12 novembre 2022 · Validisme
Bonjour,
“Le Covid ce n’est pas grave, ça ne touche que les vieux et les personnes fragiles”.
Combien de fois avons nous entendu cette phrase balancée sur le ton de l’évidence par des ami·es, des camarades avec qui nous avions l’habitude de lutter, ou même de partager nos vies. Pourquoi ne percevaient-iels pas la dimension glaçante de cette sentence de mort qui toujours voulait dire “tu vois, ce n’est rien”.
Que des personnes âgées ou handicapées meurent, ce n’est rien. Pourquoi les personnes de plus de 60 ans auraient-iels le droit de vieillir vivant·es ? Pourquoi les handicapé·es, les sourd·es, les neurodivergent·es auraient-iels le droit à une vie pleine ? Se débarrasser des improductif·ves c’est se soulager d’un fardeau, c’est l’évidence même. Iels n’ont même pas une “vraie vie”. Même lorsque le meutre d’un·e handicapé est caractérisé on trouve toujours de bonnes raisons au meutrier·e. Alors pensez, un meutre impersonnel, un meutre social massif tel qu’il a lieu depuis plus de 2 ans à travers le choix collectif de laisser circuler un agent pathogène qui tue et handicap massivement.
Dans un texte important d’avril 2020 sur Le triage pendant le coronavirus la militante handie Elena Chamorro notait : « Comme le disait l’activiste Corbett O’Toole dans Crip Camp, la Révolution des éclopés, un documentaire sorti récemment sur Netflix : “Le monde ne veut pas de nous et veut notre mort. Nous vivons avec cette réalité. Cela est toujours vrai” »
Quand il a fallut comprendre l’effroi qui nous saisissait de voir des gens pour qui nous avions de l’estime et de l’affection répéter cette sentence de mort ad nauseam une notion présente dans la culture militante s’est imposée à nous : le validisme. Forgée par des militant·es handies et introduite en France en 2004 par Zig Blanquer le validisme désigne - à l’instar du sexisme ou du racisme - un système de domination spécifique qui, de la totalité de l’environnement bâti jusqu’à nos manières de nous subjectiver et de tisser des relations, impose comme norme les corps et les esprits construits comme “sains”, “valides” et donc productifs. Les autres sont prié·es de rester enfermé·es ou de se faire soigner, de devenir normal·e ou de mourir en silence. D’une mort sociale, ou physique.
La pandémie a révélé la profondeur de la structuration validiste du système capitaliste, sa hiérachisation meurtrière de la valeur des vies. Elle nous a également appris à quel point la gauche radicale et les mouvements autonomes et libertaires - si prompts à faire leur le “vivre avec” eugéniste du gouvernement Macron - en sont également profondément imprégnés ; et cela de leur négligence totale de toute accessibilité à la manière d’essorer jusqu’à l’épuisement les personnes qui y prennent part.
Et pourtant, le validisme étant une dynamique d’oppression structurant le capitalisme au même titre que le racisme et le patriarcat - dynamiques qui n’ont de cessent de se renforcer mutuellement - toute volonté de bâtir des forces et des perspectives révolutionnaires ne pourra faire l’économie de s’y confronter. D’autre part les menaces qui s’annoncent et s’accumulent - à commencer par cette pandémie qui n’a JAMAIS concernée que les “personnes fragiles” - mais aussi le désespoir qu’elles produisent, et la mise en danger et l’épuisement de celleux qui luttent, nous rapprochent de plus en plus du handicap.
Nous avons tout à apprendre des luttes antivalidistes et de la justice pour toutes les personnes handicapées (Disability Justice), de leur manière de se donner le temps et de prendre soin des forces collectives, de faire attention à nos joies et à nos douleurs, d’affirmer haut et fort que personne ne doit être oublié·e ni mis·e de côté. Les luttes antivalidistes contiennent en leur sein une puissance éminemment révolutionnaire.
Comme l'écrit Ahona Mehdi la disability justice est souvent mal comprise et confondue avec les idées de soins personnels. Mais la disability justice, insiste-t-elle, est « enracinée dans la compréhension que refuser de se conformer aux idéaux capitalistes de productivité et de normativité est une résistance déviante et alimentée par l'amour. La justice pour toutes les personnes handicapées signifie que nous laissons aux gens un espace pour se reposer, pour bouger à leur propre rythme, pour être en colère ou tristes ou malades ou déprimés. C'est la construction d'un monde dans lequel nous n'avons pas besoin d'être “faciles à vivre” pour être aimé·es et valorisé·es. »
Très bonne lecture et
prenons soin de nos luttes,
Cabrioles
Carnet de recherche pour l’Autodéfense Sanitaire face au Covid19
Quelques ressources :
Les sites des collectifs : Les Dévalideuses / Handi-Social / CLHEE / CLE Austistes
L’excellente série radiophonique de Clémence Allezard pour LSD :
Handicap : la hiérarchie des vies.Le documentaire Crip Camp, la Révolution des éclopés entièrement disponible su youtube avec les vrais sous-titres en français dans ‘auto-traduction’.
Les livres de Charlotte Puiseux De chair et de fer et de Zig Blanquer Nos existences handies.
Zinzin zine qui propose des outils de réflexions et d'actions face à la psychiatrie.
Le coronavirus, miroir grossissant du validisme | Charlotte Puiseux
Ce virus n’a fait que provoquer l’explosion au grand jour d’un validisme déjà totalement structurant dans notre société. Il en a fait ressortir les contours dans ce qu’il a de plus extrême : la hiérarchisation des vies humaines. Être condamnées à rester chez soi car l’espace public n’est pas accessible à cause de choix politiques ce sont des réalités pour nous, depuis très longtemps. Ce qui offusque tant les valides ne choque absolument personne quand cela touche les handicapées, et ce depuis des décennies et dans tous les domaines. La crise du coronavirus n’a fait que fournir une justification infaillible à cette mort, la rendant encore plus physique que sociale.
Les valides de gauche ne peuvent pas abandonner la solidarité avec les personnes handicapées pour "tourner la page" du Covid | Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha
"Nous avons toujours le choix. Et la capitulation n'en est qu'un." Pour reprendre les mots des militant·es sud-africain·nes de la lutte pour la liberté, cité·es par bell hooks, "Notre lutte est une lutte de la mémoire contre l'oubli." Nous, en tant que révolutionnaires handicapé·es, sommes des gardiens de la mémoire handicapée. Et notre refus d'oublier, tant nos mort·es que le travail de notre survie, fait partie de notre travail révolutionnaire. Nous vivons dans un monde qui veut nous voir mort·es, et qui veut effacer notre existence après nous avoir tué·es. En tant que révolutionnaires handicapé·es - en particulier les personnes invalides, malades, sourdes, neurodivergentes et ayant une déficience visuelle - notre refus d'oublier nos mort·es, nos pertes et notre survie est un acte de résistance.
Il y a une peur d'accepter la réalité que le Covid est un événement handicapant de masse | Yasmine Simone Gray
Je pense que cela fait partie d'un problème de longue date de discrimination envers les personnes handicapées. Les personnes handicapées qui ne peuvent pas travailler font l'objet d'un véritable mépris. Si vous faites partie de la classe ouvrière, on attend de vous que vous produisiez du profit pour d'autres personnes. S'il s'avère que vous ne pouvez pas le faire, vous êtes considéré comme un déchet. Il y a une peur d'accepter la réalité que le Covid est un événement handicapant de masse. Il est beaucoup plus facile de prétendre que ce n'est pas un problème réel. Informez-vous et mettez-vous à la place des gens comme moi. Je suis incapable de travailler. Je venais d'avoir 23 ans quand je suis tombée malade. J'ai 25 ans maintenant - le Covid long m'a pris deux ans de ma vie. Prenez des nouvelles des personnes qui ont eu le Covid, voyez comment elles vont.
Covid, handicap et "retour à la normale" | Ari Parra, Keith Rosenthal
Depuis longtemps, les personnes handicapées aux États-Unis sont soumises aux violences de l'eugénisme. L'eugénisme vise à "améliorer le stock du patrimoine génétique national" en éliminant ou en réduisant la reproduction de cell·eux qui sont considéré·es comme inférieur·es, "inaptes" et qui constitueraient un poid pour la société. Aux États-Unis, les pratiques eugénistes ont historiquement ciblé les personnes de couleur, les handicapé·es et les pauvres - exactement les populations les plus touchées par le Covid.
Futurs dévalidés | Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, Rachel Jobson
Une difficulté à laquelle beaucoup de personnes sont confrontées est la création de modèles de soins qui ne dépendent pas de la "sympathie". Nous parlons beaucoup de communauté et d'autres réseaux de relations, mais beaucoup de nos idées actuelles sur l'avenir supposent l'accès à un réseau de personnes très soudées qui veillent les unes sur les autres. Comment pouvons-nous penser à la construction du monde d'une manière qui embrasse vraiment l'idée que personne n'est jetable ? Nous avons besoin d’une maïeutique crip à grande échelle. Sans cela, nous risquons de connaître beaucoup de suicides et de dépressions, car des personnes deviennent handicapé·es et ne savent pas entrer en contact avec quelqu'un·e qui sait comment vivre malgré la baisse d'énergie, les mauvais·es médecins et les changements corporels. Il est indispensable que quelque chose vienne interrompre cette idée de "destin pire que la mort".
Prendre soin en dehors des institutions | seeley quest
Nous pouvons souvent répondre à nos besoins plus directement en dehors des institutions, grâce à des réseaux de soins et d'entraide. Cet article explore quatre cas de soins aux personnes handicapées dispensés avec succès au sein même de leur communauté.
Racisme et validisme, histoire d'une lutte commune | Keith Rosenthal
La lutte pour le 504 incarne les possibilités d'une politique concrète de solidarité entre les luttes pour le handicap et la justice raciale. Les implications théoriques incarnées par l'histoire du mouvement 504 continuent de figurer en bonne place dans les idées des chercheur·euses et des militant·es qui s'intéressent aux épistémologies superposées, croisées et sous-estimées des études noires sur le handicap.
Capitalisme & Handicap, sur Marta Russell | Beatrice Adler-Bolton, Artie Vierkant
Les personnes handicapées sont généralement plus pauvres, plus malades et plus susceptibles d'être incarcérées que le reste de la population. La plupart des bâtiments sont toujours inaccessibles et les personnes handicapées ont toujours moins de chances de fréquenter l'université, plus de chances d'être réprimandées à l'école, plus de chances d'être tuées par la police, plus de chances d'être sans logement et deux fois plus de chances de vivre dans la pauvreté que les personnes non handicapées. Cette situation est le résultat de choix politiques, mais elle est traitée comme une donnée naturelle. Le patronat conserve son pouvoir sur la classe ouvrière par une peur de la misère qui serait moins grande si le système de protection devenait réellement sûr pour les personnes handicapées.
Re/Lire
L'entraide et ses ambivalences | Alexia Arani
Les personnes trans et queer de couleur malades et handicapées disposent d'un vaste savoir expérientiel sur les manières de prendre soin d'elles-mêmes et des autres - savoir qui est plus important que jamais face à la pandémie en cours - mais beaucoup d'entre elles continuent à manquer de grandes plateformes publiques et de réseaux de soutien social. Le confinement a forcé les personnes valides à faire l'expérience de formes banales de souffrance auxquelles de nombreux·ses personnes malades et handicapé·es sont confronté·es quotidiennement dans une société qui isole, empêche l'accès et définit la valeur sociale en fonction de la capacité d'une personne à travailler.