Sommes-nous encore le pays de l’avenir ? D'un avenir qui se dégrade | Rodrigo Nunes
Ce qui distingue l'administration de Bolsonaro n'est pas l'existence d'une composante nécropolitique, puisqu'elle a toujours été présente, mais le fait qu'elle s'exprime plus intensément et plus ouvertement. En bref, la différence est de degré et non de nature. C'est pourquoi nous devons prêter attention à ce qui s'est passé dans des endroits comme le Brésil et les États-Unis : il s'agit d'expériences sociales aux implications importantes. Dans deux des plus grandes démocraties occidentales, au milieu de la plus grande crise sanitaire du siècle, deux gouvernements ont ouvertement fui leur responsabilité de protéger la vie au nom de la rentabilité économique.
Rodrigo Nunes est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l'Université catholique pontificale de Rio de Janeiro (PUC-Rio), au Brésil. Il est l'auteur de Organisation of the Organisationless : Collective Action After Networks et de nombreux articles dans des publications telles que Les Temps Modernes, Radical Philosophy, South Atlantic Quarterly, Jacobin, Al Jazeera et The Guardian. En tant qu'organisateur et éducateur populaire, il a participé à plusieurs initiatives au Brésil et en Europe, notamment aux premières éditions du Forum social mondial. Il a récemment publié Neither Vertical nor Horizontal, A Theory of Political Organization chez Verso.
Quel avenir possible la réaction désastreuse du Brésil et des États-Unis à la pandémie de Covid-19 laisse-t-elle entrevoir ? Et comment la réponse à cette question peut-elle éclairer le concept de "nécropolitique", qui est récemment devenu une manière populaire de décrire le gouvernement de Jair Bolsonaro ?
Si le terme "nécropolitique" n'a été inventé par Achille Mbembe qu'en 2003, la réalité à laquelle il renvoie est bien plus ancienne. L'idée, en tous cas, était déjà implicite dans le concept de biopolitique depuis son émergence au début du 20e siècle, bien avant sa (re)découverte par Michel Foucault. Conçue par des auteurs tels que Rudolph Kjellén, Jakob von Uexküll et Morley Roberts à partir d'une analogie entre l'État-nation et l'organisme, la biopolitique a toujours supposé une frontière entre le corps politique dont il faut prendre soin et un environnement extérieur habité par des ressources et des menaces. Cette frontière peut coïncider avec les limites de l'État-nation, renvoyant alors à la concurrence internationale et au colonialisme ; elle peut aussi le traverser de l'intérieur, séparant les populations que les autorités doivent faire vivre de celles qu'elles peuvent laisser mourir ou éventuellement tuer. Ces dernières sont comme les agents pathogènes qui menacent ou débilitent le corps de la nation : Les "dégénéré·es", les dissident·es politiques et religieux·ses, les groupes ethniques, les immigré·es, les pauvres, les criminel·les, les fols, les handicapé·es, les marginaux·les - des catégories qui se recoupent évidemment de diverses manières.
Attirer l'attention sur ce point nous permet de souligner un aspect qui se perd parfois lorsque le concept est utilisé pour parler de l'administration Bolsonaro. À savoir, que la nécropolitique n'est pas une déviation, une perversion ou un mystérieux "culte de la mort", mais a toujours existé entre les lignes, ou plutôt, aux frontières entre les différentes populations et territoires. En d'autres termes, ce qui distingue l'administration de Bolsonaro n'est pas l'existence d'une composante nécropolitique, puisqu'elle a toujours été présente, mais le fait qu'elle s'exprime plus intensément et plus ouvertement. En bref, la différence est de degré et non de nature.
La nécropolitique dans la tête
Bien que beaucoup aient tenté de la minimiser en la qualifiant de simple outrance rhétorique, cette teneur nécropolitique était déjà parfaitement transparente avant l'élection. Tandis que Bolsonaro menaçait de "faucher" ses ennemi·es, ses allié·es rivalisaient pour savoir qui pouvait promettre le plus explicitement à une partie de la population qu'une autre partie serait considérée comme tuable - "viser les petites têtes" des criminel·les, comme l'a dit le gouverneur de Rio de Janeiro dans sa campagne, tout en acceptant évidemment le risque de toucher des innocent·es. Même s'il s'agissait d'une simple déclaration, il est évident que ce discours, venant de la bouche de dirigeants légitimés par le vote, produirait des effets fatals, puisqu'il signalait aux forces de l'ordre la volonté de ne pas freiner des exactions. Parallèlement à d'autres mesures délibérées, il a conduit à une augmentation de 92 % des décès lors d'opérations policières en 2019 dans la seule ville de Rio de Janeiro. À São Paulo, la période de janvier à avril 2020 a vu une augmentation de 60 % des décès causés par la police militaire. Si les chiffres à São Paulo ont pris du recul après l'introduction récente de caméras dans les uniformes de la police, ils ont continué à augmenter ailleurs : à Rio, près de quatre personnes ont été tuées par la police toutes les 24h en 2021.
Nous pourrions peut-être résumer le mélange de conservatisme et de sauvagerie qui caractérise le bolsonarisme comme la transformation de la notion de "citoyen modèle" en une catégorie biopolitique. Dans le discours bolsonariste, le "citoyen modèle" fonctionne ouvertement comme un élément de distinction entre la population dont la vie doit être protégée et la population qui non seulement peut être autorisée à mourir mais qu'en fin de compte, on devrait avoir le droit de tuer. Ce droit ne serait pas seulement exercé de manière libérale par l'État, mais devrait également être accordé à cell·eux dont la vie vaut la peine d'être protégée : l'obsession du gouvernement à modifier les lois sur les armes à feu afin que les "citoyens modèles puissent se protéger" n'est rien d'autre que la privatisation du pouvoir souverain de mort.
Ce que la pandémie de COVID-19 a montré clairement, cependant, c'est que la frontière biopolitique ne peut jamais être uniquement morale. Bien que le virus tue les pauvres et les personnes non blanches dans une proportion beaucoup plus importante, il est indifférent aux questions de mœurs sociales et a bien sûr coûté la vie à de nombreux "citoyens modèles". Lors de l'élection, il a été promis que seul·es celleux qui le "méritaient" seraient en danger. Désormais, le risque est partagé par tous·tes, et c'est le revenu qui offre la meilleure protection. Cela met en évidence un autre aspect de la nécropolitique qui est occulté si nous la traitons comme une sorte de préférence extraordinaire pour la mort de la part des dirigeant·es.
Qu'est-ce que cela signifie de dire que la nécropolitique a toujours été l’envers de la biopolitique ? La conversion de l'une en l'autre s'articule, comme nous l'avons vu plus haut, autour d'une question de frontières - ou plus précisément, de frontière entre vie protégée et vie sacrifiable. A partir de là, il est facile de voir que les deux réalités s'entremêlent avec l'expansion du capitalisme au 19ème siècle. Conçue comme un organisme, une population a fondamentalement deux tendances : la conservation de ses forces vitales et la croissance.
Ces deux objectifs biopolitiques déterminent, en contrepartie, les formes que peut prendre la nécropolitique. La tendance à croître fait de toute personne qui empêche l'augmentation de l'"espace vital" (Lebensraum) de la nation une cible potentiellement tuable, pour reprendre le terme inventé par Friedrich Ratzel, professeur de Rudolph Kjellén, qui a servi à justifier les prétentions impériales du nazisme. À son tour, la défense du corps social contre les "agents pathogènes" tels que les criminels, les "races inférieures", etc., conduit à la ségrégation spatiale, à la violence policière et, finalement, à ce que Foucault a qualifié de "racisme d'État" : médicalisation de la différence, eugénisme et camps d'extermination. Mais la conservation et la croissance se rejoignent dans une troisième proposition. Nourrir et renforcer la nation implique de l'approvisionner continuellement en matières premières et en main-d'œuvre bon marché - une nature et une force de travail bon marché, comme le dit Jason W. Moore. À l'extérieur, par la spoliation des colonies et des "marchés émergents" ou l'asservissement d'autres peuples ; à l'intérieur, par l'exploitation des ressources naturelles et de la force de travail.
Cela montre pourquoi un gouvernement comme celui de Bolsonaro est moins une exception que la radicalisation d'une norme, et pourquoi se concentrer sur le nazisme comme cas paradigmatique de la transformation de la bio- en nécropolitique - un trope qui va de Foucault à Esposito en passant par Agamben - peut être trompeur. S'il est vrai que la biologisation de la frontière nécropolitique par les nazis est unique, la biopolitique a toujours supposé l'idée que pour que certain·es vivent et prospèrent, la vie d' autres doit être sacrifiée. Les pauvres - et, dans des pays comme le Brésil et les États-Unis, plus encore les Noir·es, dont le statut juridique des ancêtres n'était pas celui de personnes mais de biens - vivent donc en permanence à la frontière entre vie protégée et vie consommable. Davantage protégé·es quand tout va bien, iels deviennent sacrifiables quand tout va mal. Dans ces périodes, le critère qui sépare la bio- et la nécropolitique est fondamentalement économique.
La pandémie , évidemment, est une de ces périodes.
Le pire de tous les mondes
Lorsque le Brésil a franchi le cap des 10 000 victimes officielles de la pandémie, Bolsonaro a abordé les décès pour la première fois pour dire que, tout en les regrettant, il devait "montrer l'exemple" en contrôlant les dépenses et en donnant la priorité à l'économie. En défendant la réouverture des commerces alors que le nombre de cas continuait de grimper, le lieutenant-gouverneur du Texas a résumé la situation en termes très clairs. Selon lui, "il y a des choses plus importantes que la vie", à savoir travailler, consommer et faire tourner les moteurs.
Cette manière de présenter la situation - comme un choix entre la vie et l'économie - repose sur un mensonge et une triple dissimulation. Le mensonge réside dans l'idée que, dans un marché mondial hautement intégré, un endroit particulier peut se soustraire aux effets du ralentissement brutal de l'économie mondiale et de la récession qui l'accompagne ; comme si, en gardant un centre commercial ouvert, on pouvait compenser le ralentissement logistique ou la baisse de la demande de matières premières, par exemple. Le choix de Bolsonaro n'est pas technique, mais idéologique et électoral : il rejette la responsabilité d'une crise économique inévitable sur les gouverneur·euses et les maires qui souhaitent appliquer des mesures sanitaires, ou sur quiconque agit de manière responsable du point de vue de la santé publique. Au lieu de protéger l'économie au détriment de la vie, cette approche s'avère désastreuse pour les deux : ne faire aucun effort pour aplanir la courbe signifie vivre beaucoup plus longtemps avec des perturbations intenses, à un coût énorme en vies et en argent.
Pour dépeindre comme raisonnable cette stratégie consistant à se suicider avec la vie d'autrui, il faut d'abord dissimuler la gravité de la crise, en la présentant comme un petit accident de parcours qui sera rapidement surmonté. Mais cette dissimulation est au service d'une autre, qui est de nature idéologique. C'est elle qui prépare le terrain pour que les politicien·nes puissent réduire nos options à un choix inévitable entre mourir du virus ou de la famine.
Si de nombreuses personnes ont pu entendre ce message et l'approuver, c'est que, pour elles, l'impasse était réelle : les inégalités font de la quarantaine un luxe inaccessible. En présentant la situation en ces termes, des personnes comme Bolsonaro et Trump pouvaient donc être considérées comme moins hypocrites que celles qui exhortaient les gens à rester chez ell·eux alors qu'iels devaient sortir pour gagner leur vie. C'est l'exemple parfait de ce qu'Isabelle Stengers et Philippe Pignarre appellent une "alternative infernale" : ces situations dans lesquelles la distribution objective des incitations et des opportunités réduit la "liberté" à un choix entre des options également mauvaises. Cela cache le fait qu'il pourrait y avoir des alternatives à la mauvaise alternative, ou des possibilités qui permettraient d'éviter ce choix terrible. Dans le cas du Covid, cela impliquerait une intervention massive de l'État pour garantir des revenus et des emplois jusqu'à ce que la pandémie soit maîtrisée.
Mais c'est précisément ce genre d'option que, pour des raisons idéologiques, des dirigeants comme Bolsonaro ont refusé d'envisager : cela reviendrait à admettre publiquement qu'il existe une autre issue à la crise. En outre, la mise en œuvre de telles mesures risquerait d'éveiller des demandes de nouveaux droits - comme un revenu de base universel - au lieu d'une passivité résignée face à une énième dose d'austérité. C'est la troisième dissimulation.
Mais c'est aussi là qu'intervient la singularité du moment présent. Si même les gouvernements de droite du monde entier ont accepté d'intervenir de manière substantielle, c'est parce que la crise n'est pas seulement économique mais aussi sanitaire. Refuser d'intervenir dans ces circonstances reviendrait à se laver les mains d'un danger qui menace à la fois les vies les plus sacrifiables et les plus protégées. Le coût politique d'une telle action est trop élevé, car cela signifie se soustraire publiquement au devoir de l'État de protéger la vie ou, en d'autres termes, rompre le pacte biopolitique : l'accord tacite, essentiel aux communautés politiques modernes, selon lequel les gouvernements se chargent de faire vivre leurs sujets en échange de la potentialisation de leur utilité économique. Dans des conditions normales, un gouvernement qui ne tiendrait pas compte de la mort massive de sa population ne serait jamais réélu.
C'est pourquoi nous devons prêter attention à ce qui s'est passé dans des endroits comme le Brésil et les États-Unis : il s'agit d'expériences sociales aux implications importantes. Dans deux des plus grandes démocraties occidentales, au milieu de la plus grande crise sanitaire du siècle, deux gouvernements ont ouvertement fui leur responsabilité de protéger la vie au nom de la rentabilité économique. Ce qui est encore plus remarquable, c'est que cette attitude ne leur a pas coûté cher en termes de popularité (du moins pas dans un premier temps), et ne les a pas non plus empêchés de conserver une base sociale très engagée qu'ils pouvaient mobiliser contre la science, les mesures de protection telles que les masques et la distanciation sociale, et même les professionnel·les de la santé.
L'avenir n'est plus ce qu'il était
Ce n'est pas une coïncidence si nous parlons de deux pays construits sur le génocide des indigènes et l'esclavage, des blessures historiques dont l'héritage est une normalisation de la souffrance humaine. Mais si la gravité de ce qui se passe attire moins l'attention qu'elle ne le devrait, c'est aussi parce que l'idée que nous devons souffrir pour l'économie est déjà largement naturalisée.
Lorsque Michel Foucault qualifiait le libéralisme de "cadre général de la biopolitique", il entendait par là que la gestion des conditions de vie de la population par l'État était fondée sur une analyse coût-bénéfice dont le succès ou l'échec est vérifié en dernière instance par le marché. Ce qu'il n'a pas compris à l'époque, c'est qu'il existe une asymétrie entre ces deux éléments. Alors qu'il n'y a pas de critère ou de limite intrinsèque au plus grand bénéfice qu'une action de l'État pourrait avoir, il en existe un pour le coût le plus bas : c'est zéro. En mesurant systématiquement le plus grand bénéfice en fonction d'une norme dans laquelle le coût zéro est tendanciellement l'objectif, le néolibéralisme nous a habitués, au cours des quatre dernières décennies, à l'idée que le type idéal d'intervention publique serait, par définition, celui qui ne coûte absolument rien - c'est-à-dire aucune intervention du tout. Il a ainsi normalisé un rétrécissement progressif du cercle des vies à protéger, dont l'expansion historique a atteint son point culminant dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et n'a cessé de s'inverser depuis.
Cette normalisation fonctionne aussi d'autres manières. Depuis le début de son ascension historique, alors qu'il se présentait comme un antidote aux "excès" de l'État-providence, le néolibéralisme a articulé son programme de reformatage de l'État et de la société selon une grammaire morale individualiste dans laquelle l'idée du mérite ("il ne tient qu'à vous") était conjuguée à celle du sacrifice ("vous devez vous serrer la ceinture"). La répétition constante de ce discours, ainsi que des décennies d'expérience vécue au sein d'institutions et de relations sociales radicalement reconfigurées par celui-ci, ont permis d'intérioriser sa logique, devenant presque seconde nature. Dans cette chambre d'écho, la dette privée et les crises économiques elles-mêmes fonctionnent comme des dispositifs disciplinaires qui augmentent simultanément la coercition économique à laquelle les individus sont soumis et réactivent l'imaginaire de la responsabilité individuelle, de la culpabilité et de l'expiation. Ces dispositifs peuvent continuer à fonctionner, et même devenir de plus en plus punitifs, même si la carotte tendue devant les yeux des gens s'éloigne à l'horizon : si, auparavant, on exigeait des sacrifices au nom de la réussite individuelle ou d'une vie meilleure, on demande maintenant de risquer la mort pour que l'économie vive. Les promesses disparaissant, il ne reste que l'impératif de continuer à se soumettre aux circonstances, à s'adapter à un horizon d'attentes au rabais.
Depuis 2008, le système capitaliste existe dans un présent perpétuel dépourvu de futurité. Le dynamisme économique de la dernière décennie, qui a culminé en novembre 2019 avec la célébration de dix années de croissance boursière ininterrompue et un gain retentissant de 468 % pour les entreprises cotées au S&P 500 - le plus long marché haussier de l'histoire - a été obtenu au prix de l'injection de plus de 10 000 milliards de dollars d'argent public dans le système financier international entre 2008 et le début de cette année. Ce type d'intervention, connu sous le nom d'assouplissement quantitatif, était déjà en hausse avant même la pandémie, ce qui a amené les observateur·ices à se demander s'il n'était pas devenu une caractéristique permanente de l'économie mondiale. Comme cette manne s'est accompagnée de très peu d'obligations d'investir dans la production de biens et de services, la majeure partie de cet argent n'a circulé que dans le secteur financier. Il en est résulté une inflation des actifs qui a enrichi les spéculateur·ices, mais laissé l'économie réelle à la dérive. Après une remontée inévitable juste après la Grande Récession, le taux de croissance du PIB mondial a chuté à nouveau et n'a jamais retrouvé sa vigueur d'avant 2008, poursuivant plutôt la trajectoire descendante entamée en 1973. La productivité, qui est généralement le meilleur indicateur de la croissance économique à long terme, a continué de faire défaut dans le monde entier. Au Royaume-Uni, son augmentation a été la plus faible depuis le début du 19e siècle ; en Chine, elle a représenté la moitié de ce qu'elle avait été au cours de la décennie précédente.
Quelle que soit l'explication proposée - "stagnation séculaire", "capitalisme rentier", "long déclin" dû à la surcapacité industrielle - il est de plus en plus clair que nous vivons dans une ère d'instabilité, "de concurrence affaiblie, de faible croissance de la productivité, d'inégalités élevées et, ce n'est pas une coïncidence, de démocratie de plus en plus dégradée". Dans ce contexte, l'austérité perd définitivement toute justification en tant que moyen pour atteindre une fin et devient une fin en soi. Au lieu d'être le sacrifice nécessaire pour créer les conditions propices à la reprise de l'activité économique, elle se manifeste comme un dispositif disciplinaire, un instrument d'accumulation par la prédation, et une façon d'assurer des rendements élevés dans une économie en déclin par la consolidation de mécanismes qui produisent de l'inégalité. Le Brésil, en fait, offre un exemple parfait de cette dynamique. Depuis cinq ans, les droits et les formes de protections sociales ont été ravagés par des réformes qui étaient censées créer des quantités astronomiques d'emplois et augmenter le PIB. Le fait que ces prévisions ne se réalisent jamais n'empêche pas les politicien·nes et les économistes de les reprendre sans cesse.
Il est indéniable que, compte tenu de son origine (la santé publique) et de sa taille (gigantesque), la crise provoquée par le Covid-19 a conduit les gouvernements du monde entier à consentir l'effort budgétaire combiné le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale, qui comprend une série de mesures qui, jusqu'à récemment, auraient été considérées comme anathèmes : investissements importants dans la santé publique, suspension temporaire du paiement des loyers et des expulsions, actions visant à garantir les salaires et les emplois, etc. Cependant, ces investissements ont non seulement été bien en deçà de ce qui était nécessaire, mais ils se sont accompagnés de demandes d'austérité supplémentaire comme moyen d'équilibrer les comptes une fois les turbulences passées.
Cette insistance à maintenir le même niveau d'accumulation de capital au sein d’une économie qui progresse de manière incertaine peut sembler économiquement contre-productive (car elle inhibe la demande et donc la croissance) et politiquement suicidaire (car elle crée des conditions sociales potentiellement explosives). On peut en dire autant de l'échec total des gouvernements et des marchés à offrir une réponse à peine adéquate au défi du réchauffement climatique. Mais cela ne vaut que si l'on suppose que ces décisions sont prises dans le but de garder à l'esprit un système viable pour la majorité de la population mondiale. Et si l'élite économique mondiale, qui a bénéficié de quatre décennies ininterrompues d'augmentation des inégalités, n'était plus inquiète à ce sujet, parce qu'elle n'est plus préoccupée par le consentement ? Et si elle s'était habituée à l'idée que le maintien du modèle actuel de concentration des richesses n'est plus compatible avec des conditions minimales de reproduction sociale pour un nombre croissant de personnes, et qu'elle ne ressent plus le besoin de préserver ces vies ? Et si elle était pleinement consciente des risques du réchauffement climatique, mais confiante d'être à l'abri de ses impacts ? Et si, en somme, elle avait déjà intégré l'idée que, comme le résumait récemment Déborah Danowski, "il n'y a plus assez de monde pour tout le monde" ?
Les deux étapes nécessaires à un ordre mondial conforme à cette vision seraient l'érosion de la démocratie (afin d'exclure toute demande de redistribution et de protéger davantage l'économie) et la dissolution du pacte biopolitique (ou, plutôt, l'adoption d'une définition plus étroite des vies à protéger, rendant toujours plus de vies sacrifiables). C'est pourquoi la montée mondiale de l'extrême droite doit être prise au sérieux, et notamment ces occurrences au Brésil et aux États-Unis pendant la pandémie. Dans ces deux pays, les gouvernements ont mobilisé une partie de la population contre une autre - les "citoyens modèles" contre les "parasites" et les "communistes", les Blanc·hes contre les Noir·es et les immigrant·es, etc. - pour justifier l'abandon de la protection de la vie en général, laissant à la chance et aux inégalités sociales le soin de décider qui doit vivre ou mourir. Celleux qui ont l'intention de ne rien faire pour empêcher un avenir où l’accès à des conditions de vie de base sera de plus en plus rares et où des catastrophes naturelles majeures seront de plus en plus fréquentes en prennent certainement bonne note.
Publication originale :
A Perfect Storm
Cet essai a été initialement publié dans No Tremor do Mundo : Ensaios e Entrevistas à Luz da Pandemia, Luisa Duarte et Victor Gorgulho (coord.) (Rio de Janeiro : Cobogó, 2020).