Le coronavirus, miroir grossissant du validisme | Charlotte Puiseux
Ce virus n’a fait que provoquer l’explosion au grand jour d’un validisme déjà totalement structurant dans notre société. Il en a fait ressortir les contours dans ce qu’il a de plus extrême : la hiérarchisation des vies humaines. Être condamnées à rester chez soi car l’espace public n’est pas accessible à cause de choix politiques ce sont des réalités pour nous, depuis très longtemps. Ce qui offusque tant les valides ne choque absolument personne quand cela touche les handicapées, et ce depuis des décennies et dans tous les domaines. La crise du coronavirus n’a fait que fournir une justification infaillible à cette mort, la rendant encore plus physique que sociale.
Charlotte Puiseux est psychologue et docteure en philosophie, spécialiste du mouvement crip (un mouvement de personnes handicapées s'inspirant des théories et luttes queer). Elle travaille sur les questions de validisme, d'handiféminisme et d'handiparentalité et milite depuis des années dans les milieux anticapitaliste, féministe et queer/crip. Elle vient de publier De chair et de fer : vivre et lutter dans une société validiste chez les éditions La Découverte.
· Cet article fait partie de notre dossier Validisme du 12 Novembre 2022 ·
Nous remercions chaleureusement Charlotte Puiseux de nous avoir autorisé·es à reproduire cet extrait de son livre si précieux.
C’est donc environ un mois après l’ouverture de mon cabinet de psychologie en ligne que s’est déclarée la pandémie de coronavirus. Si j’ai décidée de consacrer un chapitre à ce sujet c’est que, au-delà de l’évènement majeur qu’il représente, il est un exemple des plus glaçants de validisme.
Ce virus n’a fait que provoquer l’explosion au grand jour d’un validisme déjà totalement structurant dans notre société. Il en a fait ressortir les contours dans ce qu’il a de plus extrême : la hiérarchisation des vies humaines. Le validisme a d’abord été latent, perceptible dans un détachement face à la situation ; beaucoup de gens ne semblait pas se sentir concernés. Comment expliquer ce détachement ? Parce que le covid est associé à la vieillesse, la fragilité immunitaire, les problèmes respiratoires ou autres soucis de santé. En résumé, à une partie minime de la population, mais surtout à une partie de la population dont la vie paraît sacrifiable. Pourquoi changer ses habitudes pour les autres, et encore plus pour des autres en marge de la condition humaine ?
Ces autres sont condamnées à une mort déjà socialement programmée puisque cette situation nouvelle de confinement n’est en fait , pour des millions de personnes handicapées, qu’un banal quotidien, un état permanent. Être condamnées à rester chez soi car l’espace public n’est pas accessible à cause de choix politiques , parce qu’économiquement on appartient à l’une des populations les plus précaires et qu’une solution comme le télétravail ne veut pas être envisagée par des employeurs valides peu soucieux d’adapter les conditions de travail… ce sont des réalités pour nous, depuis très longtemps. Ce qui offusque tant les valides (et à raison car il n’est jamais facile d’être privée de liberté) ne choque absolument personne quand cela touche les handicapées, et ce depuis des décennies et dans tous les domaines.
La crise du coronavirus n’a fait que fournir une justification infaillible à cette mort, la rendant encore plus physique que sociale. Le triage à l’hôpital est alors devenu l’illustration la plus terrifiante de la hiérarchisation des vies humaines ; cette hiérarchisation souterraine en temps normal a pris toute sa dimension dans les directives données aux soignantes d’écarter des hôpitaux les personnes handicapées infectées par le covid ou de ne pas les soigner au détriment des valides. Le « score de fragilité » mis en place à cette période a servi de référence pour aider les médecins à faire leur choix, s’appuyant ainsi sur le degré de dépendance des malades1. Si une personnes ne pouvait effectuer seule certains gestes de la vie quotidienne évalués selon une grille validiste des capacités (se lever de son lit, se laver, manger, s’orienter dans l’espace ou avoir un raisonnement cohérent), cela justifiait unanimement que sa vie valait moins la peine d’être vécue et que sa place à l’hôpital (et encore plus dans un lit de réanimation) soit laissée à quelqu’un d’autre plus apte à correspondre aux critère de l’humanité.
Plusieurs associations et collectifs de personnes handicapées ont dénoncé ces faits dans des textes et tribunes diffusés sur Internet, comme « Validisme + #Covid-19 : personnes handicapées sacrifiées »2, signé par CLE-Autistes, le CLHEE, Handi-social et Les Dévalideuses. Il réclame le respect absolu des droits humains et du principe de non-discrimination dans les traitements médicaux, des actions immédiates pour permettre la continuité du travail des intervenantes auprès des personnes handicapées et une mise en place d’un contrôle indépendant dans les établissements spécialisés.
Les fameuses institutions spécialisées pour personnes handicapées ont, en effet, été des hauts lieux de propagation de l’épidémie, à l’instar des établissements d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes (Ehpad) dont on a beaucoup parlé. Enfermées dans des structures dont l’État s’est totalement désengagé, les personnes handicapées ont été coupées du monde. Pas de contrôle extérieur, laissant les directrices seules aux commandes, exclusion des dispositifs de santé mis en place par les ARS, ne leur permettant donc pas d’avoir accès au matériel pour lutter contre le virus , mais aussi rappel des personnels soignants de ces structures dans les hôpitaux… c’est peu dire que la situation de ces établissements a été véritablement catastrophique3.
Pour les personnes handicapées vivant à domicile, le validisme a fait aussi son œuvre pendant la crise sanitaire. Il a fallut trouver les ressources et les informations en langues des signes ou en Falc (facile à lire et à comprendre) pour les personnes ayant des handicaps intellectuels ou psychiques. Le personnel médical, non formé à la langue des signes française (LSF), était désormais masqué, rendant impossible aux personnes sourdes le fait de lire sur les lèvres. Les journalistes peinaient à sous-titrer les information ou à ne pas les cacher par des bandeaux. Les personnes sexisées handicapées, qui étaient déjà particulièrement touchées par les violences domestiques, conjugales et intrafamiliales, ont été les grandes oubliées des campagnes de prévention alors que ces violences se sont accrues pendant le confinement : les lignes d’urgence étaient inaccesssibles aux personnes sourdes et l’État a tardé à mettre en place des services par SMS4.
Le validisme existait avant le coronavirus – et il perdurera sans doute après la crise sanitaire -, mais il s’est amplifié durant cette période par un phénomène de banalisation du mal quand il est devenu tolérable de sacrifier des vies sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à notre idéal d’humanité.
Publication originale (08/2022) :
De chair et de fer : vivre et lutter dans une société validiste
· Cet article fait partie de notre dossier Validisme du 12 Novembre 2022 ·
On peut notamment consulter le document « Recommandation professionnelle multi-disciplinaire opérationnelle (RPMO). Aspects éthiques et stratégiques de l’accès aux soins de réanimation et autres soins critiques (SC) en contexte de pandémie COVID-19 » daté du 24 mars 2020, <www.coreb.infectiologie.com/UserFiles/File/procedures/rpmo-ethique-rea-covid-19-vf-24-corr26-mar20-2.pdf>
Odile Maurin, « Validisme + #Covid-19 : personnes handicapées sacrifiées. Ces morts dont on ne parle pas... », Handi-social.fr, 16 avril 2020.
Christophe-Cécil Garnier, « Le confinement si difficile des centres d’accueil pour handicapés », streetpress.com, 10 avril 2020.
Camille Wernaers, « Coronavirus : les femmes handicapées s’expriment « contre leur invisibilité » », RTBF, 25 mars 2020.