Pourquoi les capitalistes sont coupables de meurtre social | Friedrich Engels
Lorsque la société place des centaines de prolétaires dans une situation telle qu'iels rencontrent inévitablement une mort prématurée et non naturelle, une mort qui est tout aussi bien une mort par violence que celle par l'épée ou la balle ; lorsqu'elle prive des milliers de personnes des nécessités vitales, les place dans des conditions où elles ne peuvent vivre, son acte est un meurtre aussi sûrement que l'acte de l'individu singulier ; un meurtre déguisé, malveillant, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne semble pas être ce qu'il est, parce que personne ne voit le meurtrier, parce que la mort de la victime semble naturelle, parce que le délit est plus une omission qu'une commission. Mais le meurtre reste.
Friedrich Engels, né le 28 novembre 1820 à Barmen et mort le 5 août 1895 à Londres, est un philosophe, sociologue, anthropologue et un théoricien socialiste et communiste allemand, grand ami de Karl Marx.
· Cet article fait partie de notre dossier Travail du 12 février 2023 ·
Une ville comme Londres, où un homme peut errer pendant des heures sans atteindre ni le début ni la fin, sans rencontrer le moindre signe qui pourrait laisser penser qu'il y a un pays ouvert à portée de main, est une chose étrange. Cette centralisation colossale, cet entassement de deux millions et demi d'êtres humains en un seul point, a multiplié par cent la puissance de ces deux millions et demi ; a élevé Londres au rang de capitale commerciale du monde, a créé les docks géants et assemblé les mille navires qui couvrent continuellement la Tamise.
Je ne connais rien de plus saisissant que la vue qu'offre la Tamise lorsqu'on la remonte de la mer jusqu'au London Bridge. La masse des bâtiments, les quais des deux côtés, surtout à partir de Woolwich, les innombrables navires le long de chaque rive, qui se rapprochent de plus en plus les uns des autres, jusqu'à ce qu'il ne reste finalement qu'un étroit passage au milieu du fleuve, un passage par lequel des centaines de bateaux à vapeur se frôlent ; tout cela est si vaste, si impressionnant, qu'un homme ne peut se contenir, mais se perd dans l'émerveillement face à la grandeur de l'Angleterre avant même d'avoir posé un pied sur le sol anglais.
Mais les sacrifices que tout cela implique apparaissent plus tard. Après avoir parcouru les rues de la capitale pendant un jour ou deux, en se frayant difficilement un chemin à travers le tumulte des humains et les files interminables de véhicules, après avoir visité les taudis de la métropole, on se rend compte pour la première fois que ces Londonien·nes ont été obligé·es de sacrifier les meilleures qualités de leur nature humaine, pour réaliser toutes les merveilles de la civilisation qui peuplent leur ville ; que cent forces qui sommeillaient en ell·eux sont restées inactives, ont été supprimées pour que quelques-unes puissent se développer davantage et se multiplier en s'unissant à celles des autres. L'agitation même des rues a quelque chose de répugnant, quelque chose contre lequel la nature humaine se rebelle. Les centaines de milliers de personnes de toutes les classes et de tous les rangs qui se pressent les unes contre les autres ne sont-elles pas toutes des êtres humains dotés des mêmes qualités et des mêmes pouvoirs, et ayant le même intérêt à être heureux ? Et n'ont-ils pas, en fin de compte, vocation à rechercher le bonheur de la même manière, par les mêmes moyens ?
Et pourtant, ils se pressent les un·es contre les autres comme s'iels n'avaient rien en commun, rien à voir les un·es avec les autres, et leur seul accord est celui, tacite, de rester chacun·e de son côté du trottoir, afin de ne pas retarder les courants contraires de la foule, alors qu'il ne vient à l'esprit de personne d'honorer l'autre ne serait-ce que par un regard. L'indifférence brutale, ce repli insensible de chacun·e sur son intérêt privé, devient d'autant plus répugnante et offensante que ces individus sont serré·es les un·es contre les autres, dans un espace limité.
Et même si l'on sait que ce repli sur soi, cet égoïsme étriqué, est partout le principe fondamental de notre société, il n'est nulle part aussi éhonté, aussi conscient qu'ici, dans la foule de la grande ville. La dissolution de l'humanité en monades, dont chacune a un principe distinct, le monde des atomes, est ici poussée à son extrême.
D'où vient aussi que la guerre sociale, la guerre de chacun contre tous, est ici ouvertement déclarée. Comme dans le livre récent de Stirner [L'Unique et sa proptiété], les gens ne se considèrent les un·es les autres que comme des objets utiles ; chacun·e exploite l'autre, et la finalité de tout cela est que le·a plus fort·e foule aux pieds la·e plus faible ; et que les quelques puissant·es, les capitalistes, s'emparent de tout pour elleux-mêmes, tandis qu'aux nombreu·ses faibles, les pauvres, il reste à peine une existence nue.
Ce qui est vrai de Londres, est vrai de Manchester, de Birmingham, de Leeds, est vrai de toutes les grandes villes. Partout l'indifférence barbare, l'égoïsme forcené d'un côté, la misère sans nom de l'autre, partout la guerre sociale, la maison de chacun·e en état de siège, partout le pillage réciproque sous le couvert de la loi, et tout cela sans vergogne, si ouvertement avoué que l'on recule devant les conséquences de notre état social telles qu'elles se manifestent ici crûment, et que l'on ne peut que s'étonner que tout ce tissu de folie tienne encore debout.
Puisque le capital, le contrôle direct ou indirect des moyens de subsistance et de production, est l'arme avec laquelle cette guerre sociale est menée, il est clair que tous les inconvénients d'un tel état doivent retomber sur le pauvre. De lui, personne ne se soucie le moins du monde. Jeté dans le tourbillon, il doit s'y débattre de son mieux. S'il a la chance de trouver du travail, c'est-à-dire si la bourgeoisie lui fait la faveur de s'enrichir grâce à lui, un salaire l'attend qui suffira à peine à maintenir son corps et son âme ; s'il ne trouve pas de travail, il peut voler, s'il ne craint pas la police, ou mourir de faim, auquel cas la police veillera à ce qu'il le fasse d'une manière calme et inoffensive.
Au cours de mon séjour en Angleterre, vingt ou trente personnes au moins sont mortes de faim dans des circonstances révoltantes, et il est rare qu'un jury ait eu le courage de dire la vérité sur le sujet. Que la déposition des témoins ne soit on ne peut plus limpide et univoque, la bourgeoisie, parmi laquelle est choisi le jury, trouve toujours quelque moyen détourné d'échapper à l'effroyable verdict, la mort par famine. La bourgeoisie n'ose pas dire la vérité dans ces cas-là, car elle exprimerait sa propre condamnation. Mais indirectement, bien plus que directement, beaucoup sont mort·es de faim, lorsque le manque prolongé d'une alimentation appropriée a provoqué une maladie mortelle, lorsqu'il a produit une telle invalidité que des causes qui seraient autrement restées inopérantes ont provoqué une maladie grave et la mort. Les ouvrier·es anglais·es appellent cela "meurtre social", et accusent notre société entière de perpétrer ce crime perpétuel. Ont-iels tort ?
Il est vrai que ce ne sont que des personnes qui meurent de faim, mais quelle garantie a l'ouvrier que ce ne sera pas son tour demain ? Qui lui assure un emploi, qui lui garantit que si, pour une raison quelconque ou sans raison, son maître le congédie demain, il pourra lutter avec ceux qui dépendent de lui, jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un d'autre "pour lui donner du pain" ? Qui lui garantit que la volonté de travailler suffira pour obtenir du travail, que la droiture, l'industrie, l'économie et le reste des vertus recommandées par la bourgeoisie sont vraiment sa voie vers le bonheur ?
Personne. Il sait qu'il a quelque chose aujourd'hui et qu'il ne dépend pas de lui qu'il ait quelque chose demain. Il sait que chaque brise qui souffle, chaque caprice de son employeur, chaque mauvaise tournure du commerce peut le précipiter à nouveau dans le tourbillon féroce dont il s'est provisoirement sauvé, et dans lequel il est difficile et souvent impossible de garder la tête hors de l'eau. Il sait que, même s'il a les moyens de vivre aujourd'hui, il est plus qu'incertain qu'il les aura demain… [...]
Lorsqu'un individu inflige à un autre une blessure corporelle telle qu'il en résulte la mort, nous appelons cet acte un homicide ; lorsque l'agresseur savait à l'avance que la blessure serait fatale, nous appelons son acte un meurtre. Mais lorsque la société place des centaines de prolétaires dans une situation telle qu'iels rencontrent inévitablement une mort prématurée et non naturelle, une mort qui est tout aussi bien une mort par violence que celle par l'épée ou la balle ; lorsqu'elle prive des milliers de personnes des nécessités vitales, les place dans des conditions où elles ne peuvent vivre - les oblige, par la force de la loi, à rester dans ces conditions jusqu'à ce que survienne la mort qui en est la conséquence inévitable - sait que ces milliers de victimes périront, et permet pourtant que ces conditions subsistent, son acte est un meurtre aussi sûrement que l'acte de l'individu singulier ; un meurtre déguisé, malveillant, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne semble pas être ce qu'il est, parce que personne ne voit le meurtrier, parce que la mort de la victime semble naturelle, parce que le délit est plus une omission qu'une commission. Mais le meurtre reste. J'ai maintenant à prouver que la société anglaise commet chaque jour et chaque heure ce que les instances ouvrières qualifient, avec une parfaite justesse, de meurtre social, qu'elle a placé les travailleur·euses dans des conditions telles qu'iels ne peuvent ni conserver la santé ni vivre longtemps ; qu'elle sape peu à peu la force vitale de ces travailleur·euses et les précipite ainsi dans la tombe avant leur heure. Je dois encore prouver que la société sait combien ces conditions sont préjudiciables à la santé et à la vie des travailleur·euses, et que pourtant elle ne fait rien pour améliorer ces conditions. Qu'elle connaît les conséquences de ses actes ; que son acte n'est donc pas un simple homicide involontaire, mais un meurtre, je l'aurai prouvé en citant des documents officiels, des rapports du Parlement et du Gouvernement, à l'appui de mon accusation.
Publication originale (1845) :
La situation de la classe laborieuse en Angleterre
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