Avec Rob Wallace, faire l'épidémiologie du désastre capitaliste | Eamon Whalen
Pour Rob Wallace, suivre l'argent a changé sa conception de ce qu'est un foyer de maladie. Si nous accordons autant d'attention aux entités qui financent la déforestation et les méthodes agricoles hautement pathogènes qu'à la zone de l'épidémie, nous devrions également considérer les centres financiers internationaux tels que Londres, Hong Kong et New York comme des épicentres viraux.
Eamon Whalen est journaliste indépendant, il écrit sur la culture et la politique pour Mother Jones, The Nation, The Fader, The Outline, Belt Magazine, le Minnesota Reformer, City Pages et le National Observer of Canada.
Rob Wallace est épidémiologiste et cofondateur de l'Agroecology and Rural Economics Research Corps. Il est également membre de Pandemic Research for the People et du People’s CDC, et il a été consultant pour les Centers for Disease Control et la Food and Agriculture Organization (Nations unies). Ses derniers ouvages sont Big Farms Make Big Flu (2016), Dead Epidemiologists: On the Origins of COVID-19 (2020) et The Fault in Our SARS: COVID-19 in the Biden Era (2023).
· Cet article fait partie de notre dossier Épidémiologie populaire du 21 avril 2023 ·
Au début du mois de mars 2020, Rob Wallace, biologiste évolutionniste à la dérive depuis son départ précipité de l'université du Minnesota, s'est envolé pour la Nouvelle-Orléans, puis a pris un bus pour Jackson, dans le Mississippi, où il devait prendre la parole lors d'un évènement consacré à la santé et aux inégalités raciales. Wallace, qui a eu 50 ans cet été, étudie et écrit sur les maladies infectieuses et leurs origines depuis la moitié de sa vie. Depuis presque aussi longtemps, il met en garde contre les pratiques de l'agriculture industrielle qui pourraient conduire à une pandémie mortelle de l'ampleur du COVID-19, voire pire. En 2007, il écrivait à propos de la grippe aviaire H5N1 : "Une pandémie est maintenant presque inévitable. Des millions de personnes pourraient mourir, ce qui serait un échec catastrophique de la part des gouvernements et des ministères de la santé du monde entier."
Avant son voyage à Jackson, Wallace surveillait de près l'apparition d'un nouveau virus à Wuhan. Bien que troublé par un reportage montrant un chauffeur-livreur en Chine pratiquant une distanciation sociale extrême, il a décidé de faire le voyage. En tant qu'universitaire sous-payé, il avait besoin d'argent et, en tant qu'Américain, il ne s'attendait pas à ce qu'il lui arrive quelque chose. "J'étais moi même imprégné d'un sentiment tout américain, où un désespoir financier rencontre l'exceptionnalisme impérial", écrit-il.
À son retour de voyage, Wallace s'est remis à l'écriture et à la recherche avec une telle ferveur qu'il a réussi à ignorer des maux de tête lancinants. Lorsque l'essoufflement a commencé, son fils adolescent lui a crié à travers l'écran de l'ordinateur de consulter un médecin. Après avoir rempli un questionnaire en ligne, Wallace a reçu par téléphone un diagnostic de Covid-19.
Il a été infecté par une maladie contre laquelle il a averti pendant des années et, comme tant d'autres dans le pays et dans le monde, tout ce qu'il pouvait faire, c'était espérer continuer à respirer. "Pas de test. Pas d'antiviral. Pas de masques ni de gants fournis. Aucun·ẹ praticien·ne de santé autour de chez moi ne s'est arrêté·e pour prendre de mes nouvelles", a écrit M. Wallace.
"On peut comprendre intellectuellement quelque chose mais ne pas saisir les dommages qu'il provoque", m'a-t-il dit plus tard, se remémorant l'"amère satisfaction" d'avoir vu ses pires craintes se réaliser. "Il y a alors une part de rage et une part de compréhension."
J'ai rencontré Wallace autour d'un café un après-midi de fin juin. Nous nous sommes assis sur des bancs à l'ombre sur le campus d'une université d'arts libéraux près de son domicile à St. Paul, Minnesota. Il était vêtu d'une chemise à manches courtes rouge pâle, d'un jean foncé et de baskets. Il portait des lunettes rectangulaires à monture noire et une casquette de base-ball des Minnesota Twins.
Wallace ressemble davantage à un père qui se rend au match de ligue junior de son enfant qu'à un scientifique en blouse de laboratoire qui a l'habitude de conseiller les Centres de contrôle et de prévention des maladies et les Nations unies. Cela pourrait s'expliquer par le fait qu'il n'a pas occupé d'emploi dans le monde universitaire depuis plus de dix ans, une situation qu'il attribue à sa décision de prendre au sérieux les implications de son travail académique.
C'est pourquoi le livre que Wallace a publié en octobre dernier portait un titre provocateur : Dead Epidemiologists : On the Origins of Covid-19. Bien qu'il existe de nombreux·ses épidémiologistes "remarquables, brillant·es, et dévoué·es" dont il cite les travaux, leur impact est limité, affirme Wallace : "Iels s'efforcent de réparer les dégâts causés par le système, et c'est le maximum qu'iels soient prêt·es à faire". Dans son premier essai sur le Covid, "Notes on a Novel Coronavirus", publié en janvier 2020, Wallace écrit qu'un épidémiologiste est comme un "garçon d'écurie avec une pelle qui suit les éléphants au cirque".
"En tant qu'épidémiologiste, vous êtes censé vouloir rendre votre activité inutile", ajoute Wallace. "Tout le monde a des factures à payer, je le comprends. Mais lorsque votre corruption peut conduire à la diffusion d’un agent pathogène susceptible de tuer un milliard de personnes, c'est là que se situe ma limite". S'il n'est pas le seul Cassandre dont les avertissements à propos d'une pandémie telle que le Covid-19 n'ont pas été pris en compte, rares sont celleux qui savent aussi clairement à qui attribuer la responsabilité. "L'agro-industrie est en guerre contre la santé publique", écrit-il dans l'essai de mars 2020 "Le Covid-19 et les circuits du capital" et si aucune mesure sérieuse n'est prise, l'intervalle avant la prochaine pandémie sera "bien plus court [...] que l'accalmie de cent ans qui a suivi 1918".
Au cours de ce printemps fatidique, il semble juste de dire que Wallace n'était pas plus conscient, que quiconque au monde, de la vitesse à laquelle un tel virus pouvait se propager aux États-Unis."C'était peut-être ma façon d'être un épidémiologiste mort, qui ne peut pas assimiler ce qu'il sait sur les choses pour en faire une action ou une interprétation", admet-il. Dans Dead Epidemiologists, dont une partie a été écrite alors qu'il était affecté par le Covid, Wallace attaque sans pitié la complaisance et la négligence avec lesquelles les scientifiques et les politiciens de l'establishment ont réagi au virus ; il passe également en revue les dommages que la pandémie a causés aux échelons les plus bas de la société. Le livre est dédié de manière poignante à trois travailleurs de l'industrie de la viande morts du Covid-19, et Wallace décrit en détail leurs conditions de travail barbares. Mais la principale question abordée dans ce livre est l'origine du virus SARS-CoV2, et Wallace travaille à rebours, depuis l'épidémie jusqu'à la grotte des chauves-souris.
Pour bien comprendre pourquoi nous vivons à l'ère des pandémies, il faut d'abord comprendre comment l'agriculture industrielle et la déforestation fonctionnent en tandem. La grippe aviaire H5N1 et la grippe porcine H1N1 sont apparues dans des élevages de volailles et de porcs, tandis qu'Ebola et Covid-19 sont apparus chez des animaux sauvages. Toutes ces maladies sont le résultat de débordements zoonotiques, c'est-à-dire lorsque des agents pathogènes provenant d'animaux passent à l'homme et subissent ensuite des mutations qui leur permettent de se propager à d'autres humains. Selon un rapport des Nations unies datant de juillet 2020, trois maladies infectieuses humaines nouvelles et émergentes sur quatre sont d'origine zoonotique, et une étude publiée dans la revue Nature a montré que les facteurs agricoles étaient associés à la moitié de tous les agents pathogènes zoonotiques apparus chez l'homme au cours de cette période. Selon Wallace, cette augmentation est "concomitante" de la révolution de l'élevage, de l'expansion et de la consolidation du secteur de la viande qui a débuté dans les années 1970 dans le sud-est des États-Unis et qui s'est ensuite répandue dans le monde entier.
Lorsque des milliers d'animaux de la même race sont élevés dans des conditions de promiscuité, l'absence de biodiversité crée "une écologie presque parfaite pour l'évolution de multiples souches virulentes de grippe", écrit Wallace. Les fermes construites à proximité de forêts primaires en régression où résident des agents pathogènes zoonotiques ont, par inadvertance, "fournit aux agents pathogènes les moyens de donner le meilleur d'eux-mêmes", m'a-t-il dit. "Vous supprimez la complexité de la forêt qui gardait ces agents pathogènes enfermés, et vous leur permettez de se rendre directement dans les grandes villes, ce qui leur donne l'occasion de se multiplier. Tout cela augmente la transmission et la virulence".
Les villes elles-mêmes sont devenues de plus en plus vulnérables, faute d'investissements dans les services publics et les soins de santé. "On a tout supprimé de l'assainissement environnemental, en particulier dans les pays du Sud, et on a fait de la santé publique des interventions individuelles", a ajouté Wallace.
Mais peu de gens ont fait le lien entre l'année et demie écoulée et les processus mis en évidence par Wallace. "À part les réprouvé·es comme moi, la plupart des Américain·es pensent le Covid-19 comme une chose qui a émergé de Chine, et cela a peut-être un rapport avec les chauves-souris ou les laboratoires ou quelque chose comme ça". Wallace poursuit . "C'est donc un fait naturel, ou la faute des Chinois·es, ou les deux". Cette confusion est logique, et fait sens avec ce que Wallace à identifié à plusieurs reprises comme étant la stratégie essentielle des sociétés agro-industrielles : elles ne font pas peser leurs coûts les plus importants sur leurs propres bilans et les laissent retomber sur l'environnement, les animaux, les agriculteur·ices, les travailleur·euses, les consommateur·ices et les organismes de santé publique du monde entier. "Les gouvernements sont prêts à subventionner l'agro-industrie à hauteur de milliards et de milliards pour limiter les dégâts sous la forme de vaccins pour les animaux et les humains, de traitement contre la grippe, d'opérations d'abattage et de housses mortuaires", écrivait-il à propos de la grippe porcine en 2009.
Contrairement au public moyen de MSNBC, Wallace n'a jamais rejeté la théorie de la "fuite de laboratoire" sur l'origine du Covid comme étant en dehors du domaine du possible ou de l'enquête scientifique légitime. En 2013, il a prévenu que la prolifération, au cours des 20 dernières années, des laboratoires de biosécurité, qui manipulent et mènent des expériences sur certains des virus les plus mortels au monde, rendait un accident presque inévitable. Bien qu'il soit toujours partisan de l'hypothèse du "terrain", qui soutient que le virus est apparu dans la nature plutôt que dans un laboratoire, Wallace estime que le débat sur l'origine, du moins tel qu'il est mené dans la sphère publique, passe largement à côté de l'essentiel. " Les deux approches constituent des tentatives d'éviter de s'attaquer au modèle économique à l'origine de l'émergence de pathogènes virulents", a-t-il déclaré en août dernier sur sa page Patreon, où ses articles sont souvent publiés en premier lieu. "Le genre qui convient le mieux pour organiser notre pensée ici n'est pas nécessairement l'enquête policière. Il est peut-être préférable de penser à une invasion extraterrestre que nous aurions créée nous-mêmes".
Il peut paraître surprenant que Wallace, spécialiste de l'agriculture, soit né et ait grandi dans l'Upper West Side de Manhattan. Il est fils unique et se décrit lui-même comme un "bébé aux couches roses". Ses parents se situent à la gauche du parti démocrate, mais pas tout à fait chez les rouges. Rodrick et Deborah Wallace, un physicien et une écologue, se sont rencontré·es sur un piquet de grève protestant contre un laboratoire de recherche en armement alors qu'iels étaient étudiant·es à Columbia et Barnard. Rodrick s'organisait avec un groupe appelé Scientists and Engineers for Social and Political Action (Scientifiques et ingénieur·es pour l'action sociale et politique), une des premières formations de Science for the People, qui comptait parmi ses membres des scientifiques radicaux comme Richard Levins, Stephen Jay Gould et Richard Lewontin. Lorsque Columbia a accueilli une célébration de la Journée de la Terre sponsorisée par Ford Motors, que Deborah a qualifiée de "première tentative de greenwashing", le couple a aidé à organiser l'événement inaugural de la Journée de la Terre du peuple, avec des intervenant·es des United Farm Workers et du Black Panther Party, ainsi que le leader syndical Tony Mazzocchi.
Peu après la naissance de Robert, ses parents sont devenus elleux-mêmes épidémiologistes. Leur étude de la destruction des logements dans le Bronx au début des années 1970 et de ses répercussions sur la santé publique a donné naissance au livre A Plague on Your Houses : How New York Was Burned Down and National Health Crumbled [Une épidémie dans vos maisons : comment New York a été incendié et la santé nationale s'est effondrée]. Les Wallace ont montré que les incendies qui ont ravagé le Bronx entre 1969 et 1976 étaient le résultat des décisions de la ville de réduire les services de lutte contre les incendies dans les quartiers pauvres, en se basant sur des données erronées de la Rand Corporation.
"Nous gérions une opération de gestion de catastrophe depuis notre maison. Nous n'avions ni le temps ni l'énergie pour endoctriner notre enfant", a déclaré Rodrick lors d'un appel Zoom avec le couple depuis leur domicile dans le Bronx. "Il pouvait savoir ce qui se passait à travers les conversations qu'il entendait ou en voyant les centaines de rapports d'autopsie déposés sur notre terrasse à la suite des incendies toxiques massifs et mortels." Aujourd'hui, la famille Wallace travaille en collaboration ; Rodrick et Deborah sont les coauteur·ices de plusieurs chapitres de Dead Epidemiologists.
Alors qu'il préparait un doctorat en biologie à la City University of New York, où il rédigeait également des articles et des illustrations pour le journal étudiant The Messenger, Wallace a étudié la crise du VIH dans la ville dans les années 1980 et 1990. Il a constaté que les taux de mortalité dus au SIDA par code postal correspondaient à la distribution inégale des cocktails de médicaments antirétroviraux qui sauvent des vies, ce qui correspondait également à des inégalités préexistantes. "La thèse de Rob était essentiellement une extension de l'entreprise familiale", a déclaré Deborah. Elle a marqué le début de la fascination de Wallace pour les dimensions sociales des maladies infectieuses et a servi de prélude morbide à la façon dont le Covid-19 a mis à nu les injustices les plus profondément ancrées aux États-Unis et dans le reste du monde.
Après ses études supérieures, Wallace s'est rendu à l'université de Californie, à Irvine, pour effectuer des recherches postdoctorales avec M. Walter Fitch, le père de la phylogénie moléculaire, une méthode qui permet de retracer l'histoire de l'évolution des organismes et les relations entre eux. En 2007, Wallace a été l'auteur principal de la première étude qui a désigné la province de Guangdong, dans le sud de la Chine, comme source du virus H5N1 de la grippe aviaire au milieu des années 1990. Pourtant, il y a quelque chose que le séquençage génétique qu'il étudiait ne pouvait pas lui dire : Pourquoi le virus est-il apparu à cet endroit à cette époque ? "J'ai fait l'erreur de devenir curieux de quelque chose", raconte Wallace. "Ce n'est pas un très bon plan de carrière dans le domaine des sciences".
Il a commencé à lire au-delà de sa discipline, en étudiant l'histoire, la sociologie et l'économie politique. "En faisant dialoguer ces littératures entre elles, ma vision des causalités a soudain changé du tout au tout", explique Wallace. Il a constaté qu'à mesure que l'économie chinoise post-Mao s'ouvrait aux investissements étrangers directs, elle passait d'une agriculture de subsistance à un élevage de volailles et de porcs verticalement intégré, destiné à l'exportation de produits agricoles. Entre 1985 et 2000, la montée en flèche de la production de poulets et de canards, combinée à une migration sans précédent de la population des zones rurales chinoises vers les villes, a créé une tempête épidémiologique parfaite. "Les sciences sociales sont absolument essentielles pour comprendre comment les choses évoluent au niveau moléculaire", affirme-t-il.
Pour Wallace, suivre l'argent a changé sa conception de ce qu'est un foyer de maladie. Si nous accordons autant d'attention aux entités qui financent la déforestation et les méthodes agricoles hautement pathogènes qu'à la zone de l'épidémie, nous devrions également considérer les centres financiers internationaux tels que Londres, Hong Kong et New York comme des épicentres viraux. "Hong Kong a été dépeint comme une victime dans cette histoire moralisatrice, mais il en est également à l'origine en raison de son financement de la restructuration de l'agriculture dans le Guangdong", explique Wallace. Il a proposé de renommer les virus et leurs variants de manière à refléter leurs origines politico-économiques, comme il a commencé à le faire dans ses propres écrits, avec la "grippe de l'ALENA" (pour la grippe porcine) et "l'Ebola néolibérale". En juillet, Keir Starmer, du parti travailliste britannique, a proposé de donner le nom de Boris Johnson à ce que l'on appelait alors le variant britannique. Wallace l'avait déjà baptisée "souche BoJo" en décembre.
En découvrant que la macroéconomie pouvait influencer la microbiologie, Wallace a à la fois fait une découverte capitale et provoqué le début de la fin de sa carrière universitaire. Il avait postulé pour un poste de titulaire au département de géographie de l'université du Minnesota (Twin Cities), mais il a été engagé en 2008 sur une base contractuelle. Il soupçonne que cela est dû à un conflit entre factions au sein du département, et il s'est senti marginalisé par ses collègues dès son arrivée. Il avait également lancé un blog, Farming Pathogens, et lorsque la grippe porcine est apparue en 2009, Wallace a écrit à propos que qui était à blamer. "Lorsque vous commencez à vous faire entendre au Minnesota, qui est un centre agricole, et que vous accusez l'agro-industrie d'être responsable de l'émergence d'une pandémie, vous n'allez pas avoir de soutien", dit Wallace. Son contrat d'un an n'a pas été renouvelé et il s'est vu attribuer un poste symbolique de chercheur invité. "Ils ont abandonné mon corps à l’Institute for Global Studies. Je n'avais pas d'argent, pas de bureau, juste l'accès à la bibliothèque. J'ai donc compris le message."
Wallace a passé les années suivantes dans l'amertume et la colère. Il était également fauché, vivant de bons alimentaires et de l'assurance chômage. Sa femme et lui avaient divorcé. Les semaines où son fils restait avec lui, il mangeait bien ; lorsqu'il était seul, pas vraiment. Il a fini par trouver un emploi de préparateur de sandwiches dans un traiteur de St. Paul. Wallace avait également écrit suffisamment de billets de blog pour pouvoir proposer un livre d'essais, qui est devenu Big Farms Make Big Flu : Dispatches on Influenza, Agribusiness, and the Nature of Science, publié en 2016 par Monthly Review Press.
"La profondeur de sa compréhension de l'écologie est tout simplement stupéfiante, et il est parvenu à l'associer à l'épidémiologie et aux sciences sociales de manière incroyable", souligne John Bellamy Foster, rédacteur en chef de Monthly Review, professeur de sociologie à l'université de l'Oregon, et auteur de Marx écologiste. "L'un des problèmes de la gauche, comme partout ailleurs, est que les questions relatives à la nature et à la science sont séparées des sciences sociales et de l'histoire. La biologie est un sujet pour les biologistes, pas pour les chercheur·euses en sciences sociales. Le travail de Rob nous apprend à mettre tout cela ensemble et à donner un sens à ce qui se passe".
Si les prédictions angoissantes de Wallace dans Big Farms Make Big Flu pouvait sembler alarmistes en 2016, aujourd'hui, en pleine pandémie de Covid-19, elles semblent désormais prophétiques. Alors que la notoriété de Wallace grandit depuis un an et demi, le livre a été réimprimé en espagnol et en italien, et il a été interviewé par des médias en Inde, au Brésil et en Allemagne. "Son travail est incontournable", explique Foster, "parce que nous sommes confronté·es à des crises épidémiologiques et économiques de plus en plus graves et que l'analyse de Rob est vraiment le seul prisme réaliste pour comprendre le problème. Sa critique constitue désormais une base commune pour les intellectuel·les critiques du monde entier. Et cela s'est produit très rapidement."
Si Wallace est passé de l'étude du séquençage génétique des virus à l'analyse de leurs origines, c'est non seulement par conviction, mais aussi par nécessité. Une fois qu'un virus mortel est apparu, "le cheval a quitté l'étable", aime-t-il à dire. C'est là qu'intervient le tristement célèbre "marché humide" de Wuhan, dont Wallace souligne qu'il doit être compris comme faisant partie d'un réseau de relations économiques, politiques et écologiques. Lorsque les exploitations agricoles chinoises se sont industrialisées, de nombreux petit·es agriculteur·ices ont cherché à devenir des pourvoyeurs de nourriture sauvage. Les grandes exploitations occupant de plus en plus de terres, les petit·es agriculteur·ices ont été contraint·es d'élever ou de chasser des animaux à proximité ou à l'intérieur des forêts où les agents pathogènes les plus exotiques pouvaient résider. Par exemple, dans une grotte de chauve-souris.
La théorie personnelle de Wallace est que le Covid-19 "est apparu le long de la chaîne de production d'animaux sauvages de plus en plus industrialisée, à partir des arrière-pays et des villes frontalières situées aussi loin au sud et à l'ouest que le Yunnan". Lors de la dernière étape de sa tournée nationale, le virus s'est rendu à Wuhan par camion ou par avion, puis dans le monde entier", écrivait-il en mai dernier. Bien que le sud de la Chine ait été le point zéro de plusieurs épidémies, en raison de la manière unique suivie par le pays pour se développer à la fin du XXe siècle, et que le gouvernement chinois ne soit pas exempt de tout reproche, Wallace fait remarquer que la même chose pourrait se produire - et se produit souvent – à l’étranger. Les pandémies ne sont qu'un symptôme d'une maladie écologique plus large : une "faille" dans le métabolisme social de la planète qui se produit lorsque les abstractions économiques sont considérées comme plus réelles que les limites écologiques, pour emprunter le cadre marxiste inauguré par des théoriciens écosocialistes tels que Foster et développé par Wallace.
Ce fossé entre l'écologie et l'économie évolue parallèlement à la fracture politique croissante entre les villes et les campagnes, explique Wallace. Au début de la pandémie, son organisation, l'Agroecology and Rural Economics Research Corps, a lancé un collectif international appelé Pandemic Research for the People, qui se concentre sur "les besoins des gens ordinaires les plus immédiatement touchés" par le Covid-19. De nombreux agriculteurs américains, par exemple, ont été exploités pendant des décennies dans le cadre de relations contractuelles avec des sociétés agro-industrielles. Dans le Minnesota, leur situation est si difficile qu'elle a conduit à une épidémie de suicides.
"Nous essayons de combler les lacunes et de montrer que leur situation est importante", a déclaré Wallace. "Il faut respecter les personnes qui n'ont pas de diplôme à la fin de leur nom, mais qui ont une compréhension profonde des systèmes que vous examinez." Il est difficile de contester l'idée que tout mouvement ou toute coalition capable de desserrer l'emprise des sociétés agro-industrielles devrait s'attaquer à cette fracture entre les villes et les campagnes. Un tel mouvement, poursuit-il, s'efforcerait d'appliquer le slogan de la campagne de Charles Booker pour les primaires démocrates de 2020 en vue de l'élection au Sénat du Kentucky : "From the hood to the holler" (du quartier à la vallée). Ou, pour élargir le champ d'action, "Du South Side de Chicago à l'Amérique du Sud", comme Wallace l'a écrit dans une récente tribune sur Patreon, nous rappelant une fois de plus que la pandémie n'est "terminée" que pour une infime minorité de personnes sur la planète.
L'alternative est l'agroécologie, qui est à la fois une science, une pratique agricole et un mouvement anticapitaliste radical dont les racines remontent au Mouvement des travailleurs sans terre du Brésil et à l'alliance paysanne internationale La Via Campesina. Wallace définit un système agroécologique comme un système "lié à l'état du paysage environnant d'où les ressources sont continuellement tirées (et restituées)". La solution n'est donc pas tant de créer un nouveau monde ou de s'échapper dans l'espace comme Jeff Bezos et Elon Musk semblent l'envisager, mais plutôt de "revenir sur terre".
Wallace travaille actuellement sur un livre d'essais intitulé Revolution Space : Adventures Outside Capitalist Science, qui s'étendra au-delà des sciences naturelles et sociales pour intégrer les arts et les lettres, et plus particulièrement la mythologie ancienne. Vers la fin de notre conversation, il a enlevé ses lunettes et s'est penché sur la table pour me montrer l'inscription - "Epimethean Vision" - imprimée en lettres blanches à l'intérieur de son verre. C'est devenu une sorte de mantra pour Wallace : il faut regarder en arrière pour voir ce qui va arriver. "La prévision est importante, mais il faut avoir du recul, non pas pour revenir à une antériorité fantasmée, mais pour tirer les leçons de ce qui s'est passé auparavant afin de ne pas recommencer", explique-t-il. "Nous sommes en train de revenir au point exact qui nous a amenés ici, sauf que la prochaine fois, il pourrait s'agir d'un agent pathogène qui émergerait et tuerait un milliard de personnes."
S'il reconnaît que le cynisme est un "risque professionnel", le travail de Wallace sur le Covid-19 lui a amené plus de camarades que de détracteurs. "J'ai découvert que lorsque les systèmes sont en crise, il y a de la place pour les gens bizarres comme moi", dit-il. Comme l'archétype du scientifique marginal au début d'un film catastrophe, Wallace a lutté pour se faire entendre. Mais au troisième acte, ce qui ressemblait à une prophétie apocalyptique pourrait devenir la base d'un plan de sauvetage. "Si je suis apparu dans ce moment historique, c'est parce que j'ai été mis à l'écart de telle manière que j'ai atterri dans un environnement qui m'a forcé à devenir un scientifique différent", a déclaré Wallace. "Je suis passé par le feu de l'enfer de l'ostracisme et de la marginalisation. C'est vrai, je ne veux plus jamais y retourner. Mais je sais aussi que l'on peut dire ce qu'il faut dire et survivre un jour de plus".
Publication originale (30/08/2021) :
The Nation
· Cet article fait partie de notre dossier Épidémiologie populaire du 21 avril 2023 ·