Futurs dévalidés | Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, Rachel Jobson
Une difficulté à laquelle beaucoup de personnes sont confrontées est la création de modèles de soins qui ne dépendent pas de la "sympathie". Nous parlons beaucoup de communauté et d'autres réseaux de relations, mais beaucoup de nos idées actuelles sur l'avenir supposent l'accès à un réseau de personnes très soudées qui veillent les unes sur les autres. Comment pouvons-nous penser à la construction du monde d'une manière qui embrasse vraiment l'idée que personne n'est jetable ? Nous avons besoin d’une maïeutique crip à grande échelle. Sans cela, nous risquons de connaître beaucoup de suicides et de dépressions, car des personnes deviennent handicapé·es et ne savent pas entrer en contact avec quelqu'un·e qui sait comment vivre malgré la baisse d'énergie, les mauvais·es médecins et les changements corporels. Il est indispensable que quelque chose vienne interrompre cette idée de "destin pire que la mort".
Rachel Jobson est une étudiante queer, handicapée et neurodivergente qui termine actuellement son doctorat en sociologie à l'Université Carleton, où elle fait des recherches sur la construction socio-juridique de la famille nucléaire comme seul lieu de soins autorisé en dehors du travail rémunéré et de l'institutionnalisation. Elle est une membre active du Disability Justice and Crip Culture Collaboratory.
Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha est une écrivaine handicapée non binaire, d'ascendance urgher et tamoule sri-lankaise, irlandaise et galicienne.. Elle est commissaire d'exposition et travaille au sein du mouvement pour la justice transformatrice et le handicap. Son dixième livre, The Future Is Disabled : Prophecies, Love Notes and Mourning Songs, sera publié en octobre 2022. Vous trouverez d'autres de ses écrits en ligne sur www.brownstargirl.org.
· Cet article fait partie de notre dossier Validisme du 12 Novembre 2022 ·
Rachel Jobson : Que signifie pour vous la notion de "futurs dévalidés" ?
Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha : Tout d'abord, le simple fait de parler de la présence des personnes handicapées dans l’avenir est radical. Et c'est encore plus radical d'imaginer un avenir où les personnes handicapées, sourdes, neurodivergentes prospéraient partout, façonnant le mode de fonctionnement du monde, prenant les commandes. En effet, de nombreuses personnes, qu'elles soient conservatrices et/ou fascistes ou progressistes ou radicales, pensent qu'il n'y aura pas de personnes handicapées dans l’avenir - soit parce que nous aurons tous·tes été éliminé·es par l'eugénisme, soit parce que nous aurons tous·tes des soins médicaux, donc plus de maladie ! Dans un cas comme dans l'autre, iels pensent que c'est une bonne chose que nous n'existions pas, car nous sommes des versions intrinsèquement défectueuses de ce corps "normal", valide, neurotypique et entendant, qui est supposé être le corps et l'esprit que tout le monde souhaite.
Les compétences, les connaissances et l'organisation des personnes handicapé·es sont ce qui maintient les gens en vie en ce moment. Si vous avez porté un masque ou utilisé un purificateur d'air ; si vous avez compris comment exécuter un plan de soins pour vous-même ou un·e proche; si vous vous êtes battu·e pour l'équité en matière de vaccins ou contre la violence médicale ou le rationnement des soins pendant le Covid ; si vous imaginez un présent et un avenir sans flics ni prisons, où les gens peuvent créer la sécurité et obtenir les soins dont iels ont besoin sans être enfermé·es - vous vous organisez et survivez grâce à la justice pour les personnes handicapées. Nous ne parviendrons pas à la libération sans que des personnes handicapées ne soient à la tête du mouvement et sans que des personnes valides, neurotypiques et entendantes n'apprennent des connaissances des personnes handicapées.
Depuis des années, les Nations unies affirment que 15 % de la population mondiale est handicapée. Les personnes handicapées ont rétorqué que ce chiffre est probablement sous-estimé car de nombreuses personnes ont probablement répondu "oh non, je vais bien" lorsque quelqu'un·e leur a posé la question. Je suis d'accord avec ce que la Dr Sami Schalk, universitaire et écrivaine noire, queer, grosse, handicapée et femme, a tweeté au début de l'année : à cause du Covid-19 et du manque d'accès aux soins médicaux, la majorité des gens seront bientôt handicapé·es, s'iels ne le sont pas déjà. Parmi les centaines de millions de personnes qui ont contracté le virus, beaucoup sont maintenant handicapées et vivent avec un Covid long. Beaucoup d'autres vivent avec des troubles de stress post-traumatique, des dépressions et une profonde angoisse dûe à la pression (un mot totalement inadéquat) de vivre avec le fascisme, la mort de masse et la crise économique et climatique. La Dr Schalk a reçu beaucoup de réactions négatives, mais elle a dit - et je suis d'accord - "hey, ce n'est pas une mauvaise chose, c'est une chance de refaire le monde de la manière dont nous avons besoin !". Le Covid signifie "cripper le monde" depuis 2019. Nous avons plongé dans les pratiques handicapées, nous avons appris : à nous connecter virtuellement ; à nous renseigner sur les virus et leurs modes de transmission ; à créer des soins ; à partager de la nourriture ; à utiliser et partager des masques ; à exiger un revenu de base et d'autres soutiens du filet de sécurité sociale, la fin de la dette et des expulsions, le définancement de la police ; à créer nos propres systèmes de sécurité et de soins. Nous pouvons continuer sur cette voie, et si la majorité du monde est handicapée, c'est l'occasion de revendiquer notre pouvoir et de construire un monde accessible et juste. Tout a été différent ; tout doit être différent ; tout peut être différent.
Dans ton livre Care Work, tu fais référence à un commentaire de Stacey Milbern selon lequel la question de l'accès est le point de départ de la construction d'un mouvement plutôt que son objectif final. Dans le même temps, ce type de travail peut faire naître des sentiments de douleur et de rage liés à des expériences passées de manque et de honte - en particulier pour les Noir·es, les indigènes et les personnes de couleur. Pourrais-tu nous dire comment les mouvements de justice sociale peuvent offrir un espace pour ressentir ce chagrin tout en progressant vers un avenir plus prometteur ?
Ressentez vos sentiments, faites-le en dépit de tout. Stacey et moi avons fait beaucoup de formations pour des organisations noires, indigènes et de couleur (BIPOC : Black, Indigenous, and people of color) qui n'étaient pas principalement axées sur le handicap mais dont les membres voulaient apprendre. De nombreuses organisations blanches de personnes handicapées nous ont également demandé de venir les aider à ne pas être racistes - nous avons refusé, car la vie est trop courte pour regarder les Blanc·hes pleurer et se plaindre ;). Nous nous sommes investi·es pour voir si nous pouvions créer des liens de complicité. Pour les personnes noires, indigènes et de couleur (BIPOC), parler de ces choses signifie faire face à des histoires douloureuses de génocide, de guerre, de prison, de proches qui ont été institutionnalisé·es, d'empoisonnement aux pesticides. La douleur et la honte, en somme.
Cependant, nous avons également constaté que les conversations sur le handicap réservées aux personnes BIPOC créaient de puissants espaces de guérison et de transformation. Une fois que les Blanc·hes ne sont plus là pour limiter ce que vous pouvez partager, vous pouvez oser dire ce dont vous avez besoin et co-créer des espaces pour le rendre possible. L'accessibilité, ça fait un bien fou ! Savoir que l'on peut dire ce qui se passe pour soi sans que des gens roulent des yeux, savoir que l'on n'est pas obligé de quitter le militantisme parce que l'on a un corps - c'est génial. Tout est mieux lorsqu'il y a des chaises à la manif, lorsque le travail est accessible, lorsque vous ne vous sentez pas comme un·e raté·e si vous tombez malade. Je pense que nous pouvons faire de la place pour pleurer nos mort·es et nos histoires d'institutionnalisation, d'eugénisme, de violence médicale et de validisme, sans pour autant nous dire "nous sommes si tristes que nous ne pouvons rien faire". On peut voir la joie et la possibilité dans tout, du projet Accessible Sweatlodge de No More Silence à la bibliothèque de prêt gratuit d'appareils fonctionnels du Disability Justice Network of Ontario à Hamilton, en passant par la foire virtuelle Sick and Disabled Zine & Craft Fair, par un million de projets artistiques et culturels pour personnes handicapées, par le travail qui se fait dans les espaces de fêtes kink, queer et trans pour insister sur les masques et les purificateurs d'air afin que nous puissions danser et baiser et rester en sécurité.
Une difficulté à laquelle beaucoup de personnes sont confrontées est la création de modèles de soins qui ne dépendent pas de la "sympathie". Nous parlons beaucoup de communauté et d'autres réseaux de relations, mais beaucoup de nos idées actuelles sur l'avenir supposent l'accès à un réseau de personnes très soudées qui veillent les unes sur les autres. Comment pouvons-nous penser à la construction du monde d'une manière qui embrasse vraiment l'idée que personne n'est jetable ?
Il est vrai que l'entraide fait beaucoup - plus que l'État ne fait habituellement ou n'a jamais fait - et il est également vrai que l'entraide peut être et a été mise à rude épreuve parce que, comme l'a dit un militant que je connais, "L'entraide n'est pas censée être ce qui fait fonctionner le système d'égouts !" (Et pourtant, c'est bien nous qui faisons fonctionner le système d'égouts....). Surtout en cet été #3 du Covid éternel, beaucoup d'entre nous sont en crise et s'appuient sur des personnes qui elles-mêmes tiennent à peine le coup. Dans cette situation, des personnes peuvent avoir besoin de soins mais ne pas les obtenir, parfois parce qu'elles sont isolé·es et sans communauté. Et qu'en est-il des personnes qui sont violentes ou de très mauvaise compagnie, mais qui ont quand même besoin de soins et les méritent ? En outre, de nombreuses personnes entourées par une communauté et des ami·es peuvent constater que cette communauté n'a pas nécessairement les compétences nécessaires pour leur fournir le type de soins dont iels ont besoin, car tout le monde ne sait pas comment faire du soutien en cas de crise ou comment soulever quelqu'un·e pour le mettre sur les toilettes, vous savez ?
Je pense que c'est l'une des grandes questions auxquelles nous serons confronté·es à mesure que la justice pour toutes les personnes handicapées se développera et que nous intensifierons notre organisation : quel est l'avenir des soins que nous voulons créer ?
Dernièrement, j'ai beaucoup réfléchi au concept de bibliothèques/catalogue de soins. La fiction spéculative peut nous aider à cet égard, qu'il s'agisse de livres déjà écrits ou d'histoires que nous créons nous-mêmes. Dans Les Dépossédés d'Ursula K. Le Guin, qui imagine une utopie anarcho-syndicaliste imparfaite mais assez juste, le capitalisme a disparu et il existe d'immenses entrepôts dans lesquels chacun·e peut prendre ce dont iel a besoin, quand iel en a besoin. Je pense à ce que cela pourrait donner pour les soins. Et si les soins étaient un droit humain ? Quelles structures rendraient cela possible ? Qu'est-ce que cela signifierait d'avoir des systèmes de soins basés sur la communauté et la relation, ou encore des soins dispensés par des inconnu·es mais qui soient bien rémunéré·es et respecté·es ?
Les travailleur·euses domestiques et les personnes handicapées luttent ensemble pour que les soins soient valorisés. Les campagnes d'art visuel "Care Can't Wait" et "Portraits of Care" de Hand in Hand et de la National Domestic Workers Alliance sont étonnantes - tant pour montrer les relations aimantes et justes entre les soignant·es et les personnes dont iels s'occupent (et pour montrer que beaucoup d'entre ell·eux sont handicapé·es !) que pour exiger que les soignant·es reçoivent un salaire juste, des indemnités complètes et des conditions qui mènent au respect. Ces revendications sont gagnantes à la fois pour les personnes handicapées qui reçoivent des soins et pour les soignant·es ell·eux-mêmes. Soutenir ce type d'organisation, à la fois en exigeant des gouvernements qu'ils financent les soins et en créant toutes sortes d'espaces où les gens peuvent accéder aux soins - collectifs de soins non rémunérés, collectifs de soins où les gens peuvent être payés pour leur travail, services de soins de repos, etc. - sont des choses que nous pouvons faire dès maintenant pour commencer à construire l'avenir dont nous avons besoin.
L'idée que les vies des personnes handicapées ne valent pas la peine d'être vécues est omniprésente. Cependant, la pandémie a conduit à un nombre significatif de personnes à devenir nouvellement handicapées. Je pense à l'idée de la maïeutique crip (inventée par Stacey Milbern sous le terme « doulaing crip »), qui considère l'apparition du handicap comme une naissance et non comme une mort. Je suis curieuse de savoir ce que serait pour vous l'accueil des nouvell·eaux handicapé·es dans une perspective de vie qui embrasse l'avenir.
Nous avons besoin d’une maïeutique crip à grande échelle. Cela se fait de manière informelle, car beaucoup d'entre nous, handicapé·es depuis longtemps, discutons avec nos proches qui ont un Covid long. Certaines organisations, comme Senior and Disability Action, proposent un système mentorat et un soutien de groupe plus formels et mettent en contact les personnes nouvellement et anciennement handicapées. Je constate également que certaines personnes rencontrent la communauté et la politique des personnes handicapées beaucoup plus facilement qu'il y a 20 ans, parce que le mouvement de justice pour toutes les personnes handicapées a frappé un grand coup dans la fourmilière, en créant de l'art, de la politique, de la communauté et des ressources, de sorte que maintenant beaucoup de personnes trouvent des trucs crip via TikTok. Il en faut toujours infiniment plus. Sans cela, nous risquons de connaître beaucoup de suicides et de dépressions, car des personnes deviennent handicapé·es et ne savent pas entrer en contact avec quelqu'un·e qui sait comment vivre malgré la baisse d'énergie, les mauvais·es médecins et les changements corporels. Il est indispensable que quelque chose vienne interrompre cette idée de "destin pire que la mort".
Qu'est-ce que cela implique d’envisager l’accessibilité et les soins comme étant profondément joyeux ? Que peut apporter cette approche aux grands mouvements de justice sociale ?
Ohlala. Bon, d'abord, je tiens à dire que parfois les soins c’est chiant ! Parfois, c'est une plaie, et il faut juste sortir les poubelles, sans avoir un orgasme à chaque fois. J'ai commencé à parler de la manière dont les soins peuvent être agréables, érotiques, joyeux, et tout cela est issu de ma propre expérience de la honte à demander de l'aide et de la façon dont les soins et l'accès étaient accordés à contrecœur ou pas du tout. Ça donnait l'impression que les soins étaient une terrible corvée, ce qui dissuadait beaucoup de groupes d'organisation d'être disposés à en mettre en place. Lorsque j'ai fait l'expérience de l'accès sur mesure dans Creating Collective Access en 2010 - un espace communautaire queer BIPOC handicapé où nous nous aidions les un·es les autres et où c'était amusant, aimant et créatif - tout a changé pour moi.
Mes premières expériences dans les espaces du mouvement ont souvent été marquées par des gens qui pensaient "c'est une chose que nous devrions faire pour ell·eux, j’imagine". Mais cela n’était jamais perçu comme joyeux ou amusant ou, comme le dit mon amie T. Kebo Drew du Queer Women of Color Media Arts Project (QWOCMAP) : "Bien sûr que je veux que ma grand-mère soit au festival du film - bien sûr que je veux que tout le monde vienne !". L'accessibilité peut être un espace de solidarité profonde, d'amour radical et d'accueil.
Cela vient de l'outil d'audit de la justice pour les personnes handicapées, dont Stacey et moi avons eu l'idée et sur lequel j'ai travaillé après sa mort. Il s'agit d'un outil que les groupes, les organisations et les personnes BIPOC peuvent utiliser pour apprendre et réfléchir à la manière dont nous pratiquons la justice pour les personnes handicapées. Les personnes qui l'ont commenté nous ont demandé d'inclure des histoires d'organisations BIPOC qui se sont transformées pour se concentrer sur la justice pour les personnes handicapées, et Kebo a raconté l'histoire de QWOCMAP. Il s'agit d'un gigantesque projet cinématographique et d'un festival de films dirigés par des Noir·es, des Latinx et des Asiatiques de la classe ouvrière. Iels sont partis de l'idée que "nous ne pouvons pas assurer le meilleur accès au monde par nous mêmes, mais avec qui pouvons-nous nous associer pour que cela se produise", ce qui a conduit à des choses comme leur collaboration avec le Women's Cancer Resource Center (WCRC). Lors de l'un des nombreux incendies récents en Californie, QWOCMAP organisait son cycle annuel de cinéma dans les bureaux du WCRC, et les participant·es ont fini par utiliser le bâtiment comme refuge, car il dispose d'un système de filtration de l'air. Ou encore, la fraternité bouddhiste Block Build avait des "elfes d'accès" à tous ses rassemblements, ce qui a aidé les gens qui étaient réticents à partager leurs besoins à le faire parce que l'endroit était si sûr et accueillant.
Si la majeure partie du monde est malade ou handicapée, si nous sommes tous·tes traumatisé·es, si nous avons tous·tes un corps et un esprit, si les personnes handicapées sont précieuses et cruciales, alors si nous continuons à développer des espaces de créativité, de survie, d'amour et de communion radicale pour les personnes handicapées, neurodivergentes et sourdes, nous allons gagner. Et nous aurons un plaisir et un succès profonds pendant que nous le ferons.
Publication originale (09/2022) :
Briarpatch
· Cet article fait partie de notre dossier Validisme du 12 Novembre 2022 ·