifs. Soulever la possibilité d'une épidémiologie féministe à travers la tradition critique, la médecine sociale et les épistémologies féministes. Méthodologie. Nous présentons la pertinence d'une critique féministe de la construction de la connaissance dans le domaine de la santé et de l'épidémiologie en particulier pour aborder la détermination sociale des processus de santé-maladie dans le contexte du capitalisme néolibéral. Discussion. L'épidémiologie hégémonique maintient un schéma d'explications monocausales qui limite la compréhension des processus de santé-maladie, en particulier en ce qui concerne les expériences des femmes. Passer de concepts tels que le revenu économique à la précarité de la vie, proposée par les penseuses féministes, donne un sens à l'épidémiologie. Conclusions. Rendre évidente l'intention politique de la recherche, prendre comme source les expériences individuelles sous un regard matérialiste qui rend visibles les structures et les relations de pouvoir inégales, ainsi que reprendre le bagage conceptuel et méthodologique des sciences sociales est enrichissant pour la pratique épidémiologique ; en général, une proposition féministe complexifie l'analyse des processus de santé-maladie afin d'échapper à l'approche par le risque caractéristique de la biomédecine.
Table des matières. 1. Introduction 2. Épistémologies féministes et construction des connaissances en matière de santé 3. La détermination sociale de la santé dans une optique féministe 4. Les épidémiologies critiques dans le contexte postmoderne 5. Vers une épidémiologie féministe 6. En guise de conclusion. Références bibliographiques.
1. Introduction
Cet article est né de la nécessité de proposer des outils théoriques pour une pratique épidémiologique féministe ancrée dans une pensée critique des processus de santé, de maladie et de soins, ainsi que dans un engagement politique en faveur de la transformation sociale.
Dans la première partie, nous soulevons le problème épistémique que pose la construction du savoir en matière de santé par le biais de l'épidémiologie en tant que dispositif de la médecine classique, dont la tradition favorise une compréhension segmentaire et décontextualisée des problèmes qui affectent directement les femmes. Cette critique est basée sur l'argumentation des épistémologies féministes qui rendent visible l'aspiration positiviste de la science dont l'origine est, dans son principe, patriarcale.
La deuxième partie aborde la détermination sociale de la santé d'un point de vue matérialiste afin de faire face au contexte du capitalisme néolibéral, qui fait appel à la responsabilité individuelle et ignore le contexte général, structurel et systémique dans lequel les maladies sont générées. La troisième partie est un compte rendu de certaines des propositions qui ont été développées à partir d'épidémiologies critiques dont les traditions spécifiquement marxistes se situent dans différentes parties de l'Amérique latine. Enfin, quelques considérations sur une possible épidémiologie féministe sont présentées.
2. Épistémologies féministes et construction des connaissances en matière de santé
Renouer avec l'analyse des déterminations sociales de la santé est une tâche nécessaire face à un contexte qui privilégie une vision individualiste des problèmes de santé au niveau mondial. La transformation sociale nécessaire pour changer cette approche est une affaire collective qui nécessite avant tout une prise de conscience de la manière dont se construisent les savoirs sur la santé et les inégalités.
Depuis des années, des réflexions se sont tissées qui interrogent et réagissent aux injustices de la démarche scientifique. Les épistémologies féministes, par exemple, ont largement contribué à interroger et à retravailler les théories fondées sur l'expérience des femmes en tant que sujets historiquement marginalisées par la biomédecine.
Il est indéniable que la recherche scientifique hégémonique a contribué de manière significative à la formulation de principes, cependant, ce type de connaissance valorise davantage la tradition positiviste de l'unicausalité ou du rapport simple de cause-effet et moins celle des processus sociaux impliqués dans un contexte qui manque généralement de linéarité et d'équilibre. Les connaissances qui présupposent certaines conditions pour que quelque chose se produise d'une certaine manière limitent les réflexions et le niveau de compréhension auxquels on ne peut accéder qu'à travers des articulations disciplinaires et des stratégies méthodologiques qui impliquent un défi épistémologique au sein même de l'épidémiologie.
La science en tant que construction sociale correspond à un certain moment historique dans lequel celle-ci est utile, et il importe de se demander à qui, pour qui et pour quoi. Kuhn (1971) a réfléchi au caractère dialectique de la pensée scientifique, ainsi qu'à sa nature sociale et révolutionnaire dans le sens où elle laisse place à des innovations lorsque ce qui a été dit est insuffisant pour faire face à la complexité actuelle. Cette hypothèse a ouvert la voie à une compréhension sociopolitique des communautés scientifiques, des modèles explicatifs et des instruments utilisés pour construire les réalités.
Cette manière de concevoir le discours scientifique est essentielle pour comprendre que les données que nous considérons comme vraies, légitimes et universelles ne sont rien d'autre qu'un consensus au sein d'une communauté de chercheurs, et que ces chercheur·s ne sont pas exempts de leurs propres idéologies et à leurs propres élaborations théoriques. Il est donc légitime de remettre en question l'objectivité scientifique sur laquelle se sont construites les relations de pouvoir qui renforcent et reproduisent les inégalités.
En ce sens, il est pertinent de rappeler les propos de l'un des philosophes des sciences les plus controversés pour avoir adopté une position radicale sur la production scientifique, Paul Feyerabend, qui conclurait que la science est bien plus proche du mythe qu'aucune philosophie scientifique n'est prête à l'admettre. La science constitue l'une des nombreuses formes de pensée développées par l'homme, mais pas nécessairement la meilleure (Feyerabend, 1986, 289). En fait, lorsque l'on parle d'"homme", il faut le faire au sens propre, car l'accès des femmes au savoir, à l'université et à la production théorique est encore très récent. D'autre part, bien que sa position sur la science semble pessimiste, il convient de mettre en avant la possibilité de reconstruire, comme il l'indique plus loin, l'humanité que nous sommes capables de réaliser. Cela nous permet de penser l'abandon de l'aspiration moderne à révéler des vérités universelles au profit de la construction de connaissances qui perçoivent et résolvent des problèmes émergents dans des contextes immédiats.
Au moins depuis les années 1970, des universitaires féministes ont commencé à remettre en question le caractère non neutre de la science en raison de la manière dont la réalité est appréhendée dans la recherche (Pons Rabasa, 2019, 135) sous un regard masculin qui convertit la différence en altérité. L'épidémiologie, traditionnellement comprise comme une branche de la médecine chargée d'étudier la distribution des maladies, a également ignoré les particularités des autres non masculins, blancs et hétérosexuels et a donné la priorité à une vision probabiliste des phénomènes, en ignorant presque toujours le contexte général et particulier. Álvarez Hernández (2016, 52-61) réfléchit d'ailleurs aux limites méthodologiques de l'épidémiologie hégémonique en raison de ses approches monocausales.
Si nous revenons à la critique de la construction du savoir en matière de santé, il est pertinent de mentionner que les féministes ne sont pas les seules à s'être préoccupées de rendre visible le lien étroit qui existe entre le savoir et le pouvoir. Sandra Harding a souligné que les luttes contre le racisme, le colonialisme, le capitalisme et l'homophobie, ainsi que le mouvement contre-culturel des années 1960 et les mouvements environnementaux et antimilitaristes contemporains ont également analysé en profondeur les usages et les abus de la science (Harding, 1996, 16). Dans la même perspective, il existe un mouvement important dans le contexte latino-américain qui s'oppose aux discours colonialistes de la science. L'un des représentants les plus populaires est peut-être Boaventura de Sousa Santos (2009), qui dénonce l'épistémicide comme une pratique récurrente de la science occidentale. Mais de quoi la science est-elle accusée ? Quel type de connaissance est nécessaire pour faire face au contexte de crise actuel ? Et quelle est la pertinence de remettre en question la connaissance scientifique dans le domaine de la santé, en particulier en ce qui concerne les femmes ?
Horkheimer et Adorno ont dénoncé les usages que la science a connus au cours du processus de rationalisation du monde dans le cadre du projet de la modernité. Pour eux, la science moderne se réfère à des déclarations sur des faits concrets, ce qui présuppose la réification de la vie en général, car le "fait" est précisément un produit de l'aliénation sociale. Dans l'épidémiologie hégémonique, cette aliénation se produit à travers la construction du risque en termes de population. Les auteurs critiquent également la raison instrumentale que présuppose la connaissance légitimée des sciences positivistes, dont l'objectif se voit réduit au domaine de la nature désenchantée, conçue comme matière. Et ils dénoncent : sur le chemin de la science moderne les hommes renoncent au sens. Ils remplacent le concept par la formule, la cause par la règle et la probabilité. La cause est seulement le dernier concept philosophique à l'aune duquel se mesure la critique scientifique (Horkheimer & Adorno, 1998, 61).
Les sciences de la santé n'ont pas échappé à ce processus de conformation à cette manière de rationaliser les corps, la sexualité, les maladies et les personnes dans leur complexité, en les réduisant à une matière susceptible d'être transformée par la technique. En ce qui concerne les femmes, l'appareil médical s'est positionné d'une manière particulièrement favorable à leur subordination, comme l'illustre l'exposé de Carme Valls-Llobet (2011) sur la médicalisation inutile de processus tels que les menstruations ou la ménopause, alors que dans le même temps, il y a une absence évidente d'études épidémiologiques pour la prévention des maladies cardiovasculaires et cancéreuses chez les femmes.
Un autre point soulevé par les auteurs de la Dialectique de la raison (1944) est que au sein du travail scientifique, la raison instrumentale assujettit la nature, favorisant la domination de l'homme par l'homme ; tandis que des auteur·ices lié·es à la pensée écoféministe, tel·les que Françoise d'Eaubonne (1974) ou Maria Mies (2019), ont établi une relation entre la domination de la nature et la domination des femmes. En suivant cette approche, on peut affirmer qu'une épidémiologie féministe prend en compte la relation entre de nombreux problèmes de santé mondiaux et l'anthropocentrisme qui conduit à l'extractivisme et aux crises environnementales.
D'autre part, certains critiques de l'épidémiologie hégémonique (Menéndez-Spina, 1998) (Álvarez, 2012) (Álvarez Hernández, 2016) (Breilh, 2013) (Almeida Filho et al., 2009) s'accordent à dire que sa nature totalisante-réductionniste tend à homogénéiser quantitativement les réalités entourant la santé et la maladie, où cette dernière est comprise comme un échec au regard de l'omnipotence des nouvelles technologies. Ainsi, dans le contexte de la pandémie de SRAS-Cov-2 et des mesures mises en œuvre à l'échelle mondiale, Basile (2020) soutient que la sécurisation ou la sécurité sanitaire globale (de l'économie de marché mondiale), le néo-hygiénisme public ou la police médicale (de l'État) et les quarantaines ou la thérapie de choc (du social), constituent les rouages d'une structure de pouvoir. Ce modèle illustre bien la relation étroite entre l'épidémiologie hégémonique, telle qu'elle est conçue actuellement, et les logiques du capitalisme néolibéral à travers les politiques publiques défendues par l'Etat.
En relation avec le point précédent, il serait intéressant de paraphraser certaines affirmations que Sandra Harding avait formulées pour nous prévenir depuis qu'elle avait écrit Science et féminisme (1996, 35) :
(a) #La contribution que la modernité pourrait apporter au bien-être social aujourd'hui est relativement marginale, étant donné que les plus grands obstacles à ce bien-être sont les injustices morales et politiques plutôt que l'ignorance des lois de la nature.
b) #Dans une société aussi inégale et fragmentée, "plus de science" tend à intensifier cette fragmentation.
c) #Bien que les scientifiques individuellement puissent être motivé·es par les objectifs personnels et les idéaux sociaux les plus élevés, dans les faits, leurs activités expérimentales servent avant tout à accroître les profits de quelques-uns et à maintenir le contrôle social sur le plus grand nombre.
Harding était consciente du tabou que représente la remise en question de la science, et pire encore, la remise en question d'aspects tels que l'idéologie du chercheur qui, comme l'a souligné Diana Maffía, même les analyses les plus pointues du biais idéologique ou évaluatif que le chercheur imprime à son produit n'abordent même pas la question du sexisme (Maffía, 2001, 407).
Face à ce panorama difficile, nous nous proposons d'élaborer un exercice plus sincère et moins ambitieux que celui de la science occidentale moderne et, en particulier, de l'épidémiologie hégémonique. Nous ne prétendons pas ici parvenir à une théorie totalisante ni à une vérité absolue ; au contraire, nous cherchons à reconnaître que tout est discutable et que c'est là une occasion d'approcher, de recréer, de reconstruire et d'imaginer des horizons humainement plus habitables.
Les épistémologies féministes, en rupture avec les méthodes traditionnelles de la science, partent d'au moins deux hypothèses : la critique des dualismes classiques de la modernité (nature/culture, sujet/objet, humain/non-humain) et de la naturalisation des hiérarchies de classe, de sexe/genre et de race (Harding, 1996) (Haraway, 1995). Le caractère politique de tout projet scientifique est également considéré comme acquis, abandonnant l'aspiration positiviste et naïve à la neutralité du chercheur (Fox Keller, 1991). En ce sens, on considère que la construction de connaissances sur la santé ne doit pas ignorer les expériences et les subjectivités de celleux qui participent à l'exercice créatif, et a également pour axe l'intention explicite de critiquer les connaissances dites objectives lorsqu'elles représentent une forme d'oppression.
D'autre part, la santé, en tant que thème fondamental du féminisme depuis ses origines, présuppose un espace privilégié pour la critique et la politisation des expériences. La santé est plus que l'absence de maladie, et à partir de cette position, nous nous attachons à une définition idéale qui nous permet de la comprendre comme "un processus vital complexe, de caractère socio-historique, déterminé par l'accès à des biens matériels et immatériels qui satisfont le bien-être biopsychosocial, caractérisé par une croissance et un développement harmonieux, dans une optique humaine, durable et libertaire" (García de Alba García et Salcedo Rocha, 2013, 14).
3. La détermination sociale de la santé dans une optique féministe
Les processus de santé-maladie correspondent à l'époque historique dans laquelle ils sont nés ; ils sont dynamiques dans leur relation entre humain et humain et entre humain et nature. Ils se situent, selon la thèse de Berger et Luckmann (2001), dans le paradigme de la construction sociale de la réalité, qui la définit comme une qualité des phénomènes que nous reconnaissons comme indépendante de notre volonté.
La connaissance est la certitude que les phénomènes sont réels et qu'ils possèdent des caractéristiques spécifiques (Berger & Luckmann, 2001, 11). Comprendre ainsi les processus de santé-maladie et leurs réponses sociales permet de sortir d'une vision statique et de questionner ce qui est présenté comme naturel pour lui donner un sens dans le cadre culturel qui le façonne.
D'autre part, le concept de processus santé-maladie permet de reconnaître la dimension sociale dans des phénomènes qui pourraient être pensés dans les limites de la nature et de la biologie. Laurell (1982/1986), représentant de l'école de médecine sociale en Amérique latine, propose de considérer la santé et la maladie comme faisant partie d'un processus unique de caractère social et historique. Par conséquent, leur analyse doit tenir compte des caractéristiques de la structure dans laquelle elles se reproduisent. En corollaire, puisqu'il s'agit de processus sociaux, nous trouvons des variations entre les sociétés, les cultures, les époques et les classes sociales (Laurell, 1986), de sorte que penser en termes de modèles universalistes de santé, de maladie, de soins ou de réponses sociales serait dangereusement réducteur.
Cependant, il est important de garder une certaine distance par rapport à un relativisme néfaste qui se conforme à ce qui est socialement établi ; dans l'exercice analytique, il est pertinent de toujours prendre en compte la détermination structurelle.
Eliot Freidson (1970) a souligné que la réalité est définie socialement, mais que ces définitions dépendent de groupes et d'individus concrets qui construisent cette réalité. Pour comprendre ce qui est socialement construit, il est nécessaire de comprendre l'organisation sociale, et pour comprendre les expériences de ces "créateur·ices de connaissances", il est important de reconnaître leur position dans cette organisation.
La théorie marxiste a stimulé le développement de la médecine sociale latino-américaine pour plusieurs raisons. Comme le résume Rojas (2016, 3), les thèses du philosophe concernant le processus santé-maladie sont :
- Chaque formation sociale crée sa propre pathologie et produit les conditions sociales pour la reproduire, en accord avec le mode de production dominant.
- Il existe une situation différentielle entre les deux classes sociales fondamentales présentes dans les formations sociales capitalistes en ce qui concerne la morbidité, l'espérance de vie et l'accès réel aux services médicaux.
- Au sein du prolétariat, il existe une situation différente entre les divers secteurs qui le composent en ce qui concerne les caractéristiques de la morbimortalité, de l'espérance de vie, du niveau de sensibilisation aux problèmes de santé et de l'accès réel aux services médicaux.
- La situation est différente entre la ville et la campagne en ce qui concerne les caractéristiques de la morbidité et de la mortalité et le niveau de l'espérance de vie.
Les concepts utilisés dans ces thèses relèvent du marxisme orthodoxe et il est nécessaire de les revoir à la lumière des théoricien·nes qui remettent en cause leur validité dans le contexte actuel, comme le fait Saraví (2015) avec les notions de classe sociale ou de prolétariat pour l'analyse des inégalités sociales, pour lesquelles il considère que l'utilisation de la notion d’expérience de classe est plus appropriée. Par ailleurs, les contributions de Marx à la conception de la recherche en santé sont indéniables, car elles rendent visibles certaines contradictions du capitalisme. Si les approches matérialistes des processus santé-maladie ont un point commun, c'est qu'elles se situent dans le cadre de la réalité macro-sociale déterminée par l'économie politique qui finit par s'incarner dans les expériences individuelles et collectives. En ce sens, Porroche-Escudero (2017) nous invite à penser les processus santé-maladie à partir d'une vision complexe qui comprend que :
"les dimensions subjectives et collectives de l'expérience de la maladie sont toujours entrelacées, il est impossible de penser séparément les aspects biologiques et culturels, la science médicale n'est pas aseptisée, mais imprégnée d'idéologies et d'intérêts, la réflexion sur les significations culturelles ne peut pas négliger les conditions matérielles d'existence des personnes affectées " (Porroche-Escudero et al., 2017, 28).
Les réponses sociales au processus de santé-maladie et les formes d'adaptation individuelle sont liées à une vision du monde caractéristique de l'époque dans laquelle elles sont vécues, et ne peuvent actuellement être comprises en dehors du cadre du capitalisme néolibéral. À cet égard, Susan Sontag a affirmé dans La maladie et ses métaphores, Le sida et ses métaphores (1977) que les fantasmes inspirés par la tuberculose au XIXe siècle, et par le cancer aujourd'hui, sont des réactions à des maladies considérées comme incurables et capricieuses à une époque où le postulat de base de la médecine est que toutes les maladies peuvent être guéries.
Cette promesse de la médecine dans le contexte du capitalisme néolibéral peut être comprise dans le contexte de ce que l'on appelle la médicalisation de la vie. Ivan Illich (1976) affirmait que la médecine institutionnalisée était devenue une menace, car la professionalisation qui désactive l'action du sujet aurait atteint des proportions épidémiques. Au-delà de la diabolisation de la médecine dite hégémonique, il serait important de reprendre l'idée de la perte d'autorité de l'individu sur sa santé.
Marx (2013) a expliqué le processus d'aliénation que subissent les travailleur·euses dans le système capitaliste ; dans sa théorie, l'aliénation est enracinée dans la structure sociale. Par la rupture avec les compagne·ons de travail, la destruction de la coopération et la promotion de la compétition, les sujets sont aliéné·es de leur activité productive, de la marchandise et, en fin de compte, de leur potentiel humain. L'aliénation était également un concept central pour les théoricien·nes critiques, comme le souligne Amézquita-Quintana (2009), pour l'École de Francfort, l'aliénation apparaît dans la "réification" de la raison instrumentale, de la pseudoculture et de la démocratie libérale en réifiant le monde de la vie (concept habermassien) par le biais du droit rationnel moderne.
Fraser et Jaeggi (2018) théorisent le processus d'aliénation qu'elles conçoivent comme une forme de perte d'autonomie et de liberté résultant du "déplacement et de l'assujettissement des êtres humains. Elles soulignent également que :
"l'argument de l'aliénation ne se contente pas d'identifier un problème éthique ou une pathologie isolée du capitalisme. Il postule qu'en tant qu'êtres humains, nous sommes expulsés de notre espèce, ce qui signifie que nous ne participons pas à certaines décisions qui affectent nos vies et, plus généralement, que nous n'héritons pas de ce qui constitue notre histoire commune au sens où nous pouvons la considérer comme nôtre, en assumer la responsabilité et y contribuer en allant de l'avant" (Fraser & Jaeggi, 2018, 144).
Cette aliénation traverse également le corps des femmes de manière spécifique ; un exemple est le système de santé, à partir duquel se construit un langage technique éloigné de la compréhension générale des femmes elles-mêmes. C'est un fait qui est dénoncé depuis plus de trois siècles, et à cet égard Nogueiras García (2018) compile des écrits de penseuses qui se sont attachées à souligner que le mal-être des femmes est lié à l'absence d'autonomie pour prendre des décisions concernant leur vie. Elle l'exprime comme suit :
"L'idée qu'il existe une relation claire et étroite entre le mal-être et la maladie des femmes et les limites que les structures patriarcales imposent à leur vie fait partie des racines mêmes de la théorie féministe. La santé est une dimension fondamentale de la vie et le féminisme, depuis ses origines, révèle qu'elle est profondément affectée par le système de domination masculine sur les femmes" (Nogueiras García, 2018, 21).
A ce propos, Le Breton (2007) souligne que dans le discours scientifique contemporain, le corps (l'hôte en épidémiologie) est pensé comme une matière indifférente, comme un simple support de la personne. Ontologiquement distinct du sujet, il devient un objet manipulable et améliorable, une matière première dans laquelle se dilue l'identité personnelle, et non plus une source d'identité de l'être humain.
La raison instrumentale, selon Marcuse, a dominé la nature extérieure au prix de l'assujettissement de la propre naturalité humaine. Germaine Greer, reprenant les idées de Marcuse, a souligné que notre idéologie est fondée sur la bipolarité des sexes qui, bien qu'elle n'apparaisse pas clairement dans la biologie, est enracinée dans une vision dichotomique fonctionnelle pour le contrôle social en vue de maintenir le système capitaliste à travers la conformation d'un système qui traduit la différence matérielle des corps en qualités de genre (Amorós, 2014, 55-56).
La relation entre le sexe, le genre, la sexualité et le mode de production devient plus claire avec la proposition de Gayle Rubin (1986), qui crée la catégorie de système sexe/genre et la définit comme le système de relations sociales qui transforme la sexualité biologique en produits de l'activité humaine et dans lequel se trouvent les besoins sexuels historiquement spécifiques qui en résultent. Une telle approche est intéressante lorsqu'il s'agit d'analyser les phénomènes liés aux processus de santé-maladie. C'est le cas de la "culture du ruban rose" en relation avec le cancer du sein, dont la logique émerge de la société de consommation, comme le souligne Gayle Sulik :
" Cette culture repose sur des attentes normatives en matière de genre, une vision idéalisée de la survie au cancer et une logique de consommation ; l'économie politique de la culture du ruban rose promeut une approche individualisée ou la gestion de la maladie comme un problème personnel [...] contrairement au militantisme qui appel à un choix éclairé et à la justice sociale, l'industrie du cancer du sein, qui pèse plusieurs milliards de dollars, associe l'autonomisation des femmes et des patientes à une logique consumériste compatible " (Sulik, 2017, 45).
Viviana et Beatriz (2016) insistent sur le fait que les études sur la santé doivent prendre en compte les conditions de vie et de travail propres aux sociétés, car elles sont liées aux expériences différenciées des maladies/décès des différentes couches sociales. L'intégration des acquis théoriques et méthodologiques de l'anthropologie et de la sociologie, par exemple, permettrait d'expliquer les inégalités sociales qui représentent un axe central dans l'analyse des phénomènes de santé et de tout ce que la société considère comme tel, et pas seulement comme des facteurs dans un schéma de déterminants sociaux de la santé.
Depuis une épidémiologie féministe, le besoin se fait sentir d'élaborer des réflexions sur le processus de santé-maladie avec une vision qui implique les éléments sociaux, la subjectivité et confronte les politiques patriarcales. Comme le souligne Nogueiras García, (2018), à partir d'un cadre d'interprétation féministe, les conceptualisations de la santé et de la maladie seront retravaillées, en incorporant leurs dimensions historiques, culturelles et sociales en relation avec le système sexe-genre, des visions holistiques sensibles au local et au particulier, multi-causales et multidimensionnelles.
4. Les épidémiologies critiques dans le contexte postmoderne
En partant de la définition de l'épidémiologie comme une transdiscipline qui étudie le processus santé-maladie de la population dans ses dimensions spatio-temporelles à travers la description, l'analyse et l'évaluation de la complexité des facteurs conditionnants directs et des déterminants intermédiaires, dont l'objectif est de proposer des stratégies pour prévenir et promouvoir une santé égalitaire et équitable de la population qui contribue à l'épanouissement humain (García de Alba, 2021), il serait possible de l'aborder comme une pratique horizontale avec des connexions au même niveau de réalité que celui auquel les autres disciplines s'intéressent.
La proposition d'une épidémiologie féministe répond à la nécessité d'aborder les processus santé-maladie à partir d'une approche intégrale qui reconnaît la multidimensionnalité des problèmes sociaux et sanitaires. Il s'agit d'un parti pris pour la compréhension et la construction de stratégies qui répondent aux particularités du contexte et qui est dans son principe une position en faveur de la politisation des expériences.
Depuis les années 1960, au moins trois lignes théorico-méthodologiques ont été développées en Amérique latine et peuvent être considérées comme faisant partie de la tradition critique. Hersch Martínez (2013) indique que l'approche de ces épidémiologies est le produit de diverses reformulations développées en réponse à la nécessité d'élargir et d'approfondir la vision traditionnelle ou hégémonique. La multidimensionnalité et la participation des agents dans les processus de santé-maladie et leurs formes inhérentes de soins et de négligence sont mises en évidence, ainsi que la nécessité d'une reconfiguration sémantique autour de la santé-maladie de la population dans laquelle les pratiques, les normes, les valeurs et les conceptions idéologiques de chaque groupe social sont prises en compte.
L'épidémiologie socioculturelle ou inclusive, comme l'appelle Hersch Martínez (2013), est basée sur l'urgence de prendre en compte la réalité biologique-environnementale en relation étroite avec la culture et les relations socio-économiques et politiques. Parmi les autres antécédents de l'épidémiologie critique, on peut citer Nancy Krieger (2011) dans le contexte américain. Elle a proposé un modèle écosocial qui prend en compte les niveaux sociaux et écologiques, du global à l'individuel, et met en évidence les inégalités de classe, de race/ethnie et de genre. En outre, elle a donné la priorité à la contextualisation des processus de santé et de maladie à travers leur relation avec l'économie, la politique et l'écologie. Le modèle de Krieger a également introduit le concept de parcours de vie pour donner un caractère historique à la compréhension des processus de santé et de maladie.
L'approche des déterminations sociales de la santé et les propositions des épidémiologies critiques mettent l'accent sur la prise en compte des aspects socioculturels et soulignent que ceux-ci ne doivent pas être compris comme des facteurs à quantifier, mais comme des processus sociaux et historiques. Ce changement de perspective permet de comprendre que, par exemple, la stigmatisation de la maladie et du "malade" à notre époque peut répondre aux exigences d'une idéologie qui privilégie la capacité de production et de consommation des individus. En anthropologie, le terme de validisme a été utilisé pour analyser la relation entre le système capitaliste, la productivité et la normativité obligatoire.
Un autre phénomène souvent mentionné comme facteur est l'inégalité sociale, mais celle-ci ne se reflète pas non plus dans les statistiques ou les indicateurs, mais dans les expériences des personnes qui l'incarnent. Judith Butler, dans l'avant-propos de State of Insecurity. Government of the Precarious (2016, 13), souligne que : la précarité n'est pas une condition passagère ou épisodique, mais une nouvelle forme de régulation qui caractérise notre époque historique ; elle est devenue un régime, une manière hégémonique d'être gouverné et de nous gouverner nous-mêmes.
Les processus économiques et idéologiques des dernières décennies ont débouché sur une profonde crise mondiale d'insécurité et d'incertitude, des sentiments caractéristiques de notre époque. L'absence de sécurité et de stabilité de l'emploi ou les salaires mal payés, l'inaccessibilité des soins de santé, du logement et d'autres besoins fondamentaux sont désormais courants, et pas seulement à la périphérie des villes.
Lorey (2016) souligne que ce processus de précarisation de la vie s'inscrit dans le cadre d'un gouvernement néolibéral qui progresse par l'insécurité sociale et la régulation du minimum de protection par l'État. Ce n'est pas un hasard si le diagnostic d'une maladie entraîne un sentiment d'incertitude pour les personnes qui sont confrontées non seulement à des problèmes physiques mais aussi à un système qui ne garantit pas la qualité de la vie. L'atmosphère d'incertitude s'incarne et se reflète dans la subjectivité des personnes concernées. De plus, dans le néolibéralisme, la précarisation est normalisée comme un modèle d'ordre basé sur l'individualisation ; cette vision limitée favorise les discours qui re-victimisent les malades.
Dans le paradigme de la postmodernité, le binôme santé-beauté est érigé en slogan pour des produits vendus en promettant la santé, bien que leur finalité réponde aux intérêts de l'industrie qui promeut un style de vie inaccessible dans les contextes de précarité. Andrés Barreda dénonce dans Los peligros de comer en el capitalismo (Les dangers de manger dans le capitalisme) que :
"Par inadvertance, la construction quotidienne du sujet individuel et social a été laissée aux mains des entreprises capitalistes, alors que les systèmes médicaux, de plus en plus complexes et coûteux, dominent déjà la production de la santé et de la maladie et s'avèrent incapables de faire face à la vague d'affections dégénératives qui touche la population". (Barreda in Veraza, 2007, 11)
Son approche fait sens dans la mesure où la maladie comprise dans le cadre de la postmodernité et du capitalisme néolibéral semble, d'une part, rendre le sujet responsable de sa souffrance, alors que, paradoxalement, elle l'invisibilise lorsqu'il s'agit de participer à ses processus et d'être un agent actif de son projet de vie en ne lui garantissant pas des conditions souhaitables de bien-être. Cette dénonciation se retrouve dans l'approche de William Ryan qui, dans Blaming the victim (1971), souligne que tant la politique que les sciences sociales ont présenté comme un défaut personnel ce qui est en fait dû à un manque d'argent et de pouvoir, réduisant les problèmes de santé publique à des causes individuelles.
L'idéologie néolibérale avance avec pour emblème la réalisation de soi et la liberté de choix dans un contexte marqué par des discours méritocratiques qui promettent aux individus d'atteindre leurs objectifs grâce à l'effort et à leur attitude personnelle. Dans ce panorama, les déclarations qui condamnent la maladie comme une conséquence des mauvaises habitudes individuelles sont mises en avant, ignorant les conditions qui amènent une personne à développer certaines pratiques défavorables à sa santé. Chomsky (2020) se demande également comment ces mêmes discours ont pu se reproduire à travers le système éducatif actuel.
D'autre part, Guerra (2006) identifie le fait que dans le néolibéralisme, la santé est perturbée par une base idéologique qui déplace les soins de santé vers la sphère privée, affranchissant l'État de la responsabilité de garantir et de financer la santé de la population. En conséquence, les portes sont ouvertes à la privatisation des soins de santé individuels par le biais d'entreprises souvent financées par des capitaux étrangers.
Comme Viviana et Beatriz (2016) le montrent, le processus de marchandisation de la santé a pour objectif sous-jacent d'en faire un objet d'accumulation capitaliste : la santé devient une marchandise comme une autre, qui peut être achetée ou vendue en fonction des ressources ou des besoins urgents (vente de sang, d'organes) de la population (Laurell, 1982, 143).
Le fondement idéologique du processus de marchandisation repose sur l'incertitude et l'anxiété associées aux attentes esthétiques et sanitaires de l'époque. Comme l'explique Lipovetsky :
"La compétence médicale s'étend à tous les domaines de la vie afin d'en améliorer la qualité. Alors que de plus en plus d'activités et de domaines de l'existence prennent une coloration sanitaire, les biens de consommation intègrent de plus en plus la dimension de la santé : alimentation, tourisme, habitat, cosmétique, le thème de la santé est devenu un argument de vente décisif. La phase III [de la postmodernité] s'annonce comme l'ère de la médicalisation de la vie et de la consommation" (Lipovetsky, 2007, 48).
Les avancées scientifiques et la révolution technologique jouent également un rôle important dans la privatisation des soins de santé car, alors que le secteur public est affecté par le manque de financement, les entreprises et les hôpitaux privés ont accès à des technologies plus avancées et plus efficaces qui ne sont accessibles qu'à celleux qui peuvent se les offrir. Ce phénomène a été dénoncé notamment par des spécialistes latinx-américain·es (Anderson, 2012) (Guerra, 2006) (Iriart et al., 2002) (Valle Arcos & Tamez González, 2005) (González González, 2000), qui trouvent certaines similitudes par rapport aux processus politiques et économiques qui ont conduit main dans la main au passage de l'État-providence aux politiques néolibérales.
Ces processus sont légitimés par le consensus social qui renforce l'idée du marché libre et de la concurrence entre les entreprises, faisant du sujet un usager-consommateur de services de santé. D'autre part, les déficiences et la rareté des services publics qui ne suffisent pas à couvrir les besoins de la population ne laissent pas d'alternatives et violent l'intégrité de la grande majorité qui n'a pas les ressources nécessaires pour bénéficier d'un service médical de haute technologie. Les processus de précarisation de la vie et, en particulier, la privatisation de la santé, favorisent la reproduction de rapports de force inégalitaires.
5. Vers une épidémiologie féministe
Les mouvements féministes ont beaucoup progressé dans la problématisation, la remise en question et le remaniement de la science, mais pas suffisamment pour obtenir des changements substantiels au niveau structurel. En Amérique latine, la garantie universelle des services de santé et des droits tels que l'accès à un avortement sûr n'a pas été atteinte. Dans ce contexte, il est urgent d'adopter une approche qui aborde des problèmes spécifiques à partir d'une position claire, qui cherche à rendre les réalités visibles et à politiser les expériences.
Pour parvenir à une pratique épidémiologique féministe, il serait bon de penser au travail de Boaventura Sousa-Santos (2009) qui insiste sur la nécessité de passer d'un monoculturalisme (épidémiologie hégémonique) à un pluriculturalisme (épidémiologie féministe) qui élimine les silences, ajoute des voix et privilégie un dialogue constructif et solidaire, qui dévoile les connaissances et les pratiques qui dissimulent les inégalités, qui provoque une réflexion contextuelle et confronte le choix consumériste d'opportunités préétablies et offertes, qui parie sur une rébellion avisée pour rechercher et construire des formes d'émancipation et d'autonomisation sociale, en éliminant tout conformisme.
Il est essentiel de reprendre l'approche des déterminations sociales des processus de santé-maladie sous un angle féministe afin d'affronter l'approche analytique-factorielle dominante utilisée dans le contexte néolibéral, qui privilégie une vision partielle et individualisée des problèmes sociaux. Une étape centrale de cette approche est la problématisation des sciences biomédicales elles-mêmes, qui considèrent le corps comme une matière fragmentée, et la revalorisation des expériences des personnes qui vivent, ressentent, incarnent et affrontent les maladies.
Comme mentionné précédemment, les sciences ne sont pas neutres (Harding, 1996) (Haraway, 1995), c'est pourquoi les épistémologies féministes insistent sur la nécessité politique de collectiviser les connaissances et de construire à partir de là les stratégies nécessaires à un monde plus juste. Visibiliser les femmes en tant qu'actrices de leurs processus est un pas important vers la critique et la réflexivité.
Le contexte postmoderne comme ère de dilution des méta-récits est un espace qui permet d'imaginer de nouvelles approches de la santé et de la maladie ; mais il n'y aura pas de futurs plus équitables sans une prise de conscience sociale des inégalités qui nous affectent tous·tes.
La connaissance féministe de la santé implique un exercice critique de tout modèle qui cherche à universaliser les expériences ; au contraire, elle tentera de générer une connaissance située4 qui défende le rôle de l'expérience de la maladie et de la santé afin de politiser, c'est-à-dire de faire entendre la voix des femmes dans la sphère publique. C'est pourquoi il est proposé, d'un point de vue théorique, de reprendre les concepts qui aident à rendre visibles les problèmes actuels qui affectent l'expérience, en particulier, mais pas exclusivement, des femmes. Par exemple, parler du système sexe/genre ou de la précarité de la vie et non des "femmes" et du "revenu économique", comme c'est le cas dans l'approche du risque, est enrichissant pour l'analyse des processus santé-maladie dans le contexte actuel.
Les propositions relatives aux déterminants sociaux de la santé promues par l'OMS, à travers le modèle de Solar et Irwing (2007), et les épidémiologies dites critiques ne sont pas rejetées. Au contraire, elles réaffirment la nécessité de prendre en compte :
Les conditions socio-économiques, culturelles et environnementales.
Les conditions de vie et de travail.
Les réseaux sociaux et communautaires.
Le style de vie.
Les prédispositions physiques et génétiques.
Cependant, il faut être prudent et prendre ses distances avec les deux dernières catégories de nature individuelle et non collective, car ce sont généralement celles qui ont le plus de poids idéologique au niveau du discours et qui peuvent effectivement tomber dans une vision atomisée des processus de santé-maladie. Par exemple, dans le cas du cancer du sein, l'endocrinologue Carme Valls Llobet, dans Porroche-Escudero (2017), affirme qu'au moins 99 % des cas sont davantage liés aux conditions environnementales qu'à la prédisposition génétique des femmes.
D'autre part, parler de "styles de vie" ne devrait pas être un prétexte pour blâmer les gens pour leurs maladies, étant donné que ceux-ci dépendent des opportunités sociales et des conditions matérielles qui permettent le développement individuel et collectif.
En ce qui concerne la manière d'aborder chacune des catégories, il est proposé de prendre en compte pour chaque cas celles que les personnes expose, car elles sont peut-être les plus pertinentes pour concevoir toute stratégie du point de vue politique. Pour illustrer ce point, nous pouvons citer le travail de Paredes Hernández (2020), qui utilise le bagage théorique de l'épidémiologie critique pour analyser le conflit et la dépossession des terres dans une population rurale en Colombie ; le problème et les catégories d'analyse sont nés des préoccupations des habitant·es ellux-mêmes et non de celles du chercheur.
En ce sens, la méthodologie proposée pour une épidémiologie féministe devrait être principalement de nature qualitative afin de faire appel aux outils des sciences sociales, tels que l'anthropologie, non seulement pour prendre en compte l'implication des personnes, mais aussi pour interpréter les données obtenues.
Faire de la recherche sur la santé dans cette perspective rend possible une pratique éthique, car les actions féministes ont un impact sur au moins trois niveaux du processus vital de la santé : récupérer, maintenir et développer la vie d'une manière durable, solidaire et souveraine. Ainsi, l'épidémiologie féministe peut être comprise comme une rupture critique qui nous permet de valoriser les espaces de la santé des populations, en posant la nécessité de repenser et de remettre en question ce qui était considéré comme une vérité dans l'épidémiologie patriarcale hégémonique.
6. En guise de conclusion
L'épidémiologie féministe représente une rupture avec l'approche classique de la santé-maladie et des processus de soins. En tant que position éthique et politique, elle se fonde sur la nécessité de rendre visibles les relations de pouvoir inégales qui affectent les femmes en particulier, mais pas exclusivement. Il s'agit d'un engagement en faveur de la revalorisation des expériences individuelles et de la politisation collective.
À partir d'un cadre féministe d'interprétation des processus de santé-maladie et de soins, il est possible de retravailler les conceptualisations qui mettent en évidence leurs dimensions historiques, culturelles et sociales en relation avec le système sexe-genre, en favorisant un positionnement politique de la part des chercheur·euses, des personnes impliquées dans la construction de la connaissance et de tous·tes celleux qui souhaitent être des agent·es actif·ves de leur propre santé. Il est nécessaire d'imaginer et de construire des outils théoriques et méthodologiques holistiques et multicausaux qui laissent de côté l'atomisation des problèmes et s'intéressent aux problèmes structurels qui rendent vulnérables et violentent.
Les conséquences du capitalisme néolibéral, telles que l'extractivisme, la précarité ou la médicalisation de la vie, sont susceptibles d'être analysées à partir d'une épidémiologie féministe qui cherche à mettre en évidence leur relation avec les problèmes de santé actuels au niveau mondial et local.
Publication originale (18/06/2021) :
Revista de Investigaciones Feministas
· Cet article fait partie de notre dossier Épidémiologie populaire du avril 2023 ·
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