12 Janvier 2023 · En deuil et en colère
Bonjour,
Le 1er décembre dernier, journée mondiale de lutte contre le SIDA, Steven Trasher, auteur de La Sous-Classe Virale, publiait ces mots sur twitter :
“Si les tendances actuelles se maintiennent, il y aura plus de deux fois plus de personnes aux États-Unis qui mourront du Covid (120 000) au cours de l'année prochaine que de personnes qui sont mortes du SIDA au cours de son année la plus meurtrière (55 000 en 1995).
Pourquoi y a-t-il si peu de colère à ce sujet ? Si peu de sentiment d'urgence ? Les mort·es du Covid sont-iels acceptables et "jetables" ?
Il ne s'agit pas de faire jouer le COVID contre le SIDA. Beaucoup des mêmes facteurs expliquent pourquoi les gens meurent de l'un ou l'autre, ou des deux.
Mais au début des années 1990, l'activisme politique était FURIEUX face aux décès du SIDA, alors qu'il emportait moins de la moitié des personnes que le COVID emporte actuellement.
Pourquoi ce silence et cette complaisance aujourd’hui ?
Le constat est le même de ce côté-ci de l’Atlantique.
Et le silence, épais, est glaçant.
Alors que dans le deuil et la colère nous entrons dans l’année 2023, pour reprendre les mots des camarades de Peste Magazine, à défaut de voeux nous avons des pensées.
Nous adressons nos pensées à tou·tes les proches des dizaines de milliers de personnes mortes du COVID-19 en France en cette année 2022, à cause de la négligence criminelle du gouvernement et du silence total des oppositions politiques et médiatiques.
Nous adressons nos pensées aux centaines de milliers de personnes handicapées, malades chroniques, immunodéprimées, qui voient leur vies mises en danger dans l’ensemble de l’espace public, et sont de fait exclu·es des lieux de sociabilité et de luttes.
Nous adressons nos pensées aux millions de personnes malades du Covid long, victimes de l’absence de solidarité collectives et du mensonge généralisé, qui en plus de devoir affronter errance médicale et précarité, sont constamment confrontées au mépris et à l’incrédulité.
Nous adressons enfin nos pensées à tou·tes celleux qui continuent de lutter sur le front pandémique, à sensibiliser sur les risques, et à informer de l’avancée des connaissances sur les multiples impacts du COVID-19.
À tou·tes les camarades qui ne lâchent rien, qui refusent de rejoindre le nihilisme morbide, qui continuent d’élever la voix et de promouvoir la réduction des risques et l’autodéfense sanitaire, nous exprimons toute notre amitié.
Avec ce dossier nous avons voulu explorer les relations entre le deuil et la lutte, la question de savoir quelles vies et quelles morts comptent, de ce que nous allons pouvoir faire de nos peines, de nos peurs, de nos dégouts et de nos colères. Ici aussi l’histoire des luttes populaires, ouvrières, LGBTQ+, et plus spécifiquement celle d’Act UP, nous est particulièrement précieuse.
N’imaginez pas qu’il faille taire sa tristesse pour être militant·e, même si le camps des luttes est saturé par les injonctions moralisatrices et managériales à la joie. Taire ses doutes, ses chagrins et ses félures, ne fait qu’intérioriser la violence. Et la retourne contre nous même. Trop de camarades en souffrent, parfois fatalement.
Les luttes populaires nous apprennent qu’il peut y avoir un usage collectif de nos tristesses, qui décuple notre puissance d’agir. Un usage joyeux de la tristesse. Qui la réinscrive dans un rapport de force et un sens partagé. Un usage communiste.
Très bonne lecture et
prenons soin de nos luttes,
Cabrioles
Carnet de recherche pour l’Autodéfense Sanitaire face au Covid19
P.s : Pardon pour les quelques jours de retard, nous faisons au mieux.
Pleurer et s'organiser | Olivia Schwob
À la fin du mois de mai, j'ai déferlé avec des milliers de mes voisins le long de Flatbush Avenue en direction du pont de Brooklyn. George Floyd et Breonna Taylor étaient morts, mais nous ne faisions pas que les pleurer. Nous étions en deuil : pour eux, et pour des milliers d'autres personnes assassinées par la police ; pour nous-mêmes et pour nos futurs qui disparaissent ; pour les morts perdus à cause du COVID-19 et pour les vivants plongés dans la précarité. Le soleil a commencé à se coucher et nous avons pris la rue, en chantant.
Un deuil pour les vivants | Judith Butler
Lorsque l'économie redémarre à la suite d'une vague pandémique, en sachant pertinemment que certaines personnes vont mourir, une classe de personnes dispensables est identifiée et créée. C'est un moment fasciste qui émerge au sein des calculs du marché, et nous vivons une période où cette forme de calcul menace de devenir la norme. Il s'agit, en fait, d'une rationalité et d'un pouvoir que nous devons combattre à des niveaux globaux et quotidiens.
Le harcèlement des endeuillés du Covid | Erika Edwards
Avant la pandémie, Ari Eisen travaillait également avec des personnes qui avaient perdu des êtres chers. À cette époque, il n'y avait "aucun" cas de harcèlement en ligne visant des personnes en deuil, dit-elle. Lorsque le virus du Covid a frappé, "tout a explosé". Les groupes de soutien en ligne dans lesquels les gens se sentaient à l'aise pour partager leurs histoires sur le Covid ont été inondés de commentaires niant l'existence du Covid ou déversant de la haine.
Les morts arrachés à l'avenir | Beatrice Adler-Bolton
Tout ce que je peux dire à celleux qui, à "gauche", penchent vers le nihilisme, c'est que celleux d'entre nous qui se battent encore auraient bien besoin d'un peu de solidarité en ce moment. Dans une société dans laquelle notre survie a déjà été si profondément marchandisée, cet événement de mort de masse est devenu une opportunité commerciale de plusieurs milliards de dollars. Ce n'est pas le moment de vous désengager sur le COVID-19. Celleux d'entre nous qui se battent encore ne peuvent pas le faire seul·es.
Vous êtes témoin d'un crime | Debra Levine
La puissance de choc de la procession n'est pas tant due à la violation d'une norme légale et sociale selon laquelle un cadavre ne doit pas apparaître sur la voie publique, car les corps des personnes atteintes du SIDA, à l'instar de celleux qui sont morts du COVID, ont été évités par les pompes funèbres et traités avec un grand manque de respect tout au long de la première décennie de la crise. Ce qui a choqué la police et les passant·es, c'est tout le contraire : l'amour, le dévouement et les soins accordés aux personnes mortes du SIDA, régulièrement stigmatisées dans la vie, puis dans la mort.
Deuil et militantisme | Douglas Crimp
Silence=Mort a été produit et est utilisé pour une lutte politique collective, et il suppose de conjuguer différents problèmes pour la communauté des activistes du SIDA. Prendre notre symbole au pied de la lettre comporte pour nous un danger : nous sommes nous-mêmes silencieux précisément sur le sujet de la mort, sur la profondeur avec laquelle elle nous affecte. Frustration, colère, rage et révolte, anxiété, peur et terreur, honte et culpabilité, tristesse et désespoir - il n'est pas surprenant que nous ressentions ces choses ; ce qui est surprenant, c'est que souvent nous ne les ressentons pas. Décrier ces réactions - notre propre forme de moralisme - revient à nier l'étendue de la violence que nous avons tous endurée.
Re/Lire
Dépolitiser le meurtre social dans la pandémie de Covid-19 | Nate Holdren
La tendance au meurtre social crée des problèmes que les gouvernements doivent gérer. Dans ce contexte, ceux-ci ont souvent recours à une tactique spécifique : la dépolitisation.
Sommes-nous encore le pays de l’avenir ? D'un avenir qui se dégrade | Rodrigo Nunes
Ce qui distingue l'administration de Bolsonaro n'est pas l'existence d'une composante nécropolitique, puisqu'elle a toujours été présente, mais le fait qu'elle s'exprime plus intensément et plus ouvertement. En bref, la différence est de degré et non de nature. C'est pourquoi nous devons prêter attention à ce qui s'est passé dans des endroits comme le Brésil et les États-Unis : il s'agit d'expériences sociales aux implications importantes. Dans deux des plus grandes démocraties occidentales, au milieu de la plus grande crise sanitaire du siècle, deux gouvernements ont ouvertement fui leur responsabilité de protéger la vie au nom de la rentabilité économique.