La Sous-Classe Virale | Steven Thrasher, Charlotte Rosen
L'expression "sous-classe virale" aide à comprendre pourquoi les groupes de personnes marginalisées sont infectés et subissent les dommages des virus de manière disproportionnée.
Steven W. Thrasher est titulaire de la chaire Daniel H. Renberg à la Medill School de l'université Northwestern, la première chaire de journalisme créée pour se concentrer sur la recherche LGBTQ+. Il est également membre du corps enseignant de l'Institute for Sexual and Gender Minority Health and Wellbeing de la Northwestern University. Ses écrits ont notamment été publiés par Scientific American, le New York Times, Nation, The Atlantic, The Journal of American History. The Viral Underclass est son premier livre.
Charlotte Rosen est une militante abolitionniste et doctorante en histoire à la Northwestern University. Son travail a été publié dans le Washington Post, Belt Magazine et Truthout.
Les virus ne font pas de discrimination. Comme l'a très bien montré le Covid-19, personne n'est à l'abri d'une infection, pas même la reine Elizabeth II ou Kim Kardashian. Mais comme le journaliste Steven Thrasher l'explique dans son nouveau livre, The Viral Underclass : The Human Toll When Inequality and Disease Collide, les propriétés universelles des virus ne signifient pas que tous les humains les contracteront au même rythme ou subiront leurs infections de la même manière. Au contraire, les virus s’accrochent à des structures de pouvoir bien ancrées et entraînent des taux disproportionnés d'exposition, de transmission, de maladies graves, d'invalidité et de décès dans les groupes historiquement marginalisés. Les virus peuvent également renforcer les relations de pouvoir inégales et aggraver la violence d'État en créant de nouvelles formes de stigmatisation pour des individu·es déjà criminalisé·es.
La production par l'État d'une sous-classe virale menace tout le monde. Le maintien de systèmes racistes, sexistes, validistes et capitalistes et la mise en place de politiques de santé publique néolibérales qui font de la santé une quête entièrement individuelle accélèrent la réplication virale, aggravent la transmission et encouragent la prolifération de virus encore plus mortels. J'ai discuté avec Thrasher de la composition de la sous-classe virale, de la manière dont les pandémies amplifient les inégalités, des leçons tirées de la crise du VIH/Sida et de ce que nous devrions faire pour faire face à la pandémie actuelle de Covid-19.
—Charlotte Rosen
Charlotte Rosen : Qu'est-ce que la sous-classe virale ?
Steven Thrasher : L'expression "sous-classe virale" aide à comprendre pourquoi les groupes de personnes marginalisées sont infectés et subissent les dommages des virus de manière disproportionnée. Le fait d'être pauvre et/ou d'appartenir à une classe sociale stigmatisée ou criminalisée rend une personne plus susceptible d'être infectée par des virus, car elle est plus susceptible de vivre dans des conditions qui accélèrent la transmission virale mais aussi de ne pas avoir les ressources nécessaires pour se soigner si elle est infectée.
La "sous-classe virale" fait également référence à la façon dont les virus aggravent la marginalisation et créent un groupe de personnes nettement défavorisées. Le fait d'être infecté par un virus rend les gens plus susceptibles de tomber dans la pauvreté, de subir des privations et d'être confronté·es à la violence de l'État.
Le terme lui-même a été inventé par un homme appelé Sean Strub, qui l'a utilisé à l'origine pour décrire la criminalisation du VIH. Il a écrit sur la façon dont, lorsque les gens deviennent séropositifs, iels acquièrent soudainement un statut de seconde classe aux yeux de la loi. Aujourd'hui, la plupart des lois ne disent pas franchement qu'une réalité biologique vous place dans un statut de seconde zone, mais les lois sur le VIH le font. Une fois qu'une personne est séropositive, elle est soumise à cet autre ensemble de lois, y compris les enfants nés avec le VIH, qui portent ce statut avec elleux toute leur vie.
Lorsque le coronavirus a éclaté, j'ai réalisé que la sous-classe virale était une analyse que je pouvais utiliser pour expliquer comment les virus exposaient et reproduisaient l'inégalité dans toute la société - assurément selon les lignes raciales, mais aussi en dehors de la divison traditionnelle noir/blanc centrée sur les États-Unis, comme les lignes de citoyenneté, de sexualité et de classe.
CR : Quelles perspectives l'histoire du VIH/SIDA offre-t-elle pour comprendre la sous-classe virale au temps du Covid-19 ? Et quelles leçons peut-on tirer de cette histoire pour savoir comment lutter aujourd’hui?
ST : Il y a des résonances évidentes entre le VIH et le Covid - ce sont tous deux des virus, et ils affectent des populations marginalisées. Le VIH touchait principalement les hommes homosexuels et les usager·es de drogues par injection intraveineuse, tandis que le Covid a initialement touché les personnes âgées. Mais très vite, j'ai constaté qu'en dépit du fait que les virus ont des propriétés très différentes et se transmettent très différemment, les mêmes groupes de personnes étaient principalement touchés par les deux virus ; les cartes géographiques indiquant les taux de transmission virale au sein de communautés particulières étaient presque identiques.
L'histoire de la façon dont les homosexuels ont été considérés comme jetables au plus fort de la crise du VIH/Sida est utile pour comprendre quand et pourquoi il y a eu des actions autour du Covid et quand et pourquoi il n'y en a pas eu. Au départ, lorsque l'on pensait que le VIH ne touchait que les homosexuels et les usager·es de drogues par injection, il n'y avait pas d'indignation sociale à grande échelle ni de pression pour développer des mesures d'atténuation ou un remède. En revanche, lorsque le Covid a été initialement surnommé le "grand égalisateur", nous avons assisté à une coordination massive et sans précédent sur une question médicale, car en théorie, il pouvait infecter n'importe qui. Et c'est vrai : le vice-président des États-Unis, la reine d'Angleterre - ont tous·tes eu le Covid. Lorsqu'un virus touche une population jugée jetable, il existe différents niveaux de soins en réponse.
Cependant, même avec le Covid, nous constatons des disparités qui rappellent la crise du VIH/Sida. En fait, les personnes âgées qui courent un risque élevé de mourir du Covid ne reçoivent pas beaucoup de soins, de la même manière que les hommes homosexuels qui contractaient le sida et mouraient dans les années 1980 et 1990 ne recevaient pas de soins. Elles sont toutes deux considérées comme des populations jetables - il n'y a pas de capital à extraire des personnes âgées ; elles sont en dehors de la main-d'œuvre, et donc le marché et les politiciens les considèrent grossièrement comme non productives. Il y a presque un haussement d'épaules collectif ou une certaine satisfaction à savoir que ces personnes qui sont considérées comme une charge nette pour les ressources ne vont pas figurer au bilan.
Une autre similitude entre les deux virus est que le Covid est maintenant mis en commun pour circuler majoritairement parmi les personnes qui sont les plus susceptibles d'en souffrir et qui n'ont pas accès à des soins vitaux, ce qui s'est également produit avec le VIH/Sida. Malgré une mobilisation initiale de l'État en réponse au Covid, nous assistons maintenant au démantèlement de tout le filet de sécurité sociale mis en place pendant la pandémie. Il n'y a plus de financement pour le dépistage ou le traitement des personnes non assurées, même s'il est clairement établi que les personnes sans assurance sont les plus susceptibles de transmettre le Covid, d'en être malades et d'en mourir. Mais les personnes non assurées et les pauvres sont considérées comme jetables, et donc nous voyons de moins en moins d'argent consacré à leur protection.
CR : Votre livre suggère que les virus sont parmi les "plus grands enseignants" - de quelle manière ?
ST : Les virus nous aident à voir qui est négligé par la société et nous montrent comment, si nous parvenions à démanteler les forces structurelles qui rendent certains groupes jetables pendant les pandémies, nous aurions une foule d'avantages économiques et sociaux pour les travailleur·euses en général.
Il y a des pays dans le monde, comme Cuba, qui se sont plutôt bien débrouillés avec cette pandémie - ils ont des taux de mortalité très bas, ils ont vacciné presque tout le monde de plus de 2 ans, et ils ont fait tout cela tout en étant écrasés par l'empire américain, dans le cas de Cuba, parce qu'ils ont investi beaucoup d'argent dans la santé publique. L'idée que les gens doivent travailler ensemble - travailler collectivement pour protéger la santé publique - est en soi quelque chose que les virus mettent en évidence et qui oblige les gens à y faire face.
Les virus nous aident à voir que tout est lié. La culture américaine et le capitalisme néolibéral essaient toujours de nous amener à nous considérer comme les héro·ines discret·es de notre propre parcours, déconnectés de tous les autres. Notre ascension ou notre chute dépend entièrement de nous, et nous ne devrions pas trop nous soucier des autres, dit-on. Sur le plan physiologique, les virus font voler en éclats l'idée que deux personnes sont distinctes, alors que de la matière organique peut passer entre nous de telle sorte qu'elle contribue à reprogrammer une partie de notre code génétique, ce qui se produit lorsqu'une personne est infectée par un virus. Si nous voulons être protégé·es, nous devons rendre l'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, sûrs pour tout le monde. De cette façon, les virus sont très utiles pour nous aider à lutter en comprenant que le fait que nous sommes connectés.
CR : J'ai été particulièrement frappée par votre analyse sur la façon dont la police, les prisons et le système juridique pénal aux États-Unis et dans le monde entier créent et exacerbent les dommages causés à la sous-classe virale. Comme vous l’écrivez, "l'État carcéral est l'un des vecteurs les plus puissants d'une sous-classe jugée jetable et indigne de soins ou de santé". Pouvez-vous nous parler de cette relation entre la politique de l'ordre public et la production d'une sous-classe virale ?
ST : Il est important de reconnaître que le fait d'être marqué comme une personne ayant été incarcérée crée des désastres dans la vie qui vous placent dans la sous-classe virale. Les taux élevés d'incarcération contribuent non seulement à produire davantage d'agents pathogènes, en raison des conditions insalubres et inhumaines des institutions carcérales américaines ; ils exacerbent également les inégalités en matière de logement, d'emploi et d'accès aux soins de santé, ce qui accroît le risque d'infection virale et de décès pour toute une catégorie de personnes. Si vous avez été en prison, il vous sera plus difficile d'obtenir un logement et de trouver un emploi, et vous serez donc beaucoup plus susceptible de devenir sans-abri. Les prisons fabriquent une catégorie de personnes qui n'ont pas d'accès stable au logement, à l'emploi ou aux soins de santé. Il s'agit là d'un terrain propice à la circulation des virus, et un moyen critique de réfléchir au lien entre les virus et l'état carcéral.
CR : L'un des thèmes du livre est la façon dont, à bien des égards, les élites conservatrices et libérales participent à la création de la sous-classe virale et en bénéficient. Pourquoi est-il si important de démontrer que les deux partis travaillent au maintien de la sous-classe virale, et en particulier que le parti démocrate est complice de l'aggravation des conditions de transmission du virus ?
ST : Un exemple que j'évoque dans mon livre et qui illustre clairement comment la sous-classe virale est le produit d'une politique bipartisane est le traitement réservé par le gouvernement aux immigrant·es haïtien·nes. Les États-Unis criminalisent depuis longtemps les Haïtien·nes, mais en 1991, l'administration de George H.W. Bush a interdit l'entrée sur le territoire à des milliers de réfugié·es haïtien·nes qui avaient fui leur pays après le coup d'État qui a renversé leur président démocratiquement élu et les a envoyés de force à Guantánamo. Une fois sur place, et en attendant de voir si le statut de réfugié leur serait accordé, ces Haïtien·nes ont subi un dépistage forcé du VIH. Sans leur consentement, les femmes haïtiennes séropositives étaient stérilisées ou se voyaient injecter du Depo-Provera, une forme de contraception semi-permanente. Faisons un saut de 30 ans, en 2021, le président Joe Biden a déporté plus d'Haïtien·nes au cours de ses premières semaines de mandat que l'administration Trump en une année entière. Biden a utilisé comme justification une clause controversée de la loi de 1944 sur le service de santé publique, la règle 42, qui permet au gouvernement fédéral d'accélérer les expulsions pendant une pandémie - la même règle que l'administration de Trump a utilisée pour expulser les migrant·es demandant l'asile en 2020, une mesure que de nombreux libéraux ont critiquée à l'époque. La règle 42 soutient en substance que le gouvernement a le droit d'expulser des personnes parce qu'elles apportent des agents pathogènes et des maladies dans le pays - ce qui est un bien bel argument à faire valoir quand il n'y a presque aucune restriction à l'intérieur du pays. Mais le fait est que la production d'une sous-classe virale n'est pas simplement un projet Trumpiste ou Républicain. Le libéralisme entretient ces mêmes systèmes racistes et xénophobes, en profite et refuse de les remettre en question.
Il est facile d'être en colère contre les sénateur·ices Joe Manchin et Kyrsten Sinema si vous soutenez le programme de Biden. Mais même dans les endroits où il y a une super-majorité de démocrates, comme en Californie, les libéraux ne promulguent pas de système de santé à l'échelle de l'État ou ne créent pas de collèges totalement gratuits afin que les gens aient plus d'argent pour les soins de santé ou le loyer, bien que la Californie ait une énorme manne dans son budget en ce moment. Il ne coûterait pas si cher à l'État de construire, par exemple, des logements pour les personnes qui n'en ont pas, mais il ne le fait pas. Ceci ne relèvent pas de choix inhérents à des différences de personnalités ; mais relèvent des conditions même des Etats-Unis, desquelles les libéraux sont partie-prenantes. Les libéraux produisent les conditions dans lesquelles les virus se développent. Cela fait pleinement partie du mode de fonctionnement du libéralisme. Celui ci ne s'attaque pas aux causes profondes, qui permettraient d’atténuer de manière significative la transmission virale et feraient disparaître complètement certaines de ces conditions. Le libéralisme américain dépend de systèmes et de politiques qui créent des conditions virales : maintien de l'ordre, prisons, soins de santé néolibéraux, lutte contre l'assurance maladie pour tous·, etc.
CR : Quelle est votre évaluation de la réponse actuelle du gouvernement (ou peut-être, plus justement, de son absence) à la pandémie de Covid-19, et comment votre livre pourrait-il être utilisé par les mouvements sociaux ou les décideur·euses politiques pour faire pression en faveur de réponses politiques différentes ?
ST : Je trouve que le moment actuel est complètement incohérent en termes de messages. Il n'est pas possible d'avoir une politique de santé publique qui soit aussi ad hoc - en tout cas pas lorsque le virus est aussi transmissible et qu'il affecte autant de personnes différentes. Je pense que l'une des plus grandes erreurs a été que les dirigeant·es ont ignoré les indicateurs de ce que les gens étaient prêts à faire réellement pendant la pandémie. La dernière fois que j'ai regardé, et tout au long de cette année, une majorité de personnes étaient en faveur des obligations de port du masque ; elles n'y voyaient pas d'inconvénient. Mais on voyait ensuite des gens comme David Leonhardt [du New York Times] et des personnes à la Maison Blanche minimiser ces statistiques et créer un autre récit qui faisait apparaître le port du masque comme inutile ou contraignant. Ce faisant, iels ont un peu affaibli l'opinion publique, mais il y a toujours une faible majorité en faveur du port du masque. Ce n'est donc pas comme s'il n'y avait qu'un infime pourcentage de personnes prêtes à porter un masque et à prendre d'autres mesures de santé publique. C'est une erreur, mais une erreur prévisible - les médias et le gouvernement ont toujours veillé au confort de la classe dirigeante et de la bourgeoisie.
Je pense que nous commettons une erreur en ne mettant pas l'accent sur la sous-classe virale dans nos décisions politiques. Si vous vous concentrez sur le confort des gens en haut de l'échelle, les gens en bas de l'échelle vont souffrir. Si vous vous concentrez sur les gens du bas, tout le monde s'en sortira mieux. À quoi ressemblerait un monde dans lequel un·e cuisinier·e à la chaîne ne tomberait pas malade et ne mourrait pas dans une proportion plus élevée que d'autres personnes occupant d'autres emplois ? Eh bien, ce serait un monde où la ventilation dans les cuisines serait excellente, où les gens auraient des congés maladie payés, où il y aurait suffisamment de main-d'œuvre disponible pour que vous ne vous demandiez pas, en regardant une personne, "Peux-tu cuisiner 100 hamburgers en une heure ?", mais où il y aurait plutôt deux personnes qui travailleraient, avec un soutien suffisant pour que si l'une d'entre elles est malade, elle ait quelqu'un pour la remplacer. Si nous mettions au centre les personnes qui font partie de la sous-classe virale et que nous nous demandions : "Que faudrait-il faire pour leur fournir un logement, une assurance, les choses dont iels ont besoin pour être en sécurité ?", cela aurait un effet positif net pour tous·tes les membres de la société - enfin, sauf pour les milliardaires, qui devraient payer plus d'impôts et partager leurs ressources.
Publication originale (11/08/2022) :
The Nation