Vous êtes témoin d'un crime | Debra Levine
La puissance de choc de la procession n'est pas tant due à la violation d'une norme légale et sociale selon laquelle un cadavre ne doit pas apparaître sur la voie publique, car les corps des personnes atteintes du SIDA, à l'instar de celleux qui sont morts du coronavirus, ont été évités par les pompes funèbres et traités avec un grand manque de respect tout au long de la première décennie de la crise. Ce qui a choqué la police et les passant·es, c'est tout le contraire : l'amour, le dévouement et les soins accordés aux personnes mortes du SIDA, régulièrement stigmatisées dans la vie, puis dans la mort.
Debra Levine est directrice des études de premier cycle et chargée de cours en théâtre, danse et médias à l'université de Harvard. Son travail a notamment été publié dans The Drama Review ; GLQ ; Disability Studies Quarterly ; e-misférica, et le Journal for the Hemispheric Institute of Performance.
· Cet article fait partie de notre dossier En deuil et en colère du 12 janvier 2023 ·
L'appel est arrivé tôt le matin du 9 novembre 1990. Je crois que c'est Kim Christensen qui m'a téléphoné pour me dire que Ray Navarro venait de mourir et m'a invité à m'asseoir auprès de son corps avant qu'il ne soit emmené et incinéré. Un certain nombre d'entre nous, membres d'ACT UP qui nous étions occupé·es de Ray tout au long de sa maladie, se sont joint·es aux quelques personnes qui avaient assisté à son décès. La mère de Ray, Patricia, et sa sœur, Christine, étaient présentes avec nous dans sa chambre d'hôpital au septième étage de l'hôpital Saint-Vincent, surnommé l'étage du SIDA parce qu'il était entièrement consacré au traitement des patient·es atteint·es de maladies liées au VIH. Après la mort de son fils, Patricia, militante chicana de longue date, est également devenue une militante du SIDA basée à Los Angeles. Lorsqu'elle prend la parole en public, c'est toujours en tant que mère qui a perdu son fils à cause du SIDA. Lorsque Ray a commencé à présenter des symptômes, puis lorsqu'elle est arrivée à New York pour s'occuper de lui pendant la dernière partie de sa vie, elle a rejoint le groupe informel (mais très organisé) de soignant·es de Ray, dont je faisais partie, et elle s'est immergée dans l'écosystème de l'activisme et de la lutte contre le SIDA.
À ACT UP, les militant·es n'avaient pas l'habitude d'interagir avec les familles, surtout lorsque l'un·e d'entre nous était malade ou hospitalisé·e, car les familles rejetaient si souvent leurs enfants en raison de leur identité sexuelle, de leur toxicomanie ou du diagnostic du SIDA, même lorsqu'iels développaient des infections opportunistes liées au SIDA. Le choix de Patricia d'accepter pleinement la situation de Ray et la façon dont il a choisi d'y faire face ne fut pas non plus automatique. Dans un discours prononcé en 2001, Patricia a déclaré que, de loin, elle n'avait pas saisi l'importance de l'activisme de Ray, que ses manifestations, sa production médiatique et son organisation politique n'étaient pas séparées de ses ambitions professionnelles ou de sa pratique artistique. Elle a raconté,
Ray est allé à New York en août [1988], et en juin suivant, il y avait la Conférence internationale sur le SIDA à Montréal. Il s'y est rendu avec son amant Anthony [Ledesma], et pendant qu'ils étaient à Montréal, son amant a contracté une PCP [pneumonie à pneumocystis, l'une des infections opportunistes les plus répandues chez les premiers patients atteints du SIDA] et a été hospitalisé à Montréal. Ils m'ont appelé, et c'était dévastateur. C'est la première fois que j'ai appris l'existence du SIDA dans notre famille. Anthony s'est rétabli... et tout ce à quoi je pouvais penser... je n'ai pas besoin de vous dire tout ce à quoi je pouvais penser. Mais je ne pouvais rien dire. Dieu merci, j'ai eu la sagesse de savoir qu'il ne fallait rien dire... .
J'ai dit : "Je ne veux pas entendre parler de ça, Raymond, je veux entendre parler de tes études." C'était incroyablement insensible, et j'ai honte de le dire, en tant que militante de longue date, je n'encourageais pas mon fils à être militant, je voulais qu'il étudie. . . .
Ray a refusé de passer le test jusqu'à ce qu'il revienne à New York et qu'il se rende sur un lieu de test anonyme. Je ne savais rien de tout cela. Tout ce qu'il a dit, c'est : "Je n'irai pas voir un médecin", et il m'a expliqué les raisons, et j'ai dit : "Oh mon dieu !". Il m'avait parlé de tous ces trucs, mais je n'avais pas vraiment écouté. Je m'étais juste dit : "Tu ne devrais pas aller à ces réunions et à ces manifestations."
Lorsque Ray s'est fait tester, il a mis du temps à me dire qu'il était positif, qu'il allait bien, qu'il voyait de bons médecins :[Howard] Grossman et Joe Sonnabend. Bien sûr, ces noms ne signifiaient rien pour moi à l'époque. Il a dit que maintenant qu'ils avaient ce médicament [AZT], tout allait être merveilleux.
Environ six mois plus tard, Ray a appelé pour dire qu'il était à l'hôpital parce qu'il avait eu une crise dans le métro. Une ou deux semaines plus tard, on lui a diagnostiqué une tuberculose, qui à l'époque était un complexe lié au SIDA, elle n'était pas considérée comme une infection opportuniste. Il est rentré chez lui après un séjour de deux ou trois semaines à l'hôpital et, le lendemain, il a eu un tel mal de tête qu'il est retourné à l'hôpital avec une méningite cryptococcique, il était très, très malade. J'ai cherché à savoir où il était, car il n'était pas chez lui.
Ray était assis dans son lit, tenant sa cour, et iels étaient tous·tes assis·es en cercle pour lui raconter l'action qu'iels venaient de faire. Une de ses ami·es revenait d'un spectacle qu'elle avait donné à Bruxelles. Quelqu'un d'autre revenait de la démolition du mur de Berlin, et il faisait circuler des morceaux du mur. C'était tous·tes des artistes - certain·es étaient avec ACT UP, d'autres non. Il y avait tous ces gens dans sa chambre, et dès que j'ai vu son visage, j'ai su qu'il allait bien. Il était encore très, très malade, mais il a souri, je suppose que c'était juste parce que j'étais là. C'était très émouvant, c'était très émouvant. J'ai fait une pause et je suis allée dans la salle d'attente. C'est la première fois que j'ai vu l'image "Silence=Mort", parce qu'iels avaient tous ces badges.
Peu à peu, Patricia a compris la détermination de Ray à donner un sens politique à ce qui arrivait à son corps. Elle en est venue à comprendre comment l'absence d'une politique nationale de santé globale et humaine sur le SIDA a affecté tous les aspects de sa santé, y compris son expérience de la mort. Dans ce discours, Patricia met en évidence ses voyages à New York depuis son domicile de Los Angeles. Ce trajet LAX-JFK-LAX est l'inverse du voyage de Ray pour réaliser son rêve de devenir un artiste queer et un militant du SIDA. Ray a quitté Los Angeles et s'est installé à New York pour suivre le programme d'études indépendantes du Whitney Museum, une étape vers la réalisation de ses objectifs professionnels en tant qu'artiste et écrivain. Il a rejoint ACT UP et s'est associé à Media Network, un centre d'information des médias alternatifs à but non lucratif, pour organiser et projeter des vidéos éducatives explicites sur le SIDA, produites par et pour des personnes de couleur, dont certaines qu'il a réalisées lui-même et avec d'autres collaborateur·ices d'ACT UP. En utilisant des genres télévisuels populaires comme les telenovelas et les vidéos musicales, iels montraient comment l'information et la sensibilisation au VIH pouvaient être pratiquées par des membres de la communauté dans des contextes informels. Il s'est arrangé pour qu'ils soient projetés dans des centres communautaires situés dans des quartiers à forte prévalence séropositive parmi les personnes de couleur, notamment le South Bronx et Brooklyn. Le dernier dépistage effectué par Ray avant son hospitalisation définitive a eu lieu au Guadalupe Cultural Arts Center de San Antonio, au Texas, en février 1990. Il a écrit un article étonnant, "Eso, me esta pasando", dans lequel il explique comment il a navigué entre son héritage culturel, sa famille d'origine, son identité d'adulte autodéterminée et son appartenance aux communautés queer.
Je suis un homme gay chicano et séropositif de Simi Valley, en Californie. En me regardant, vous ne verrez peut-être rien de tout cela. Vous ne pourrez pas non plus dire que je suis un vidéaste ayant fait des études supérieures et que j'ai une peur bleue de ma propre culture. Au cours des dernières années, je me suis senti à l'aise avec mon identité gay. J'ai défilé dans la rue, j'ai fait de la go-go dance dans les bars et j'ai pleuré à la mort de personnes que je respectais et qui sont mortes du SIDA ("Syndrome d'immunodéficience acquise"). Alors maintenant, je suis aussi un militant du SIDA. À temps plein.
Ray était un conteur extraordinaire, mettant son corps dans des endroits où il était étiqueté puto, argot espagnol désignant un prostitué masculin, une offense lancée aux hommes homosexuels et utilisée au Mexique pour décrire les lâches et les traîtres. Prenant le risque d'être rejeté à plusieurs reprises, Ray est revenu dans cette communauté et a insisté sur sa position au sein de celle-ci. Il a refusé de renoncer à ce qu'il a durement gagné pendant son séjour à New York, comment ACT UP lui a permis de se forger une identité intersectionnelle, de satisfaire ses désirs professionnels et personnels et de s'épanouir. Ray comptait sur les autres membres pour lui apporter le soutien qui confirmait ces aspirations avant et pendant sa maladie.
Contrairement à la pandémie de coronavirus, l'épidémie de SIDA n'a pas été traitée comme une urgence nationale. Elle n'a jamais été perçue comme mettant en péril les relations familiales normatives. Le crime de l'inaction gouvernementale, le refus de mobiliser des ressources de santé publique, notamment des traitements expérimentaux vitaux, alors qu'il n'y avait pas d'autres solutions, ou le refus de diffuser des informations explicites et véridiques sur la transmission sexuelle et les pratiques d'injection de drogues pendant la crise du SIDA, a été toléré précisément parce qu'il n'était pas perçu comme une menace pour la famille nucléaire. La concentration de l'infection par le VIH et du SIDA dans les populations pauvres et queer signifiait que le gouvernement considérait que les plus de cent mille personnes décédées du SIDA à la fin de 1990 n'étaient pas indispensables.
Des corps en mouvement
La volonté de Patricia de venir à New York et de s'immerger dans le monde de Ray, plutôt que de lui demander de retourner à Los Angeles pour qu'elle puisse s'occuper de lui chez elle, était vraiment exceptionnelle. Les traitements contre le SIDA et le VIH, les politiques sociales et les campagnes de santé publique ne pouvaient pas recourir à des récits hétéronormatifs ou familiaux pour susciter la sympathie et encourager la coopération, de sorte que les soins de santé individuels et publics au cours des premières années de l'épidémie de SIDA sont devenus des histoires de réseaux de solidarité et de soins queer. Le fait de voyager chez Ray, littéralement et métaphoriquement, a permis à Patricia d’embrasser l'adulte que Ray était devenu : un artiste et un militant du SIDA qui avait rejoint une organisation militante de terrain qui, par nécessité, avait créé un modèle politique d’adelphité queer. À ACT UP, l'appartenance et l'attention n'étaient pas fondées sur le sang ou le sol, ni conférées par ceux-ci. L'attention était offerte lorsque vous rejoigniez d'autres personnes dans la rue avec l'intention de mettre fin à la crise du SIDA. La barre semble bien basse, mais je vous assure que ce n'était pas le cas.
Je pense que ce que Patricia a fait n'a pas dû être facile. Elle a dû faire ce que nous autres, membres d'ACT UP, avons fait en nous occupant de militant·es malades ou mourant·es. Elle a dû s'adapter aux nuances de l'infection par le VIH de Ray et approuver pleinement son dévouement inébranlable à l'activisme médiatique, à la conservation de vidéos et de films numériques, à l'organisation communautaire et à l'écriture critique. Et, surtout, en tant que mère d'un militant queer chicano atteint du VIH/SIDA, Patricia a dû renoncer à contrôler la façon dont Ray "faisait" sa maladie. Au lieu de cela, Ray lui a demandé d'affirmer et d'accepter sa dépendance envers les camarades d'ACT UP, les ami·es et les amants qui s'occupaient déjà de lui.
Les soins que nous avons prodigués découlaient de l'éthique d'ACT UP. Nous avons donné la priorité, dans la mesure de nos moyens, à ce que nous pouvions faire pour permettre à Ray, toujours déterminé à être indiscipliné avec son corps, de rester engagé politiquement et de satisfaire son désir de faire de l'art et d'écrire, même s'il devenait de plus en plus affaibli physiquement. L'éthique d'ACT UP était de permettre aux plus vulnérables de résister aux demandes institutionnelles de conformité dans de multiples registres, en tant que patient·es, sujet religieux, données démographiques ou dans les conditions de leur mort, car ACT UP n'hésitait pas à critiquer les normes de comportement conçues pour privilégier l'expérience de la chercheur·euse ou du professionnel de la santé par rapport à celle du la patient·e. Et Ray était déterminé, tout au long de sa maladie, à lutter contre les façons dont le courant dominant blâmait les personnes atteintes du SIDA pour leurs comportements sexuels et sociaux, et légitimait la désignation de boucs émissaires homophobes et racialisés.
Jusqu'à la fin, même lorsqu'il est devenu sourd, aveugle et qu'il souffrait d'une neuropathie périphérique atroce, Ray a vécu pour s'assurer que la stigmatisation du SIDA ne puisse pas le transformer en objet ni utiliser son corps pour donner un sens à l'épidémie de SIDA. Il était l'auteur du sens de sa situation, et il comptait sur nous pour que cela advienne.
En tant que mouvement militant queer, ACT UP n'a pas seulement utilisé l'action directe pour accélérer le développement des antirétroviraux et des traitements contre les infections opportunistes à travers le processus de test et d'approbation du gouvernement. L'héritage d'ACT UP est cette éthique de soins collectifs en faveur de l'autodétermination. Le groupe a soutenu le droit des personnes atteintes du SIDA (PWA - People With AIDS) à choisir non seulement le déroulé de leurs soins médicaux, mais aussi leurs manières de continuer à exister politiquement et socialement. Cette éthique a été conçue en opposition à la déresponsabilisation historique des malades lorsqu'iels se transforment en "patient·es", vulnérables par rapport au pouvoir de l'État. Cette éthique découle des Principes de Denver de 1983, rédigés collectivement par des PWA et résumés par un ancien d'ACT UP, Moisés Agusto-Rosario, dans son article de 2017 intitulé "Living the Denver Principles". Ses auteurs ont été diagnostiqués très tôt dans l'épidémie, et se sont réunis pour formuler "les fondements de l'autonomisation et de l'autodétermination des PWA (personnes atteintes du SIDA)". En 1983, lorsque les principes ont été rédigés, le VIH était une condamnation à mort qui servait trop souvent d'excuse pour se voir refuser un logement, des soins de santé et même des services funéraires. Les principes de Denver insistent sur le fait que la personne la plus touchée doit avoir accès à toutes les informations et à toutes les recherches pour déterminer son propre traitement, que les PWA ont le droit de choisir comment iels vont vivre avec leur maladie, qu'iels ont une autonomie totale sur leur corps et, par extension, qu'iels doivent être maîtres·ses de leur héritage politique et culturel.
Les principes de Denver ont guidé cell·eux d'entre nous qui ont pris soin de Ray jusqu'à sa mort. Nous savions que notre obligation était d'écouter ses souhaits, de lui permettre de vivre et de mourir, comme il l'a fait en 1990, trois ans seulement après la fondation d'ACT UP. D'autres membres d'ACT UP, pour lesquel·les l'horizon thérapeutique n'a guère progressé dans les années qui ont suivi la mort de Ray, ont utilisé cette éthique pour montrer publiquement que leur corps pouvait avoir une importance politique au-delà de leur mort.
Donnez son corps à la politique
Je pense à Ray et au groupe qui s'est occupé de lui comme faisant partie de la première vague de décès d'ACT UP. Un autre membre d'ACT UP, Kevin Smith, est mort le jour suivant le décès de Ray, le 10 novembre. Le jour d'après, Vito Russo, une autre figure fondatrice d'ACT UP, est décédé. Son discours intitulé "Why We Fight" (Pourquoi nous nous battons) était la description la plus précise et la plus dévastatrice de ce que c'était que d'être isolé et de se battre pour sa vie et celle de ses ami·es face à une politique réactionnaire qui considérait des catégories entières de personnes comme jetables. Comme il le disait, "Vous êtes les seul·es à pouvoir entendre les cris des gens qui meurent et leurs appels à l'aide".
Les années 1990 ont été marquées par un flux constant de décès de militant·es d'ACT UP et, parallèlement, par un ralentissement de l'attention politique et sociale portée à la crise en cours. Alors que de nouveaux militant·es rejoignaient ACT UP et formaient des groupes d'affinité politique pour se soutenir mutuellement tout en commettant des actes de désobéissance civile, la théâtralité de ces manifestations se concentrait de plus en plus sur l'impact de la mort des nôtres, que nous ressentions de manière encore plus intense lorsque nous étions allongé·es dans la rue, à côté d'autres membres qui étaient ou avaient été malades.
Les Marys étaient un autre groupe d'une quinzaine de militant·es au sein d'ACT UP, qui ont commencé à manifester ensemble lors de l'action Stop The Church à la cathédrale St. Patrick en 1989. J'ai longuement écrit sur leurs initiatives politiques ultérieures dans un essai de 2013, "How to Do Things with Dead Bodies". Dans l'une de leurs nombreuses actions tristement célèbres, iels ont perturbé la diffusion du rapport MacNeil/Lehrer, se menottant au bureau de Robin MacNeil pendant l'émission en direct et le forçant à répéter à l'antenne leur demande au gouvernement de recentrer ses actions sur la crise du SIDA au lieu de détourner des ressources vers la première guerre du Golfe. Les Mary ont également été les principale·aux organisateur·ices du "die in" de 1991 réunissant 1500 militant·es du SIDA près de la maison de vacances de George H.W. Bush à Kennebunkport, dans le Maine, parmi les nombreuses autres actions qu'iels ont conçues en tant que petit collectif au sein de l'organisation décentralisée d'ACT UP. Après la mort de deux de leurs premiers membres, John Stumpf et Dennis Kane, les Mary ont commencé à étudier l'impact des funérailles politiques dans d'autres mouvements militants, inspirés par les mots de l'artiste et militant d'ACT UP David Wojnarowicz en 1992 :
Il y a une ligne fine, une ligne très fine, et comme chaque cellule T disparaît de mon corps, elle est remplacée par dix kilos de pression, dix kilos de rage, dix kilos de pression, dix kilo de rage, et je concentre cette rage dans la résistance non-violente, mais la concentration commence à déraper, la concentration commence à déraper. Mes mains commencent à bouger indépendamment de toute retenue, et l'oeuf commence à craquer. L'Amérique, l'Amérique, l'Amérique semble comprendre et accepter le meurtre comme une autodéfense contre cell·eux qui pourraient tuer d'autres personnes. Et c'est un meurtre quotidien depuis huit, neuf, dix, onze - comptez-les - dix longues années, et on attend de nous que nous payions tranquillement et poliment des impôts pour soutenir ce meurtre public et social, et on attend de nous que nous fassions tranquillement et poliment notre foyer dans cette tempête de meurtres.
Conformément aux principes de Denver, les souhaits des plus vulnérables étaient réalisables, et Wojnarowicz souhaitait clairement que sa propre mort du SIDA ait une résonance politique. Sur le dos de la veste en cuir que Wojnarowicz portait lors des manifestations d'ACT UP, on pouvait lire : "SI JE MEURT DU SIDA - OUBLIEZ L'INHUMATION - DÉPOSEZ MON CORPS SUR LES MARCHES DE LA FDA". Et comme je l'ai écrit dans ce précédent essai, "l'élément critique de tous les scénarios d'un enterrement politique est l'exposition publique du défunt" et le traitement d'un corps comme s'il était honoré par l'État.
Dans un premier temps, les Marys ont sollicité des PWA extérieur·es à leur groupe pour qu'iels contribuent par leur corps à cette action politique potentielle, mais il y avait de nombreux obstacles éthiques et juridiques à prendre en compte. Mais lorsque trois membres du groupe, Mark Lowe Fisher, Tim Baily et Jon Greenberg, sont tombé·es malades, iels ont décidé d'instrumentaliser leur propre corps, comme le raconte Joy Episalla, membre des Marys, dans son entretien avec le Projet d'histoire orale d'ACT UP. Les membres des Marys étaient déjà leurs soignant·es ; iels confiaient leurs corps les un·es aux autres dans de nombreux actes de protestation risqués. Mais à ce moment, chacun a spécifié ses propres conditions pour l'événement, faisant confiance aux Marys survivant·es pour soutenir la spécificité de leur désir de continuer à faire de la politique au-delà de leur mort. ACT UP s'est engagé pour permettre aux PWA de repousser les limites des conventions culturelles, religieuses et sociales afin de remédier à la manière dont, dans la sphère sociale plus large, les PWA étaient réduits à des "victimes du SIDA" ou des "porteur·euses du SIDA". Leur humanité était si souvent diminuée aux yeux des autres, y compris de leurs familles biologiques. C'est pourquoi le discours de Vito Russo intitulé "Pourquoi nous luttons" était si efficace. Il nous voyait dans notre plénitude. Vito, Ray, David, Mark, Tim et Jon, les Marys, nous ont confié leur corps, nous chargeant de leur permettre de continuer à compter sur le plan politique. Les soins militants se sont attachés à leurs histoires et à leurs désirs individuels, alors même que nous prenions soin de leurs corps jusqu'à leur mort, puis après.
Le prototype des funérailles politiques est la marche que les Marys ont organisée pour David Wojnarowicz après sa mort en juillet 1992. Bob Rafsky, une force politique et morale au sein d'ACT UP et l'un des principaux tacticiens médiatiques du groupe, a décrit l'expérience de cette soirée dans l'une des nombreuses versions d'une lettre qu'il a écrite à sa jeune fille Sara alors qu'il était mourant. La lettre a une structure narrative étonnante, qui mêle la description de la naissance de Sara, sa relation avec sa mère, de la poésie, des récits de sexe, des comptines et des méditations sur l'histoire de ses parents, leur mort et des réflexions sur la sienne.
Nous sommes descendu·es dans la rue et avons marché en l'honneur de l'artiste David Wojnarowicz, une semaine après sa mort du SIDA, comme il l'avait demandé, portant des affiches de ses paroles et de lui, suivant en silence une ligne de tambours. Nos tambours avaient déclenché toutes les alarmes des voitures de l'East Village, mais les rues que nous avons traversées demeuraientt presque vides et j'ai commencé à me demander pour qui nous marchions.
Alors que nous approchions de Houston Street, où la circulation était dense, j'ai été distrait par les lumières tourbillonnantes des voitures de police, qui s'étaient rangées pour former une barricade, et j'ai ressenti cette vieille peur d'être blessé ou emprisonné. Les personnes à l'avant ont cependant décidé de ne pas prendre Houston, et ont tourné dans un quartier vide où pour moi il n'y avait rien à ressentir ou à faire. La marche s'est terminée par un feu de joie dans la rue. J'ai marché sans but autour du cercle de personnes qui jetaient leurs affiches dans les flammes et regardaient la fumée noire s'élever.
Soudain, le vent a tourné, et la fumée s'est engouffrée dans ma gorge. Me détournant, étouffant, j'ai réalisé ce que David Wojnarowicz avait dû comprendre, à savoir que la cérémonie n'était pas destinée aux quelques spectateur·ices, mais à moi. Le roulement de tambour à quatre temps, suivi des trois temps réguliers répétés d'abord pendant que nous marchions, puis pendant que nos affiches brûlaient, était destiné à entrer dans ma tête et à ne jamais en sortir, à m'accompagner à mon réveil, dans mon sommeil, dans ma mort.
Au cours des deux années suivantes, les Mary ont organisé trois autres funérailles politiques pour les leurs. D’abord, celles de Mark Lowe Fisher, le 2 novembre 1992. Immédiatement après le service funèbre à la Judson Memorial Church, les Marys ont soulevé son cercueil, sont sorties du bâtiment et ont remonté la Sixième Avenue de Manhattan avec son cadavre sous une pluie battante, tout en protégeant soigneusement son corps avec un parapluie.
La puissance de choc de la procession n'est pas tant due à la violation d'une norme légale et sociale selon laquelle un cadavre ne doit pas apparaître sur la voie publique, car les corps des personnes atteintes du SIDA, à l'instar de cell·eux qui sont morts du coronavirus, ont été évités par les pompes funèbres et traités avec un grand manque de respect tout au long de la première décennie de la crise. Ce qui a choqué la police et les passant·es, c'est tout le contraire : l'amour, le dévouement et les soins accordés aux personnes mortes du SIDA, régulièrement stigmatisées dans la vie, puis dans la mort. "La mort a lieu derrière des portes fermées et est mise à l'écart de la réalité, des vivant·es", écrit Mark, en contextualisant ses propres funérailles politiques. "Je veux montrer la réalité de ma mort, exposer mon corps en public ; je veux que le public soit témoin. Nous ne sommes pas seulement des statistiques en spirale ; nous sommes des personnes qui ont une vie, qui ont un but, qui ont des amoureux·ses, des ami·es et des familles." Les soins publics apportés au corps de Mark et le dévouement à faire de sa volonté une réalité littérale ont violé les normes sociales qui ont permis, comme l'a écrit Mark, une "négligence criminelle si énorme qu'elle équivaut à un génocide." Et Bob a noté que les funérailles et les commémorations n'étaient jamais une affaire privée, car la mort du corps en question aurait pu être évitée si le gouvernement avait choisi d'allouer suffisamment de ressources pour empêcher le VIH de devenir une épidémie et pour offrir des soins médicaux et un soutien appropriés aux malades et aux mourant·es. Bob a écrit : "Je vais aux services commémoratifs non pas pour me souvenir des morts, mais pour rappeler aux vivant·es qu'iels sont les témoins d'un crime."
Au cours de la première décennie de la crise du SIDA, le crime de négligence gouvernementale s'est reproduit à propos de la gestion des cadavres des PWA. Cette abjection était systémique : dans la ville de New York, les corps des PWA, non réclamés par leurs proches, étaient expédiés dans de simples boîtes en pin à Hart Island, une parcelle de terre désolée au large des côtes du Bronx, où ils étaient enterrés en masse dans des tombes non identifiées. Au plus fort de la crise du SIDA, de 1980 à 2000, les fosses communes de Hart Island ont accueilli quelque 1 500 corps du centre hospitalier de Bellevue, qui possédait le plus grand centre de traitement du SIDA de la ville. Des milliers d'autres sont venus de l'hôpital St Luke-Roosevelt, du centre hospitalier de Harlem, de l'hôpital St Vincent et de l'hôpital St Clare. Hart Island a également reçu des caisses de nouveau-nés provenant directement des unités pédiatriques de traitement du SIDA, dont beaucoup étaient nés de femmes sans abri, toxicomanes et mourant du SIDA.
Même lorsque les corps des morts du SIDA étaient réclamés par la famille, il était courant, pendant la première décennie de l'épidémie de SIDA, que les pompes funèbres les renvoient. Corey Kilgannon a écrit dans le New York Times sur une exception : Robert Ruggiero, dont le funérarium du Bronx était l'un des premiers à New York à accepter d'embaumer des cadavres atteints du SIDA. Ruggiero se souvient que pour organiser l'enterrement, il fallait souvent appeler les familles éloignées des jeunes homosexuels qui étaient venus à New York. Les parents disaient : " Ce n'est pas notre problème, faites ce que vous avez à faire ". . . Ces familles étaient tellement rebutées par le style de vie de leur fils. Certaines disaient : "Faites-le incinérer et envoyez-nous les cendres."
Cendres et diamants
L'élimination chaotique des corps et la dégradation des rites funéraires pendant la pandémie de coronavirus ont privé les vivant·es d'un mode de rassemblement essentiel qui aurait pu revêtir des valeurs politiques comme celles des funérailles d'ACT UP. Mais l'indignation familiale qui affirme que ce phénomène est une trahison unique de normes sociales sacrées est incorrecte. Il ne fait que trahir les attentes de cell·eux qui croyaient que l'État ne les laisserait pas tomber. Lorsque les corps se sont empilés dans des camions frigorifiques, le choc que nous avons collectivement ressenti était dû au fait que nous croyions que les normes sociales étaient transgressées, et même plus qu'avec la pratique incompréhensible de l'administration Trump consistant à séparer les enfants de leurs parents et à les placer dans des cages. Mais ces normes n'ont jamais fonctionné pour les personnes atteintes du VIH/SIDA au cours de la première décennie de l'épidémie. Chaque enterrement politique a révélé un corps sur lequel le gouvernement avait exercé une négligence meurtrière, un crime dont la majorité du peuple américain était complice parce qu'il ne s'est pas réveillé pour s'en occuper. Mais au lieu de succomber aux politiques administratives régissant leur disparition et leur élimination, les activistes vivant·es ont permis aux corps des PWA de contextualiser les circonstances de leur mort.
La mauvaise gestion de la pandémie a mis en évidence les fissures de nos systèmes de santé, de soutien social et de soins aux morts, systèmes dont nous sommes devenus dépendants. Un déluge de reportages sur les cimetières engorgés, les corps mal entreposés dans les morgues des hôpitaux, les difficultés à obtenir des permis de crémation et les directeurs de pompes funèbres épuisés par le nombre de morts a choqué nos sensibilités. Une histoire qui a fait le tour des réseaux sociaux raconte qu'une veuve du Bronx a intenté un procès à un salon funéraire de Brooklyn qui avait laissé le corps de son mari se décomposer dans un camion avec d'autres corps. Cette négligence nous a privés de ce que nous supposions être un droit établi par la loi et la liberté d'expression religieuse, un contrat social implicite qui soutient notre volonté de commémorer respectueusement nos morts.
Il n'est donc pas surprenant que l'Antigone de Sophocle ait connu un regain d'intérêt l'année dernière : le récit de cette pièce donne la primauté à l'obligation d'enterrer les morts de sa famille face au pragmatisme du décret, pris par un autre membre de la famille, de laisser pourrir un cadavre au nom du renforcement de la ferveur nationaliste. Nous respectons cell·eux que nous aimons par la manière dont nous manipulons leurs corps et par la manière dont nous les inhumons. Cela nous permet de comprendre notre histoire et de ressentir que nous faisons partie d'une communauté. Nous comprenons comment nous sommes une communauté à travers notre assemblée de deuil. Ce qui s'est passé, et continue de se passer, pendant la pandémie de coronavirus nous prive de notre capacité à remplir nos obligations familiales. Mais il s'agit là d'un récit normatif, pas d'un récit queer.
Dans ce contexte, plusieurs décès publics déchirants, mais non inattendus, survenus au cours de l'été et de l'automne, ont ébranlé la conscience américaine tout en réaffirmant la manière dont la pandémie avait été racontée et vécue à travers des cadres hétéro- et homonormatifs, ainsi que la reconnaissance par l'État de corps particuliers. Après la mort des icônes progressistes John Lewis et Ruth Bader Ginsburg, leurs corps ont été exposés au Capitole, et pendant deux jours avant sa cérémonie dans la rotonde, Ginsburg a reposé devant la Cour suprême. Dans les funérailles nationales, tout comme dans les funérailles privées, le corps du défunt est un élément nécessaire du rituel. C'est l'objet central qui se transforme en vecteur du chagrin et en moyen de le résoudre. Mais pour que Lewis et Ginsburg entrent en douceur dans les livres d'histoire, il fallait que l'événement prenne de l'ampleur, un cadre royal et symbolique et une foule de pleureur·euses, pour que le rituel soit complet. Les personnes en deuil ont honoré leurs corps, par la stature de l'institution dans laquelle iels ont été temporairement enterré·es ; le droit des corps à apparaître en public a été entériné par la chorégraphie de ces corps venus tirer leur révérence. Il ne s'agissait pas de funérailles Zoom.
Il s'ensuit que l'action des cendres d'ACT UP d'octobre 1992, une marche solennelle et ritualisée du Capitole à la pelouse de la Maison Blanche pour que les amant·es, les enfants, les ami·es et les partenaires des PWA décédé·es puissent franchir la barrière et disperser leurs cendres, était également un acte de révérence fort et performatif. Les rituels de ces funérailles publiques ont été créés par une coalition de personnes, dont la plupart avaient vu leur statut public se dégrader et risquaient la discrimination à cause de leur propre diagnostic du SIDA ou de celui d'un·e de leurs proches, ou simplement parce qu'elles n'avaient pas succombé à la panique publique et abandonné les PWA. Même si cela ne pouvait jamais prendre la forme de funérailles nationales, ce qu'il fallait faire, comme l'ont fait remarquer Wojnarowicz et Rafsky, c'était de résonner. ACT UP avait trouvé le moyen de transgresser l'équivalent à cette époque des funérailles Zoom d'aujourd'hui. Iels ont créé un événement bouleversant pour cell·eux qui en ont entendu parler ou qui y ont participé, en s'inspirant du même sentiment d'horreur que nous éprouvons aujourd'hui, à savoir que l'interdiction de s'occuper correctement des morts nous prive d'une partie essentielle de ce que signifie être humain.
Tim Bailey était un autre activiste et un membre des Marys dont le cadavre a été transporté à Washington, D.C., en juillet de l'année suivante, pour servir de point central à une manifestation contre le SIDA devant la Maison Blanche. C'est une scène évoquée pour la première fois par Wojnarowicz dans Close to the Knives. Wojnarowicz écrit : "J'imagine ce que ce serait si, chaque fois qu'un amant, un ami ou un étranger mourait de cette maladie, ses ami·es, ses amants ou ses voisin·es prenaient le cadavre et l'emmenaient dans une voiture à 160 km/h jusqu'à Washington D.C., franchissaient les portes de la Maison Blanche, s'arrêtaient brutalement devant l'entrée et déposaient leur forme sans vie sur le perron."
Les funérailles politiques des militant·es du SIDA sont nées d'un éthos du soin, qui exigeait que nous démontrions publiquement, de manière toujours plus urgente, qu'un corps ne serait pas dévalorisé parce que sa famille d'origine rejetait son identité homosexuelle, ses pratiques sexuelles ou ses choix de vie. La valeur humaine ne découlait ni du sang ni du sol. Avec le recul, il est presque incompréhensible que nous ayons dû nous donner tant de mal pour démontrer à quel point nous nous soucions les un·es des autres, encore et encore, pendant plus de douze ans, juste pour que le gouvernement s'attaque de manière significative et équitable à une crise sanitaire ou pour que nous puissions enterrer correctement nos morts.
Impropre à la publication
Les premiers cas de maladies liées au SIDA ont été signalés en 1981. Ils se sont manifestés chez des hommes homosexuels à San Francisco, Los Angeles et New York et se sont rapidement transformés en épidémie en raison de la réticence du gouvernement américain à réagir rapidement ou de manière systémique. À l'époque, comme aujourd'hui, il y a eu une abdication de leadership informé et actif. De même, les médias grand public n'ont pas fourni d'informations appropriées sur la prévention, la transmission et le traitement du SIDA, refusant de voir que le racisme, le sexisme et l'homophobie virulents faisaient partie intégrante de la politique de santé publique. La propre homophobie des médias a empêché une analyse critique d'un grand nombre d'institutions dont beaucoup dépendaient pour leur vie et, de plus, ils estimaient qu'il était de leur devoir moral de ne pas divulguer de simples informations vitales. Par exemple, les médias ont refusé d'adopter une position critique sur l'attribution de contrats gouvernementaux locaux et étatiques à des hôpitaux gérés par l'Église catholique pour le traitement de maladies liées au SIDA, ce qui a entériné l'interdiction faite par l'Église de diffuser des informations explicites sur la prévention et la transmission du SIDA parce que cela signifiait être explicite sur le sexe. La politique d'abstinence de l'Église s'est même étendue au soutien psychologique d'un grand nombre de gays qui ont atterri au septième étage de l'hôpital Saint-Vincent lorsqu'ils ont développé des infections opportunistes. Cette lâcheté à dénoncer l'oppression, l'intolérance et le sectarisme de gens comme Ronald Reagan, George HW Bush et surtout l'Église catholique n'a fait qu'exacerber la crise.
Il ne s'agit là que d'un compte rendu partiel de la manière dont la peur et l'ostracisme ont affecté les vies queer des personnes les plus vulnérables face au SIDA. Il est impossible ici de rendre compte de manière exhaustive de la façon dont cela s'est passé dans les hôpitaux où les patient·es étaient isolé·es et où un grand nombre d'entre ell·eux recevaient un traitement médiocre.
Propagés par les médias et les politiciens conservateurs, les fantasmes infâmes sur la protection de la "population générale" contre le VIH se sont manifestés de manière très américaine, c’est à dire surtout par le déni affiché par le président de l'époque, Ronald Reagan, qui a refusé de prononcer le mot "SIDA" pendant les quatre premières années de la crise, et par la suggestion choquante de l'expert républicain William F. Buckley, validée par sa publication dans le New York Times, selon laquelle les "porteurs" du SIDA devraient être tatoués sur le haut de l'avant-bras s'ils utilisent des seringues, sur les fesses s'ils sont "homosexuels", et que les femmes ne devraient être autorisées à épouser des hommes atteints du SIDA que s'ils acceptent la stérilisation. À juste titre, les activistes du SIDA craignaient le déploiement sans entrave de ces fantasmes de ségrégation et d'isolement des homosexuels, des toxicomanes et des migrant·es. Les rêveries haineuses de ce genre, qui impliquent toujours un corps indiscipliné et la violence nécessaire pour le dompter et le contrôler, réapparaissent à des moments charnières, entrelacées avec la moralité normative du moment historique, et confirmées par les expulsions forcées et les détentions d'Américain·es non blanc·hes tout au long de l'histoire américaine.
Lorsque le New York Times a publié l'éditorial raciste du sénateur Tom Cotton dans le sillage des manifestations Black Lives Matter au début du mois de juin 2020, pour lequel le Times s'est excusé le lendemain, en réponse aux critiques de ses employé·es sur les réseaux sociaux qui soulevaient que cet appel à la violence mettait en danger leurs collègues noir·es. En revanche, le même journal n'a fait aucune concession de ce type en 1986, lorsque les militant·es du SIDA ont émis des objections similaires. C'est dire à quel point l'homophobie, le racisme, le classisme, le validisme et le sexisme ont été relayés par les récits dominants de l'épidémie de SIDA et réaffirmés dans les décisions politiques et de santé publique. Aucune excuse n'a été présentée après la publication de l'éditorial de Buckley, et il n'a pas été tenu compte de l'impact de cet éditorial sur les personnes queer et séropositives travaillant au Times, ni de l'escalade de la violence et de la peur liées à l'homophobie et à la sérophobie.
Ce n'est que quatre longues années plus tard, en 1990, lorsque Jeff Schmaltz, rédacteur en chef adjoint du Times, a été victime d'une crise dans la salle de rédaction et que son diagnostic de SIDA a été rendu public, que le Times a commencé à lutter contre son homophobie et sa sérophobie intériorisées, en grande partie grâce à la critique des médias développée par ACT UP. Lorsque Schmaltz est revenu au Times deux ans plus tard, il a pu exploiter l'impact émotionnel de sa propre maladie pour publier des reportages offrant une vision plus complète de la crise du SIDA par un journaliste queer séropositif.
Pas personnellement responsable
Cette publication m'a demandé d'écrire sur les différences et les similitudes entre l'épidémie de SIDA et la pandémie de coronavirus, dans le but manifeste d'offrir un aperçu du rôle du chagrin et du deuil à cette époque et aujourd'hui, et de la façon dont les sentiments de chagrin et de perte et les rituels de deuil ont été politiquement mobilisés par le déploiement de corps morts. J'ai d'abord pensé que, plutôt que de me contenter de comparer ou de contraster, j'écrirais pour que nous puissions les voir comme Bob Rafsky l'a fait, comme Ray Navarro, Vito Russo, David Wojnarowicz, Mark Lowe Fisher, Tim Bailey et Jon Greenberg. Un crime a été commis. L'inaction délibérée et le mépris insensible des politicien·nes sont des crimes contre l'humanité, et on peut retracer ces crimes sur un continuum allant de Ronald Reagan à Donald Trump. Le négationnisme public en tant que stratégie de gouvernance renforce un ensemble de valeurs : associé à l'agenda néolibéral de démantèlement des systèmes de santé publique, le négationnisme trie les corps qui sont sacrifiables, préférant les profits à des catégories spécifiques de personnes. Cette stratégie continue.
S'il y avait une rencontre de chauffeur·euses-livreur·euses et de travailleur·euses de l'industrie de la viande comme il y a eu en 1983 une assemblée de personnes atteintes du SIDA qui ont rédigé les principes de Denver, je pense qu'iels démonteraient l'appellation "essentiel" et la déclareraient mensongère, car iels savent mieux que quiconque que les travailleur·euses d'Amazon sont beaucoup plus susceptibles d'être infecté·es en raison de leurs conditions de travail, mais qu'iels n'ont aucun moyen de pression pour transformer ces conditions de manière significative afin de protéger leur santé. Ce que le négationnisme démontre encore et encore, c'est la priorité de l'économie sur les vies, que les travailleur·euses sont sacrifiables et remplaçables. Il faut résister à cela, tant dans le langage que dans nos actions quotidiennes. Ce n'est pas une coïncidence si, au moment où j'écris ces lignes, le taux d'embauche quotidien d'Amazon (1 400 travailleur·euses) est presque égal au nombre d'Américain·es qui meurent chaque jour (1 350) du coronavirus.
Le négationnisme soutient également les conséquences pernicieuses de la défense des libertés individuelles telles que la "liberté économique" et l'"autonomie corporelle". La revendication de l'autonomie corporelle, tant dans la crise du SIDA qu'avant, se fonde sur l'opposition historique à la réglementation et à l'expérimentation sur certaines catégories de corps sans leur consentement, ainsi qu'aux procédures qui réduisent les perspectives de vie des personnes pour le bénéfice et la prospérité des autres. Ses points de référence sont les histoires de la stérilisation forcée et de l'eugénisme, des usages de la science et de la médecine créées pour éliminer des traits jugés moralement inférieurs comme la "faiblesse d'esprit" et la "déviance sexuelle", ou pour éradiquer des populations "indésirables". Les mesures de port du masque ne constituent pas un empiètement sur l'autonomie corporelle. À l'instar des pratiques sexuelles plus sûres et des stratégies de réduction des risques, le port du masque et la distanciation sociale protègent et respectent les plus vulnérables, et non les moins vulnérables, une catégorie mouvante que partagent l'épidémie de SIDA et la pandémie actuelle, car il semble que les pauvres et les personnes de couleur soient les plus touché·es par toutes les catastrophes sanitaires.
Le mépris virulent contre le port du masque suit la logique des appels dangereux de Buckley à propos des tatouages ; il s'agit d'une forme de violence qui stigmatise les soignant·es et met les personnes vulnérables encore plus en danger. Les milliers de parents et de familles qui se sont dissociés de leurs enfants malades et qui n'ont pas respecté l'identité choisie par ces enfants pendant la crise du SIDA, justifiant leur abandon par leur adhésion aux valeurs chrétiennes fondamentalistes blanches, ont mis des vies en danger lorsqu'iels ont retiré leur soutien. La crise du SIDA a exposé un mépris meurtrier pour les queers, les personnes souffrant de toxicomanie et les Haïtien·nes, trois des "4 H" [Homosexuels, Hémophiles, Héroïnomanes, Haïtiens Ndt]. Seul le quatrième "H", les hémophiles, était considéré comme n'étant pas personnellement responsable de sa maladie.
Le deuil se lève sur l’Amérique
Lorsque Patricia Navarro s'est rendue à New York pour les derniers mois de la vie de son fils Ray, elle a rejoint un groupe de mères de la PWAC (People With Aids Coalition) et a assisté aux réunions d'ACT UP. Elle avait son propre groupe d'ami·es activistes du SIDA, dont certain·es ne se recoupaient pas avec le cercle de Ray. Et sa famille a assisté au service commémoratif à la Judson Memorial Church. Elle a prononcé l'un des éloges funèbres. J'en ai fait un autre. Et beaucoup de ses ami·es d'ACT UP aussi. Ray a reçu l'éloge de tant de camarades d'ACT UP qui l'ont soutenu, qui ont manifesté avec lui et qui ont pris soin de lui. Le corps de Ray a été incinéré, et j'aime à penser que nous l'avons rendu à sa famille comme une offrande. Nous n'avons pas complètement transcendé la question de la naissance ou du sang, mais nous avons réorganisé sa signification dans le récit national. Se rassembler à ses côtés après sa mort, ensemble, était nécessaire et profond. Cela a affirmé nos liens inattaquables, des liens qui ne sont reconnus légalement que par la parenté, le mariage et l'adoption.
Lorsque Christine, la sœur de Ray, est rentrée à Simi Valley, en Californie, après le service commémoratif, elle a été arrêtée au contrôle de sécurité de l'aéroport : son bagage à main avait déclenché des alarmes. Elle a peut-être aussi été ciblée en raison de sa peau fonçée. Mais lorsqu'on l'a interrogée sur le contenu de l'urne doublée de plomb, Christine a éclaté en sanglots et a répondu : "C'est mon frère !" C'est ce que nous tous·tes à ACT UP aurions dit à propos de nos morts.
L'intérêt que j'ai porté à la rédaction de cet essai a été suscité par un autre enterrement, qui semblait illustrer la répartition inégale du deuil et la façon dont une cérémonie commémorative en présentiel est devenue un privilège, plutôt qu'un fait social partagé. L'été dernier, Donald Trump a pu se rendre à New York pour rendre visite à son frère Robert, malade, à l'hôpital. Lorsque celui-ci est décédé, Donald Trump s'est arrangé pour transporter son corps afin qu'il apparaisse dans la salle Est de la Maison Blanche pour un service funéraire. Ce service était le premier de ce type pour un membre de la famille du président depuis plus de cent ans. Ce fut une brève et rare démonstration de solennité et d'empathie face à la mort, de la part d'un homme qui répugnait à faire son deuil en public. "C'est ce que c'est", a déclaré M. Trump à propos des 260 000 Américain·es tué·es par la pandémie à ce moment là. La valeur sociale de Robert Trump a été accentuée par la facilité avec laquelle son cadavre est entré à la Maison Blanche, et ce privilège a exposé le corpus restreint des valeurs de Trump, adoptées par le parti national-socialiste, d'allégeance uniquement au "sang et au sol".
J'ai lu cet événement comme une déclaration performative choquante, car bien qu'aucun de ces hommes n'ait mérité ce privilège, ils l’ont considéré comme un droit. Cet essai est un geste pour résister à ce récit en commémorant Ray, Vito, Bob, David, Mark, Tim, Jon et tant d'autres. J'écris souvent sur l'activisme et le travail de Ray, non pas parce qu'il était mon frère par le sang ou par métaphore, mais parce que j'ai fini par l'aimer d'une manière que l'État ne reconnaît pas comme légitime. ACT UP m'a offert le cadre collectif pour l'exprimer dans les soins apportés à son corps dans la rue, dans nos maisons et à l'hôpital. Il est évident que la distanciation sociale requise par la pandémie de coronavirus dissocie ces expériences affectives et incarnées. Désormais, les nouvelles relations politiques commencent de manière désincarnée, médiatisées par des écrans.
Il est difficile de rendre compte en quelques mots d'une histoire d'amour militante non monogame, des relations approfondies par des réunions politiques répétées, des manifestations de rue, des rendez-vous dans des clubs, des dîners et des coopérations créatives. Ray était un point, un corps, à partir duquel je peux illustrer une forme différente de soins sociaux créés par l'activisme du SIDA. Et Ray a étendu les formes de soins présentent à mon horizon, établissant d'autres relations intersectionnelles parce que nous lui avons permis de le faire pendant qu'il était malade. Il a fallu un ethos activiste queer du soin pour lui permettre d'évoluer entre le monde queer et privilégié des débuts de l'activisme du SIDA et les communautés Latinx et Chicano dans lesquelles il a été élevé, dont il se sentait exclu parce qu'il était queer. Ray a proposé des informations efficaces et claires sur la prévention et le traitement du VIH à l'intention des personnes les plus exposées, et son public l'a écouté parce qu'il insistait sur le fait que des soins de santé complets et empathiques, un logement et un système de sécurité sociale sont un droit pour chaque individu. Il a fait avancer ces objectifs au sein d'ACT UP. Ray s'est également senti obligé de se rendre dans des endroits qu'il avait vécus comme dangereux en grandissant. Le fait de placer son corps là où il avait été victime de discrimination et n'avait pas été pleinement accepté témoigne de l'impact d'ACT UP sur sa propre santé, car grâce au soutien d'ACT UP, Ray a pu rester un activiste et un artiste malgré sa maladie.
Dans "Eso, me esta pasando", Ray contextualise la crise du SIDA comme "faisant partie de l'agenda social plus large d'un gouvernement insensible." Ray écrit :
Le vieil ennemi qu'est La Migra [argot désignant les services de contrôle de l’immigration états-uniens Ndt] est même de la partie, puisque les migrant·es séropositif·ves se voient refuser leur statut de résident·e ou sont menacé·es d'expulsion en raison de leur séropositivité. Des femmes sont stérilisées de force avant d'être autorisées à participer à des essais cliniques pour des traitements expérimentaux contre le SIDA. Ces mêmes essais cliniques excluent systématiquement les Latinx de l'admission. Une justification grossière mais familière est proposée : nous ne satisfaisons pas au "critère culturel" nécessaire à la collecte de données précises. Cela ressemble de plus en plus à la ligne traditionnelle de l'Oncle Sam.
À ACT UP, nous avons donné à chaque PWA le soutien nécessaire pour être indiscipliné. La plénitude des identités croisées de Ray a donné du crédit à sa démarche visant à déstigmatiser le VIH et sa transmission dans les communautés latino-américaines, à approuver les principes de réduction des risques plutôt que d’abstinence ou de conformité parfaite, à démontrer l'efficacité des approches sexuellement positives face à la transmission et au traitement du VIH, et à démanteler l'homophobie destructrice qu'il devait surmonter pour exprimer pleinement tous les aspects de sa personne, dans des actes qui pourraient défier la moralité hétéronormative, "pour... marcher dans les rues, danser dans les bars et pleurer la mort de personnes que je respectais, à cause du SIDA".
Le deuil est un rituel inventé et expressif. Il doit être observé et vécu auprès d'autres personnes qui peuvent témoigner de la perte. Mais il peut aussi vous rappeler le crime qui se commet sous vos yeux, un crime qu'il est difficile de voir lorsqu'on est isolé·e et seul·e. Si l'activisme du SIDA peut nous apprendre quelque chose, c'est comment des formations politiques plus éthiques, en accord avec les besoins individuels et les identités de chaque personne et privilégiant les plus vulnérables d'entre nous, peuvent créer des actes de deuil et de commémoration riches en imagination qui exposent également les injustices et les inégalités des parcours de vie. Nous n'en sommes encore qu'aux premiers stades pour démêler et nommer toutes les fissures sociales qui ont catapulté cette crise de santé publique au rang de pandémie. Ce que j'ai appris de l'épidémie de SIDA, c'est que nos méthodes de deuil ne doivent pas exclure la manière dont la politique affecte la matière et les circonstances de nos corps.
Publication originale (01/2021) :
The Baffler
· Cet article fait partie de notre dossier En deuil et en colère du 12 janvier 2023 ·