Les valides de gauche ne peuvent pas abandonner la solidarité avec les personnes handicapées pour "tourner la page" du Covid | Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha
"Nous avons toujours le choix. Et la capitulation n'en est qu'un." Pour reprendre les mots des militant·es sud-africain·nes de la lutte pour la liberté, cité·es par bell hooks, "Notre lutte est une lutte de la mémoire contre l'oubli." Nous, en tant que révolutionnaires handicapé·es, sommes des gardiens de la mémoire handicapée. Et notre refus d'oublier, tant nos mort·es que le travail de notre survie, fait partie de notre travail révolutionnaire. Nous vivons dans un monde qui veut nous voir mort·es, et qui veut effacer notre existence après nous avoir tué·es. En tant que révolutionnaires handicapé·es - en particulier les personnes invalides, malades, sourdes, neurodivergentes et ayant une déficience visuelle - notre refus d'oublier nos mort·es, nos pertes et notre survie est un acte de résistance.
Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha est une écrivaine handicapée non binaire, d'ascendance urgher et tamoule sri-lankaise, irlandaise et galicienne.. Elle est commissaire d'exposition et travaille au sein du mouvement pour la justice transformatrice et le handicap. Son dixième livre, The Future Is Disabled : Prophecies, Love Notes and Mourning Songs, sera publié en octobre 2022. Vous trouverez d'autres de ses écrits en ligne sur www.brownstargirl.org.
· Cet article fait partie de notre dossier Validisme du 12 Novembre 2022 ·
J'ai écris un livre qui va bientôt sortir. Il traite de l'avenir des personnes handicapées, du fait que la plupart des personnes dans le monde seront bientôt handicapées, et de la façon dont les personnes handicapées se sont maintenues en vie, entre elles et avec d'autres, pendant le Covid. J'ai des dates de tournée. Elles sont toutes en distanciel. Parce que Covid. Parce que le Covid est toujours là. Parce que chaque semaine, 90 % du pays se trouve dans une situation de transmission communautaire non contrôlée élevée ou conséquente, le pays entier est rouge sang sur la carte des Centers for Disease Control and Prevention (CDC). Parce que 400 à 500 personnes par jour meurent encore du Covid aux États-Unis, et que le Covid est le troisième cause la plus fréquente de troubles neurologiques. Pour toutes ces raisons, organiser des événements en présentiel reviendrait à inviter ma communauté de lecteur·ices handicapé·es à l'abattoir. J'ai fais tous les rappels possibles, mais je suis toujours immunodéprimée hors de question de sauter dans 19 avions d'affilée.
Pourtant, à chaque fois que je poste, des personnes - des personnes radicales, des personnes du "mouvement" - disent "Oh, on se voit à L.A./Atlanta/Chicago !". Et je dois répéter : "Tous les événements sont virtuels. Vous vous souvenez de ça ? Les événements virtuels ? Le genre accessible, avec CART (sous-titrage en temps réel, rendant les événements accessibles aux personnes ayant divers handicaps et/ou neurodivergences) et langue des signes américaine (ASL) ? Comment tu as pu oublier si facilement ?"
J'ai commencé à appeler l'époque dans laquelle nous vivons "Le Grand Oubli". Certains l'appellent "le grand Gaslighting". Les deux sont vrais.
J'entends par là l'effort considérable et délibéré de l'État pour faire oublier que les deux dernières années de la pandémie ont eu lieu. Le CDC a remplacé sa carte la plus facile à trouver, celle de la transmission communautaire précise, par une carte qui montre tout le pays coloré du vert (faussement) optimiste du faible risque. Biden déclaret avec désinvolture que "la pandémie est terminée" alors même que des milliers de personnes meurent chaque semaine et que des groupes comme Long Covid Justice et #MEAction s'organisent, depuis leur lit et en die-in devant la Maison Blanche, pour demander que les États-Unis déclarent le Covid long urgence de santé publique. L'État se comporte comme un mauvais petit ami, un partenaire qui vous dit que rien de ce dont vous vous souvenez n'est réel. Ce n'est pas nouveau, mais le niveau d'intensité a atteint un nouveau sommet.
Ça ne devrait pas me surprendre. Bien sûr, l'Etat déteste toujours les personnes handicapées, même maintenant que nous sommes beaucoup plus nombreuses. Bien sûr, les gouvernements fédéraux, étatiques et locaux, pour la plupart, ne veulent pas financer un revenu garanti, des allocations handicap, des soins rémunérés ou des aménagements. Ils veulent que nous mourions lentement pour pouvoir économiser de l'argent.
Les pouvoirs en place veulent aussi absolument que nous oubliions qu'il y a eu un moment, un long moment de deux ans, où les populations ont eu le sentiment que tout pouvait être différent, qu'un changement révolutionnaire était possible. De nombreuses personnes handicapées ont fait observer que la pandémie avait permis de "cripper le monde", pour la première fois peut-être depuis longtemps, le monde, saisi par une pandémie mondiale, vivait dans la réalité des handicapés. Rappelez-vous, pendant une minute, tant de formes d'accès pour lesquelles les personnes handicapées se battaient depuis longtemps étaient là parce que les personnes valides en avaient besoin. Souvenez-vous du télé-travail, des primes pandémiques pour les travailleur·euses de première ligne, de l'école en ligne, des événements en ligne avec sous-titrage et ASL, de l'enseignement du lavage des mains et de la possibilité de rester à la maison en cas de maladie, de la possibilité de reporter un rendez-vous ou un billet d'avion en cas de maladie sans se faire engueuler ni payer de frais, et des horaires d'ouverture des magasins adaptés pour les personnes immunodéprimées ? Ces vagues d'accèssibilité, associées à une mobilisation massive dans les rues et à la maison contre la violence anti-Noir et la suprématie blanche, ont fait de ces deux années une période puissante. Si ce genre d'accessibilité de masse, de résistance et d'entraide ont pu advenir, d'autres changements révolutionnaires pourraient également avoir lieu. L'État veut que nous l'oublions.
Le truc, c'est que ce n'est pas seulement l'État. C'est assez incroyable de voir des personnes ostensiblement de gauche dire : "Nous suivons les directives du CDC, et laissons tomber les masques, les tests rapides et autres mesures de protection". Deux ans et quelques de manifestations dans les rues et soudainement, nous faisons ce que le gouvernement nous dit de faire ? Un instant, on se masque ; l'instant d'après, you do you. A un moment, des personnes valides font des expériences pour "NOUS garder TOUS·TES en vie", la minute d'après, tous les clubs de 2022 affichent : "Masques encouragés mais pas obligatoires. Tu fais comme tu veux !"
Par incroyable, je veux dire douloureux. Par douloureux, je veux dire déchirant. Par déchirant, je veux dire que toutes les personnes handicapées que je connais sont en état de deuil et de choc depuis avril, lorsque de nombreuses obligations relatives au port des masques dans les compagnies aériennes, les transports publics et la vie publique ont été brusquement abandonnées par les différentes échelles de gouvernements aux États-Unis, et alors que tout le monde abandonne la solidarité pour "passer à autre chose." Un instant, beaucoup portaient des masques contre Omicron ; l'instant d'après, tout se beau monde recommence à se respirer dessus dans le bus, et nous ne sommes plus en sécurité. Nous nous sentons de plus en plus exclu·es de la vie publique, alors que les événements et les espaces, qu'il s'agisse de centres de soins, des urgences ou de conférences, disent : "Oh, nous ne faisons plus de virtuel." Nous en parlons, mais nous avons l'impression que personne d'autre ne le fait. Et beaucoup d'entre nous se sentent incroyablement seul·es dans leur chagrin, et désorienté·es d'avoir l'impression d'être les seul·es à s'obstiner à se souvenir.
J'ai peut-être été naïve. Je pensais que beaucoup de monde, tout en détestant la pandémie, appréciait certaines des facilités d'accès qu'elle apportait. Je le pense toujours. Je pense aussi que la plupart des personnes au fond d'elles-mêmes doivent se soucier des autres et vouloir que nous restions tous·tes en vie. Mais le validisme intériorisé est réel. Beaucoup de personnes ont eu un aperçu de ce que c'est que de vivre une vie de handicapé ces deux dernières années, et beaucoup d'entre elles veulent l'oublier aussi vite que possible. Iels préfèrent s'exposer à toutes sortes de risques plutôt que de continuer à vivre à partir du handicap comme nous - se masquer, discuter des risques, rester chez soi, adopter des politiques publiques pour la protection de tous·tes. Malheureusement, cela nous met tous·tes, mais surtout nous, en danger. Tant de personnes valides, y compris les membres valides de gauche, y compris des personnes valides queer, trans, noires, indigènes et/ou de couleur de gauche, veulent oublier le handicap.
Parfois, l'oubli est le seul moyen que les personnes trouvent pour survivre. Le faible nombre voire l'absence de rituels publics massif ou de reconnaissance des millions de personnes qui sont mortes du Covid, combiné à des stratégies de santé publique de survie collective quasi nulles, je comprends que le déni soit la seule stratégie de survie accessible pour beaucoup. Ce à quoi nous sommes confronté·es est complètement accablant et nous fait flancher.
J'aimerais aussi pouvoir prétendre que tout va bien, parfois. Mais j'ai perdu beaucoup de personnes et je ne peux pas oublier leur mort, ni ce que nous avons tous·tes vécu. Je ne peux pas oublier ce que nous continuons à vivre. J'ai également réussi à traverser deux ans et demi de pandémie en tant que personne handicapée immunodéprimée sans contracter le Covid, et j'aimerais bien continuer dans cette voie.
Les gens aiment à dire que les survivant·es de violences sexuelles s'inventent de faux souvenirs. Mais il est bien plus fréquent que les personnes qui perpétuent les abus inventent une fausse réalité dans laquelle elles n'ont rien fait de mal. C'est plus facile de cette façon. Iels n'ont jamais à affronter la réalité. Le Grand Oubli procède de la même logique. Si les pouvoirs en place nous disent que rien ne s'est passé et que rien ne se passe, avec suffisamment de force, ils peuvent faire en sorte que ce soit vrai. Nous aurons toujours été en guerre avec Estasia.
Je crois que le déni de beaucoup ne découle pas seulement du validisme, mais aussi de l'ampleur considérable de deuil collectif non-digéré face auquel nous nous trouvons. Il n'y a pas eu de deuil public massif, pas de mémorial des vétérans du Vietnam pour tous·tes cell·eux que nous avons perdu·es à cause du Covid. Des millions de personnes sont mortes, et nous les avons pleurées en privé ; certain·es d'entre nous n'ont pas pu faire leur deuil de la manière dont iels en avaient besoin - funérailles, cérémonies - du tout. La plupart d'entre nous avons dû retourner au travail et faire avec, en portant tous·tes nos mort·es dans nos cœur. Le rythme continue. Nous sommes censé·es aller faire du shopping.
Cependant, comme l'a dit June Jordan, "Nous avons toujours le choix. Et la capitulation n'en est qu'un." Et pour reprendre les mots des militant·es sud-africain·nes de la lutte pour la liberté, cité·es par bell hooks, "Notre lutte est une lutte de la mémoire contre l'oubli."
Nous, en tant que révolutionnaires handicapé·es, sommes des gardiens de la mémoire handicapée. Et notre refus d'oublier, tant nos mort·es que le travail de notre survie, fait partie de notre travail révolutionnaire. Nous vivons dans un monde qui veut toujours nous voir mort·es, et qui veut effacer notre existence après nous avoir tué·es. En tant que révolutionnaires handicapé·es - en particulier les personnes invalides, malades, sourdes, neurodivergentes et ayant une déficience visuelle - notre refus d'oublier nos mort·es, nos pertes et notre survie est un acte de résistance.
Et je sais que nous continuerons à nous souvenir, en racontant nos histoires, en criant nos morts, en archivant notre travail, en rendant accessibles les rassemblements et les manifestations, les maisons et les communautés, quoi qu'il arrive.
Mais j'appelle aussi la gauche valide à ne pas nous abandonner. Nous avons besoin les un·es des autres pour rester en vie. Vous pouvez être nous, ou devenir nous assez rapidement. Nous sommes vous. Nous sommes tous la communauté aimée de l'autre. La militante et écrivaine coréenne handicapée Mia Mingus a récemment écrit : "Pourquoi le slogan "nous nous protégeons" ne s'applique-t-il pas au Covid et à la variole du singe ?". C'était le cas. Les deux dernières années et demie, et nos vies avant et après ce moment, nous prouvent que nous sommes tout ce que nous avons pour nous garder les un·es les autres en vie, soigné·es, aimé·es, et rester chez nous.
Je demande à la gauche non handicapée de faire de bons choix, favorables à la vie et étayés par la sagesse des personnes handicapé·es, de continuer à insister sur l'accessibilité que les deux dernières années ont prouvé possible. Vous avez le pouvoir de revendiquer le port du masque, des stratégies de prévention communautaire pour le Covid et des événements virtuellement accessibles, et d'investir dans les soins communautaires. Il faut soutenir les activistes handicapé·es qui continuent à faire du militantisme, de l'entraide et du travail de survie pour les handicapé·es, qui sont épuisé·s et qui méritent et ont besoind'être soutenu·es.
L'autre jour, un troll sur mon Twitter m'a dit : "Personne ne te gaslight, tu peux te masquer autant que tu veux".
Nous sommes tous·tes exposé·es à un gaslighting permanent. Et je veux tellement plus que m'entendre dire : "Oh, si vous ne vous sentez pas en sécurité/ ce n'est pas accessible, restez chez vous !". Je veux vivre dans le monde entier, comme toutes les personnes handicapées. Je veux pouvoir quitter mon appartement sans craindre de mourir, aller à une fête, avoir des rapports sexuels occasionnels. Je veux vivre dans le monde, et non dans mon immuno-bulle protégée, pour le reste de ma vie.
Plus que ça, je veux finir ce que nous avons commencé. Je veux que nous n'abandonnions pas le rêve révolutionnaire que certain·es d'entre nous ont touché du doigt et réalisé en 2020-2021. Un monde où les soins communautaires, l'aide mutuelle pour la survie collective et le refus d'obéir ne sont pas seulement possibles mais charpentent le nouveau monde.
Beaucoup, beaucoup de personnes handicapées ressentent ce qu'une coalition de militant·es pour la justice pour toutes les personnes handicapées de Chicago a écrit dans leur "Lettre à la scène festive de Chicago" en avril 2022 :
Nous ne voulons pas revenir à la normale. Nous voulons rêver et imaginer un avenir moins validiste où nous nous écouterons les un·es les autres et prendrons soin les un·es des autres. Nous voulons construire des espaces qui fonctionnent pour tout le monde, et nous le voulons pour nous-mêmes et pour nos futures générations de queers. Nous voulons avancer plus lentement et avec détermination. De plus en plus de personnes deviennent handicapées chaque jour, et nous avons besoin des rêves de justice pour toutes les personnes handicapées pour nous soutenir et nous guider.
Rejoignez-nous. Nous pouvons encore créer cet autre monde qui est possible, mais seulement si nous nous attelons tous·tes à la tâche. N'abandonnons pas ce rêve. Faisons en sorte qu'il devienne réalité.
Publication originale (01/10/2022) :
Truthout
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