L'épidémiologie est une science populaire | Paul Richards
Lorsque, à la mi-2014, la menace d'une épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest s'est profilée, on a réclamé à cor et à cri des solutions technologiques avancées, allant des vaccins et des médicaments aux robots infirmiers. Pourtant, l'épidémie n'a pas été réduite grâce à des traitements biomédicaux ou à des machines remplaçant l'action humaine, mais grâce à une meilleure compréhension de ce qui était nécessaire pour éliminer les risques d'interactions corporelles contagieuses.
Paul Richards est un anthropologue qui a mené des travaux de terrain sur la sécurité alimentaire, les conflits armés et les épidémies en Afrique de l'Ouest (Nigeria, Sierra Leone et Libéria) à divers moments depuis 1968. Il a été professeur de technologie et de développement agraire à l'Université de Wageningen de 1993 à 2010 et est actuellement professeur adjoint honoraire à l'Université de Njala en Sierra Leone. Ses livres récents incluent Ebola: How a People's Science Helped End an Epidemic (2016) et (avec Perri 6) Mary Douglas: Understanding Social Thought and Human Conflict (2017). Ses recherches actuelles portent sur les dynamiques collectives de santé mentale.
Ce qui suit est constitué d’extraits de l’ouvrage de Paul Richards paru en 2016 Ebola: How a People's Science Helped End an Epidemic.
· Cet article fait partie de notre dossier Épidémiologie populaire 21 du avril 2023 ·
Introduction
Ebola est une maladie qui touche l'intimité sociale. L'infection se propage parmi les personnes qui s'occupent des malades, y compris celles qui préparent les morts pour l'enterrement. Il n'y a pas de remède, ni de traitement au-delà des soins palliatifs. Le taux de mortalité peut atteindre neuf cas sur dix. Découvert en Afrique centrale dans les années 1970, le virus Ebola est à l'origine d'une vingtaine d'épidémies connues à ce jour, toutes en Afrique. Un foyer en Haute Afrique de l'Ouest en 2013 s'est rapidement transformé en épidémie, la première au monde, touchant principalement la Guinée, le Liberia et la Sierra Leone. Ce livre raconte l'histoire de cette épidémie et en tire des leçons. Plus précisément, il soutient que la nécessité de comprendre Ebola constitue un enjeu pour chaque citoyen·ne et chaque communauté à risque, et pas seulement pour les sciences médicales.
La maladie
Le réservoir du virus Ebola se trouve dans les populations animales des forêts africaines, sûrement des espèces de chauves-souris. De temps à autre, des humain·es vivant en marge de ces forêts sont infecté·es, probablement après avoir chassé des animaux porteurs du virus. Ce transfert initial est appelé un évènement de saut d’espèce [spillover event]. La transmission se poursuit lorsque des soignant·es ou des proches entrent en contact avec les fluides corporels d'une personne atteinte d'Ebola. Pour enrayer la propagation interhumaine, les patient·es doivent être isolé·es et les communautés mises en quarantaine.
Le virus n'est pas transmissible par l'air et l'Ebola n'est donc pas très contagieux. Il ne peut être transmis que par contact avec les fluides corporels d'une victime d'Ebola. Peter Piot, l'un des découvreurs du virus, a déclaré qu'il ne craindrait pas de s'asseoir à côté d'un cas d'Ebola dans le métro londonien, sous réserve que la personne ne soit pas en train de vomir. Malheureusement, Ebola est très infectieux. Une gouttelette de liquide corporel absorbée par la bouche, le nez ou les yeux, ou une coupure de la peau, suffit à transmettre la maladie.
Le virus Ebola a été acquis par des laboratoires de guerre bactériologique pendant la guerre froide, et des films ont été tournés sur ce qu'une diffusion pourrait impliquer. Une panique mondiale a été déclenchée par l'arrivée en Europe et aux États-Unis, à la mi-2014, de voyageur·euses aérien·nes en provenance d'Afrique de l'Ouest et porteur·euses de la maladie. On a prédit des millions de morts en l'espace de quelques mois. Plusieurs gouvernements, dont ceux de la Grande-Bretagne et de la France, ont suspendu les vols en provenance de la région et ont participé à la mise en place d’actions internationales visant à endiguer la maladie, elles-même affaiblies par les interdictions de vol qu'ils avaient imposées. Mais qui a dit que le gouvernement était un art cohérent ?
Les prédictions catastrophistes ne se sont pas réalisées. Le Liberia, pays le plus touché un an plus tôt, a été déclaré débarassé de la maladie à la mi-2015, bien qu'il y ait eu trois clusters de cas dans ce pays depuis, probablement en lien avec la survie plus longue que prévue du virus dans certains fluides corporels tels que le lait maternel et le sperme. La Guinée et le Sierra Leone ont été déclarés débarassés d'Ebola par l'Organisation mondiale de la santé respectivement le 7 novembre et le 29 décembre 2015, mais, comme le Liberia, ils ont connu quelques foyers localisés et rapidement circonscrits reliés à des survivant·es.
Dans les faits, l'épidémie est désormais terminée et l'attention de la communauté internationale s'est tournée vers d'autres sujets. Mais il serait imprudent d'avoir la mémoire courte en ce qui concerne Ebola. Les leçons d'Ebola doivent être largement comprises, cette compréhension fine des réalités de l'épidémie est particulièrement nécessaire au sein des populations, et pas seulement parmi les expert·es, comme cadre de travail pour le contrôle de l’épidémie.
Ceci est d'autant plus vrai qu'Ebola s'attaque aux fondements mêmes de la vie familiale : aux soins quotidiens que nous nous prodiguons les un·es aux autres. Il frappe tout particulièrement les personnes qui s'occupent des malades. Dans le réseau complexe et incessant des interactions mondiales, il s'agit d'une sanction perverse à l'encontre de cell·eux qui sont les plus assidu·es dans l'exercice de leur devoir social. Cette perversité nous concerne tous·tes, car les soins mutuels favorisent la stabilité des communautés et, partant, la stabilité des interactions entre les communautés.
Ebola aurait pu détruire la cohésion sociale dans les trois pays touchés par l'épidémie, mais cela n'a pas été le cas. Des communautés entières auraient pu être effrayées et fuir en masse, mais ce ne fut pas le cas. Les groupes touchés se sont tenus ensemble et ont fait face à une menace commune. Les acteur·ices locale·aux et les intervenant·es internationale·aux, travaillant ensemble, ont découvert quelque chose d'inconnu jusqu'alors : comment mettre fin à une épidémie d'Ebola.
Le reste du monde devrait réfléchir au courage et à l'engagement envers les valeurs communautaires dont ont fait preuve ces acteur·ices pour réduire la menace d'Ebola. Que se serait-il passé si Ebola avait traversé des quartiers de Londres ou de New York ? Les populations locales se seraient-elles tenues aussi solidement ensemble ? Ou la déréliction sociale et le désordre se seraient-ils généralisés ?
Plus précisément - et c'est là un point essentiel - les populations urbaines du monde "développé" auraient-elles réussi à constituer une alliance aussi efficace avec les équipes médicales que celle qui a émergé dans les villages et les bidonvilles de la Haute-Afrique de l'Ouest ? Il semble donc important de se demander comment, précisément, cette alliance a pu émerger.
Une science populaire
L'épidémiologie est une science populaire. Tout le monde doit s'impliquer. En dessous d'un certain seuil de participation, les campagnes de vaccination de masse cessent de fonctionner. La crainte qu'un programme ne cachent des intérêts ou des conséquences non reconnues - que la polio ne soit une stérilisation secrète ou que la vaccination des enfants ne provoque l'autisme - peut compromettre l'effet statistique nécessaire pour enrayer la propagation d'une maladie.
Or, les effets statistiques sont parfois l'un des concepts les plus difficiles à appréhender pour les humain·es. Ils entrent souvent en conflit avec ce que nous pensons savoir, personnellement et individuellement. C'est cette connaissance personnelle présumée qui alimente les rumeurs. Les conséquences d'Ebola sont perçues comme néfastes. Ce n'est donc pas un geste bienveillant qui propage la maladie. Des forces démoniaques doivent être à l'œuvre. C'est ainsi que nous cherchons et trouvons assez facilement les preuves, choisies dans un vaste répertoire d'idées que nous entretenons pour établir un lien entre des dangers et des responsabilités. Les immigrants, les autres pays, les mauvais dirigeants, la guerre bactériologique ou les pauvres insouciants viennent trop facilement à l'esprit.
Le risque était grand que les rumeurs fassent échouer toutes les tentatives de lutte contre Ebola en Haute-Afrique de l'Ouest. Les réseaux sociaux et d'autres canaux de rumeurs plus traditionnels étaient alimentés par des complots et des conspirations. Pourquoi la maladie a-t-elle touché des régions connues pour voter pour l'opposition, si Ebola n'était pas un complot visant à truquer les prochaines élections ? Pourquoi un groupe de scientifiques de l'armée américaine est-il arrivé dans la région pour prélever des échantillons de sang, s'il ne s'agissait pas d'une guerre bactériologique ? Et ainsi de suite.
Et pourtant, dans l'étude de cas examinée au Chapitre 6, les rumeurs se sont évaporées aussi vite qu'elles sont apparues. Face aux réalités de la maladie, les gens ordinaires ont appris à penser comme des épidémiologistes. Fait intéressant, les épidémiologistes ont commencé à penser comme les gens ordinaires. La compréhension mutuelle était cruciale pour le contrôle des épidémies. Ce livre explore comment et pourquoi les petites discussions habituelles ont souvent été abandonnées assez rapidement et remplacées par une science populaire de l'épidémiologie d'Ebola.
Techniques du corps
Lorsque, à la mi-2014, la menace d'une épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest s'est profilée, on a réclamé à cor et à cri des solutions technologiques avancées, allant des vaccins et des médicaments aux robots infirmiers. Pourtant, l'épidémie n'a pas été réduite grâce à des traitements biomédicaux ou à des machines remplaçant l'action humaine, mais grâce à une meilleure compréhension de ce qui était nécessaire pour éliminer les risques d'interactions corporelles contagieuses.
Certaines leçons ont été tirées des foyers épidémiques précédents. Mais dans l'ensemble, les choses n'ont commencé à évoluer positivement en Haute-Afrique de l'Ouest que lorsque les communautés ont accepté, ou improvisé, des changements dans leurs propres répertoires de soins.
La lutte contre Ebola en Haute-Afrique de l'Ouest s'est concentrée sur la modification de ce que le grand anthropologue français Marcel Mauss a appelé les "techniques du corps". Mauss a été l'un des premiers anthropologues à s'intéresser à la technologie, non pas par amour des appareils et des machines, mais du point de vue de la compétence, de la performance et de l'utilisation efficace des outils. Il a proposé de commencer les études technologiques par l'analyse du corps humain.
Il s'agit d'une perspective intéressante mais inhabituelle sur la technologie, comme je le sais par expérience personnelle. Pendant plusieurs années, j'ai enseigné et fait des recherches sur les aspects sociaux de la technologie d'un point de vue maussien. Ma ligne de conduite a suscité beaucoup de perplexité, notamment chez mes employeur·euses, qui auraient préféré que je me concentre sur des sujets plus "pertinents" tels que le potentiel des nanotechnologies ou la réduction de la résistance de l'opinion publique aux aliments génétiquement modifiés.
Mon intérêt pour la technologie s'est plutôt porté sur les aspects fondamentaux, ceux que le mentor et collègue de Mauss, Emile Durkheim, aurait appelé les formes élémentaires. Les formes élémentaires des technologies, disais-je, sont plus facilement visibles à travers l'étude des techniques du corps.
L'épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest illustre l'importance des formes élémentaires des techniques. La mise au point de vaccins prend du temps, et il n'est pas facile de raccourcir ce délai. Les autorités internationales ont suspendu les procédures de controle habituelles pour accélérer la mise au point d'un vaccin contre l'Ebola, mais les essais ont été rendus plus difficiles par le ralentissement des infections. Cette baisse rapide du nombre de personnes infectées est le résultat de la rapidité avec laquelle les changements dans les contacts et les techniques corporelles ont été mis en œuvre.
La lutte contre Ebola s'inscrit donc parfaitement dans la tradition des études sur les technologies initiée par Mauss, qui cherche à comprendre les outils, les machines et les prothèses comme des extensions de l'action humaine, et non comme des substituts de celle-ci. Dans le cas d'Ebola, pour comprendre la propagation de la maladie, nous devons saisir comment certaines compétences et performances corporelles sont profondément liées aux contextes sociaux. Plus précisément, cela signifie qu'il faut prêter attention à des sujets tels que la manière dont les malades sont soignés et la manière dont les morts sont enterrés.
L'argument
Ce livre retrace la réponse à Ebola en 2013-2015. On m'a demandé pourquoi j'avais écrit un récit rétrospectif de l'épidémie. Ne serait-il pas préférable, surtout dans le cadre d'une série intitulée " African Arguments ", de discuter de ce qu'Ebola implique en termes de systèmes de santé désespérément faibles en Afrique ? N'est-il pas vrai qu'Ebola montre que ces systèmes doivent être considérablement renforcés ? Et n'est-il pas scandaleux que les élites se réfugient dans les pays développés pour bénéficier de meilleurs traitements médicaux, laissant leurs concitoyen·nes souffrir sans aide ? Cette démarche consiste à demander une étude qui prenne les faits de l'épidémie comme acquis et qui se concentre sur l'équité et la justice. L'Ebola, selon moi, nous enseigne quelque chose de différent. Il nous met en garde contre l'ignorance volontaire. Les sciences populaires, selon moi, sont l'antidote à cette ignorance. Il est important que nous comprenions la nécessité de ces sciences populaires.
Cette thèse sera controversée, il est donc préférable que je l'expose d'emblée. Dans les circonstances dans lesquelles Ebola est arrivé en Haute Afrique de l'Ouest, des systèmes de santé plus performants auraient pu aggraver l'épidémie. Lorsqu'il n'y a pas de familiarité préalable avec Ebola et qu'il faut une référence de laboratoire pour diagnostiquer le virus, et donc pour différencier plusieurs diagnostics concurrents présentant des symptômes similaires à Ebola, tels que le paludisme et la fièvre de Lassa, les établissements de santé auraient quand même transmis Ebola au personnel médical et à d'autres patient·es (infection nosocomiale), aussi bien équipé·es et doté·es en personnel qu'ils aient pu l'être. Imaginez le taux de propagation de la maladie si chaque poste de santé rural en Haute Afrique de l'Ouest avait possédé une ambulance en état de marche pour l'orientation des cas, dans des circonstances où il n'y avait aucune expérience d’Ebola ni aucune connaissance des techniques infirmières spécialisées nécessaires pour protéger les soignant·es et les patient·es d'une infection croisée.
Ebola est donc moins une maladie de la pauvreté qu'une maladie de l'ignorance. Et cette ignorance doit être combattue, car elle nous concerne tous·tes. En particulier, il n'existe pas encore de traitement "high-tech" efficace, quel que soit le niveau de financement du système de santé ou son accessibilité pour les utilisateur·ices. Les soins aux patient·es, même dans les hôpitaux capables de respecter les normes de biosécurité les plus strictes du monde développé, impliquent le même type de réponse palliative qu'une tente dans la brousse : une thérapie de réhydratation et un soulagement des symptômes.
Un autre point important à comprendre est qu'Ebola fait partie d'une famille de maladies émergentes. Il s'agit de maladies où les humains ou les animaux domestiques sont exposés à des agents pathogènes en se déplaçant dans un nouvel environnement, ou lorsque l'agent pathogène a muté. Cela signifie que dans chaque épidémie de ce type, les intervenants tâtonnent, dans une certaine mesure, dans l'obscurité. La réponse et la connaissance doivent évoluer conjointement.
Lors de la première épidémie d'Ebola en Guinée en décembre 2013, même les spécialistes des maladies virales émergentes ont été pris·es au dépourvu. Pendant un certain temps, iels ont mis l'accent sur les risques posés par les forêts et la chasse, si bien que de nombreuses personnes se croyaient à l'abri de l'infection parce qu'elles ne vivaient pas à proximité d'une forêt ou ne mangeaient jamais la viande de brousse fournie par les chasseurs forestiers.
Le principal champ d'ignorance concernait peut-être les techniques d'inhumation. Il s'est avéré que l'un des moteurs de l'épidémie était la participation à de grandes funérailles. Il s'agissait (selon les termes des personnes interrogées) d'"événements super contaminateurs". Les grandes funérailles étaient, notamment, une caractéristique des puissantes sodalités [société religieuses Ndt] masculines et féminines (appelées sociétés secrètes) répandues dans une grande partie de la ceinture forestière de l'Afrique de l'Ouest supérieure. De plus, les pratiques funéraires des ancien·nes de ces sociétés n'étaient connues que des membres des sociétés elles-même, qui avaient juré d’en garder le secret. L'une des priorités de la lutte contre Ebola était donc de s'assurer le soutien des sodalités. Seul·es les membres connaissaient les pratiques et pouvaient donc évaluer correctement les risques et y répondre.
Il est également arrivé que les intervenant·es extérieur·es confondent le rituel de l'enterrement avec les opérations de préparation du corps en vue de ce rituel. Dans une grande partie de la région, il n'y a pas de pompes funèbres professionnelles. C'est la famille qui prépare le corps pour l'enterrement. C'est cette préparation, et non l'enterrement lui-même, qui constitue le principal risque d'infection en cas de décès dû au virus Ebola.
Dans les pays développés, l'enterrement autonome est circonscrit à une histoire oubliée depuis longtemps. Peu de gens, même parmi les anthropologues, se sont penché·es sur les techniques de manipulation des corps dans les pratiques funéraires. Les rites funéraires sont abordés dans les notes de terrain des anthropologues parce que le rituel est au centre de leurs préoccupations, mais les pratiques d'inhumation sont souvent une page blanche.
Pourtant, il s'est avéré que la manipulation des corps était l'une des principales voies d'infection à l'origine de l'épidémie d'Ebola. Il s'est également avéré qu'il s'agissait d'un savoir quotidien au sein des communautés. Les intervenant·es n'avaient qu'à demander. Une fois que les anthropologues ont posé la question - une fois que les connaissances populaires ont été partagées - les mesures à prendre pour mettre fin à la transmission sont devenues beaucoup plus claires.
Dans cet ouvrage, nous nous intéresserons également à ce que l'anthropologue Mark Hobart a appelé la "croissance de l'ignorance". Il entend par là le fait de cultiver volontairement cette condition en tant qu'aspect du développement humain. Nous générons de l'ignorance lorsque nous choisissons de ne pas savoir.
Un homme politique britannique a déclaré un jour que le contribuable ne pouvait plus se permettre de financer des études anthropologiques non pertinentes sur les pratiques prénuptiales en Haute-Volta. Ironiquement, le contribuable britannique a maintenant payé cher pour comprendre le sujet peut-être tout aussi ésotérique des pratiques post-mortem des communautés dans les régions voisines de ce grand fleuve d'Afrique de l'Ouest.
Un exemple spécifique de culture de l'ignorance, en rapport avec l'épidémie d'Ebola, concerne les soins à domicile. Pour les intervenant·es internationaux, ce sujet était tabou, car il encourageait les gens à s'occuper de leurs proches à la maison plutôt que de les transférer dans un établissement de soins biosécurisé.
Néanmoins, la nécessité de recourir aux soins à domicile était manifeste. La maladie comporte deux phases - une phase "sèche" et une phase "humide" - qui durent toutes deux environ trois jours, jusqu'au décès ou à l'amorce de la guérison. Il est relativement sûr de déplacer les patient·es pendant la phase sèche, mais Ebola n'est pas encore apparent car les symptômes ne diffèrent guère de ceux du paludisme. Tout déplacement pendant la phase "humide" serait très dangereux, à moins d'être effectué par une équipe spécialisée dotée d'un équipement de protection et d'une ambulance Ebola. Peu de patient·es chercheraient à obtenir l'aide d'un centre de traitement tant que le diagnostic n'est pas évident. Mais les seul·es patient·es qui pourraient être aidé·es sont celleux qui vivent dans des zones couvertes par le réseaux téléphonique (pour appeler une ligne d'assistance spéciale pour les ambulances) et accessibles par des routes sur lesquelles l'ambulance peut circuler.
Pourtant, les demandes de protocole de soins à domicile visant à réduire les risques pour les personnes contraintes de s'occuper de leurs proches sur place sont d'abord restées lettre morte. Une association médicale m'a dit qu'il serait "contraire à l'éthique" d'élaborer un tel protocole. C'était (littéralement) impensable. Cependant, des connaissances ont émergé grâce aux improvisateur·ices de la communauté. Une infirmière libérienne, incapable de trouver un hôpital pour accueillir sa famille, a fabriqué des combinaisons de protection à partir de bâches en plastique et de sacs poubelles, et a soigné en toute sécurité son père et deux autres membres de sa famille pendant la crise (voir pp. 122-3).
Les intervenant·es internationale·aux ont tiré des enseignements de ce type d'activités, et des protocoles de sécurité domestique ont été élaborés par la suite (voir chapitre 5). L'ignorance est donc un choix. Nous choisissons d'ignorer le sujet des techniques corporelles à nos risques et périls. [...]
Réponses communautaires à Ebola
[…] Étant donné qu'Ebola était une nouvelle maladie dans la région, les personnes chargées de coordonner la réponse ont supposé que la priorité serait de fournir des informations. Les intervenant·es internationale·aux n'ont guère fait confiance à la capacité des populations locales à s'informer rapidement sur les risques de biosécurité pour elles-mêmes. Dans le présent chapitre, nous voulons souligner qu'au début de la réponse à l'épidémie, l'accent a été mis de manière excessive sur la diffusion de messages. Pourtant, les intervenant·es internationale·aux ne savaient pas comment se déroulait une épidémie d'Ebola, puisque c'était la première fois qu'un tel événement se produisait. Certains messages étaient erronés et ont sapé la confiance des communautés dans ce qu'on leur disait. Une plus grande attention aurait pu être accordée au concept de connaissance locale, et plus particulièrement à la question de la formation de l'expérience face à des circonstances sans précédent.
[...] Après avoir visité West Point, puis voyagé plus largement au Liberia et au Sierra Leone au plus fort de l'épidémie (novembre 2014), le journaliste Luke Mogelson en a déduit que les réponses auto-organisées à Ebola étaient largement répandues dans la région :
En l'absence de secours de la part du monde et de leurs propres gouvernements, les Africain·es de l'Ouest, qui comptent parmi les plus pauvres de la planète, se sont montré·es remarquablement habiles à trouver des moyens de vivre et d'aider les autres à le faire. Les quartiers se sont mobilisés, les travailleur·euses de la santé se sont porté·es volontaires et les villageois·es ont formé des groupes de travail locaux sur l'Ebola. Les personnes qui survivent à l'Ebola sont généralement immunisées contre l'infection et, dans de nombreux endroits, elles sont devenues indispensables pour endiguer l'épidémie. "Les communautés agissent par elles-mêmes, avec ou sans notre soutien", m'a dit Joel Montgomery, le chef d'équipe du C.D.C. au Liberia à l'époque, lorsque je l'ai rencontré à Monrovia. La mort est un puissant facteur de motivation. Lorsque vous voyez vos ami·es et votre famille mourir, vous faites quelque chose pour changer les choses".
L'anthropologue Sharon Abramowitz et ses collègues ont apporté d'autres preuves que cette réponse communautaire non supervisée était réelle et efficace. Iels ont étudié quinze communautés de Monrovia et de sa périphérie en septembre 2014, par le biais de groupes de discussion organisés avec 386 leaders communautaires, et ont "identifié les stratégies entreprises et les recommandations quant à ce à quoi ressemblait une réponse communautaire efficace à Ebola". Les communautés ont été contraintes de trouver leurs propres solutions.
Les leaders ont été clair·es sur des sujets tels que la nécessité de restreindre les déplacements des étrangers à l'intérieur et à l'extérieur des communautés, l'importance de la quarantaine et la nécessité de soutenir les ménages mis en quarantaine. "Il y avait une forte éthique communautaire qui guidait les mesures de contrôle". L'une des personnes interrogées lors d'un groupe de discussion aurait déclaré : "En tant que communauté, nous veillons les unes sur les autres".
Toutefois, l'un des problèmes les plus gênants en pratique était la déconnexion entre les messages sur l'interdiction de toucher et les exigences pratiques liées à la prise en charge d'une personne malade. "Nous avons entendu les messages, mais la plupart des gens ne savent pas comment les mettre en pratique". Les auteur·ices de l'article notent que les soins, sous tous leurs aspects, exigent un contact physique, mais que les messages de santé publique concernant le contact physique n'ont pas tenu compte de cette réalité. Certains messages disaient "ne touchez pas", d'autres "touchez, mais utilisez des gants en caoutchouc".
Face à ce type de conseils incohérents, l'opinion locale a pris sa propre direction, choisissant la quarantaine comme la question sur laquelle les communautés pourraient avoir l'influence la plus significative. Abramowitz et ses collègues résument les discussions des responsables communautaires sur ce sujet :
il était manifeste que [les responsables] cherchaient à placer la communauté au centre de la réponse au traitement d'Ebola en gérant la santé et la sécurité des familles mises en quarantaine par le biais des approvisionnements en nourriture, de la surveillance et du contrôle des maladies, des rapports, de la fourniture de matériel médical, de la communication et de l'information.
Les intervenant·es internationale·aux se sont très tôt opposé·es à tout ce qui pouvait ressembler à des "soins à domicile" pour les patient·es atteint·es d'Ebola, au motif que cela multiplierait l'incidence de la maladie. Les groupes de discussion de Monrovia ont offert une perspective différente. Les soins à domicile étaient un impératif moral, en particulier pour les femmes : "Un large sous-ensemble de personnes interrogées - principalement des femmes - ont déclaré qu'elles s'occuperaient elles-mêmes des membres malades de leur famille et qu'elles préféraient le faire à l'intérieur de la maison".
Il était donc nécessaire de réfléchir à la manière de rendre les soins à domicile plus sûrs. Les membres des groupes de discussion ont décrit un plan pour s'isoler avec les membres de leur famille malades et pour fournir les meilleurs soins appropriés et disponibles localement qu'iels pouvaient offrir, en utilisant les ressources disponibles.
Une femme a déclaré : "Il est impossible que mon enfant ou mon mari soit malade et que je refuse de le toucher. Je n'ai ni le courage ni le cœur de le faire". Une autre femme a affirmé qu'elle trouverait son propre équipement de protection, "en utilisant un imperméable [et] des sacs en plastique sur les mains", faisant clairement référence à un article de presse largement diffusé concernant Fatu Kekula, la jeune infirmière libérienne qui avait sauvé trois membres de sa famille en utilisant des sacs poubelles pour se protéger (voir le chapitre 5).
Nous nous trouvions donc dans une impasse décisive. Un haut responsable international de la lutte contre Ebola m'a dit sans ambages qu'il serait contraire à l'éthique de recommander les "soins à domicile". Les voix libériennes citées par Abramowitz et ses collègues impliquent qu'il serait également contraire à l'éthique de nier la possibilité de soins à domicile. Si les intervenant·es internationale·aux résistent à l'idée de soutenir celleux qui refusent d'abandonner ce qu'iels considèrent comme leur devoir de soins, alors des moyens endogènes de rendre les soins à domicile sûrs seraient susceptibles d'être recherchés. Il est évident que les réponses locales à Ebola comportaient un élément inéluctable d'apprentissage non supervisé.
Changer de technique
L'épidémie d'Ebola a soulevé d'importantes questions pour les sciences sociales sur la manière dont le changement de comportement se produit. La crise a mis en évidence la nécessité de revenir sur les débats concernant les théories du changement.
Une approche du changement - largement utilisée par les agences travaillant avec les communautés - est basée sur des notions de prise de décision délibérative. Le développement rural participatif s'inspire fortement de l'approche délibérative. Les gens se rencontrent et explorent leurs problèmes. Iels s'écoutent les unes les autres. Des stratégies sont proposées. Il y a des débats, des désaccords et des compromis. Des accords sont conclus pour agir de différentes manières. Les tâches sont réparties et le changement s'opère.
C'est l'approche adoptée pour la réponse communautaire à Ebola au Sierra Leone, sur la base d'un ensemble de lignes directrices pour l'intervention communautaire connu sous le nom de Manuel CLEA (Community Learning for Ebola Action).
Le manuel précise que "le déclenchement consiste à stimuler un sentiment collectif d'urgence à agir face à la menace d'Ebola et à prendre conscience des réalités de l'inaction ou d'une action inappropriée". Le milieu naturel pour la délibération et pour déclencher des changements d'état d'esprit est l'atelier. Le manuel CLEA propose littéralement des milliers d'ateliers communautaires.
Mais il y a lieu de se demander si une approche délibérative - et les changements d'esprit obtenus par l'interaction délibérative - sont les moyens les plus appropriés pour aborder des changements dans les techniques corporelles.
Le problème d'Ebola est que l'instinct naturel de soigner par le toucher doit être modifié. La délibération pourrait "stimuler un sentiment collectif d'urgence", mais probablement en activant des contrôles conscients, y compris en induisant un sentiment de peur. Ce n'est peut-être pas la manière la plus appropriée de répondre aux préoccupations exprimées par les femmes leaders communautaires libériennes citées par Abramowitz.
Comme indiqué au chapitre 3, l'article fondateur de Marcel Mauss sur les techniques du corps a initié une tradition de travail sur l'incarnation basée sur une théorie du changement assez différente, à savoir la notion durkheimienne selon laquelle les concepts, les catégories et les représentations mentales sont formés et fixés non pas par la délibération, mais par l'action performative. Les durkheimien·nes s'intéressaient en particulier à l'action performative orientée vers des fins sacrées, par laquelle les catégories sociales se fixent (ou, à l'occasion, se dissolvent et se reforment). En bref, iels s'intéressaient au rituel.
La théorie du rituel a surtout été utilisée par les anthropologues pour expliquer les événements cérémoniels à grande échelle dans la société "traditionnelle". Un exemple auquel Durkheim lui-même a souvent fait allusion est le corroboree australien. Mais l'approche peut tout aussi bien être appliquée à des événements cérémoniels de grande ampleur dans n'importe quelle société - par exemple, la célébration de fêtes religieuses, les inaugurations présidentielles ou le deuil des morts de la guerre. Selon Wendy James, l'anthropologie s'applique à l'étude des êtres humains en tant qu'animaux de cérémonie. Cet édifice explicatif repose sur les théories de la performance. L'étude de l'incarnation et du mouvement est libérée des questions inutiles telles que "mais qu'est-ce que tout cela signifie ?" Le cérémonial anime. Il conduit à l'accomplissement de nombreuses choses, dans lesquelles la délibération peut jouer un rôle limité, voire inexistant.
L'approche performative ne trouve que peu d'utilité à l'idée que la délibération déclenche un changement de mentalité. Dans le cas spécifique d'Ebola, il s'agit de trouver des façons directes de faire (par exemple, soigner les malades) qui évitent les risques d'infection, mais qui évitent aussi d'entraver les soins en suscitant la peur et l'hésitation. [...]
Conclusion : Renforcer la science populaire africaine
[...] Permettez-moi de résumer le message de ce livre en quelques phrases finales.
Ebola est une maladie émergente en Afrique. Personne ne savait comment faire face à une épidémie, puisqu'il s'agissait de la première épidémie (par opposition aux manifestations précédentes). Aucune solution technique n'était disponible ; aucun remède ou vaccin viable n'avait encore été mis au point. Tout le monde a appris, les intervenant·es extérieur·es comme les communautés locales. Les données disponibles indiquent que cet apprentissage a été largement efficace dans les trois pays les plus touchés d'Afrique de l'Ouest supérieure (Guinée, Liberia, Sierra Leone), puisque le ralentissement s'est produit partout et d'abord dans les zones où l'épidémie a frappé en premier. Les éléments communs étaient une réponse basée sur l'expérience et la capacité des intervenant·es extérieur·es à déclencher ou à renforcer cette réponse locale. Là où l'expérience de la maladie était limitée, où la réponse était désorganisée ou où les gens continuaient à prendre des risques, parfois pour faire de la politique avec la menace d'Ebola, les chaînes d'infection ont persisté.
Ce sera un remède à long terme si les vaccins finissent par s'avérer efficaces, mais ce que l'épidémie de 2013-2015 en Haute Afrique de l'Ouest a révélé, c'est la capacité inattendue des communautés et des intervenant·es à comprendre rapidement la nature de la menace infectieuse, puis à réagir de manière pratique en accord avec les données disponibles. En bref, l'infection par le virus Ebola a été réduite parce que les gens étaient prêt·es à suspendre leur culture suffisamment longtemps pour faire preuve de bon sens empirique. Le message pour la lutte future contre Ebola semble clair : consolider les moyens de travailler efficacement avec les communautés locales en utilisant des méthodes de base de lutte contre l'infection, et reconnaître l'existence et l'importance de la science populaire.
Publication originale (15/09/2016) :
Ebola: How a People's Science Helped End an Epidemic
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