Les morts arrachés à l'avenir | Beatrice Adler-Bolton
Tout ce que je peux dire à celleux qui, à "gauche", penchent vers le nihilisme, c'est que celleux d'entre nous qui se battent encore auraient bien besoin d'un peu de solidarité en ce moment. Dans une société dans laquelle notre survie a déjà été si profondément marchandisée, cet événement de mort de masse est devenu une opportunité commerciale de plusieurs milliards de dollars. Ce n'est pas le moment de vous désengager sur le Covid-19. Celleux d'entre nous qui se battent encore ne peuvent pas le faire seul·es.
Beatrice Adler-Bolton est une artiste et une écrivaine qui achève actuellement une maîtrise dans le programme d'études sur le handicap de CUNY. Elle est co-animatrice du podcast Death Panel et co-autrice de Health Communism : A Surplus Manifesto.
· Cet article fait partie de notre dossier En deuil et en colère du 12 janvier 2023 ·
Ecoutez, je ne suis pas une coach de vie, une thérapeute, ou une experte en santé publique. Je fais de l'analyse politico-économique, et mon point de vue est que si vous pensez avoir des opinions politiques de gauche, ce n'est pas le moment de vous désengager au sujet du Covid-19.
Les problèmes liés à la réponse américaine au Covid ne sont pas aussi tranchés qu'il n'y paraît à première vue. Il ne s'agit pas simplement d'une question de politique de santé publique, d'hésitation à se faire vacciner et de lassitude face à la pandémie, mais aussi d'inégalité de revenus, d'incarcération, de racisme, de validisme, de générations de richesses accumulées, de sociétés monopolistiques et de nombreuses autres forces qui conduisent à la faillite et à la mort avec lesquelles nous vivons depuis mars 2020. Cette attitude n'est pas nouvelle, elle nous accompagne depuis le premier jour de la pandémie.
Le Milwaukee Journal Sentinel a publié le 3 juillet 2020 un article qui contient une phrase résumant parfaitement l'attitude qui a défini la réponse américaine à la pandémie de Covid, à savoir que la mort est une fatalité :
Les chercheur·euses vont étudier si la pandémie de Covid est en train d'"arracher les morts à l'avenir", en accélérant le décès de personnes qui étaient proches de la mort, même si cela ne sera pas évident avant plusieurs mois.
"Les morts arrachés à l'avenir", comme nous en sommes venus à appeler cette approche sur Death Panel, fait partie d'un récit beaucoup plus large qui a été omniprésent tout au long de la pandémie, qui a abouti à la présentation des décès dus au Covid-19 comme étant en quelque sorte prédestinés. L'idée que la mort et le désespoir dont les populations vulnérables ont été témoins depuis le début de la pandémie sont nécessaires a été fabriquée par des stratégies d'austérité. Il en résulte une inaction politique mortelle qui menace la survie des personnes vulnérables et qui aura un impact sur leur état de santé, non seulement pendant la pandémie mais aussi pendant les décennies à venir. Un récit a émergé sur la fatalité de la mort par le Covid, sur la façon dont elle nous atteint tous·tes (mais surtout les "vulnérables"). Pourtant, ce dont nous parlons tout le temps à Death Panel, c'est que de nombreuses conditions de vulnérabilité, que le système politique considère comme normales, sont socialement déterminées par l'économie politique capitaliste.
Le problème est également qu'il est impossible pour toute personne vivant sous le capitalisme d'être "en bonne santé", et pas seulement pour les personnes déjà malades, souffrantes, folles ou handicapées. La santé est, en tant que concept, quelque chose qui n'existe que comme un état que l'on ne peut pas obtenir, mais que l'on doit toujours s'efforcer d'atteindre. Dans un épisode de Death Panel avec Nate Holdren sur son livre détaillant l'histoire des lois sur les accidents du travail, je l'ai expliqué comme suit : "Sous le capitalisme, vous travaillez, vous gagnez un salaire, et ensuite vous avez droit à la survie que vous pouvez acheter." Nous vivons dans une société obsédée par la santé et le bien-être, des milliards de dollars sont dépensés dans ce domaine, qu'il s'agisse de bien-être, de régimes alimentaires, de compléments alimentaires ou de l'ensemble des industries de la santé, y compris (mais sans s'y limiter) : les entreprises pharmaceutiques, les hôpitaux, les maisons médicalisées, les centres de perfusion, les cliniques de dialyse, tous les soins curatifs, préventifs, de réadaptation ou palliatifs, les fabricant·es d'appareils médicaux, les compagnies d'assurance, les gestionnaires des prestations pharmaceutiques, etc.
Si vous regardez comment et où toutes ces diverses sources de profit se croisent avec nos vies, vous commencez finalement à voir un vaste réseau d'institutions connectées. Ces moments d'intersection créent les structures sous-jacentes de ce que nous considérons comme la santé, qui, sous le capitalisme, est à la fois un état aspirationnel du corps et de l'être, et une marchandise. Les contours de ce réseau interconnecté d'extraction de profits via la gouvernance ne sont qu'un des nombreux effets possibles (ce que Ruth Wilson Gilmore appelle des "phénomènes contingents" et Foucault des "phénomènes aléatoires"). Les moyens par lesquels ce qui nous est arrivé a été créé ou " fabriqué " sont finalement ce qu'une analyse politico-économique tente de montrer.
L'analyse politico-économique se fait en adoptant une approche matérielle du présent et en regardant comment ces phénomènes contingents se sont développés à travers l'histoire pour essayer d'avoir une idée de la façon dont les choses bougent et se comportent dans la société au fil du temps, et de la façon dont les valeurs sont véhiculées par les actions des institutions. (Par exemple, la Cour suprême des États-Unis est une institution gouvernementale, elle représente un type d'autorité justifiée de l'État juridique administratif, mais elle a également un programme, et elle accomplit des objectifs sociaux, politiques et économiques par le biais de ses actions administratives, de son autorité et de la reproduction de ses valeurs dans le système politico-économique dans lequel nous vivons, qui est le capitalisme). Donc oui, il est vrai que les 820 000 personnes décédées aux États-Unis sont mortes à cause du Covid, mais elles sont aussi mortes à cause des déterminants sociaux de la santé qui ont contextualisé leur vie.
Comme nous l'avons évoqué dans un récent épisode de Death Panel avec l'épidémiologiste Justin Feldman, la possibilité d'être infecté est également déterminée par des forces politico-économiques, qui déterminent qui peut travailler à domicile et qui doit travailler en présentiel. Comme l'a fait valoir Feldman, la possibilité d'être infecté ou non est largement conditionnée par les disparités de race et de classe. Nous avons discuté des propres recherches de Feldman, publiées dans le JAMA, qui montrent que si tout le monde était mort au même rythme que les Blanc·hes ayant fait des études supérieures au cours de la première année de la pandémie, 71 % de personnes de couleur en ne seraient pas mortes.
Dans le contexte actuel, les taux d'infection augmentent à un rythme alarmant. Ce n'est pas le moment de vous laisser intimider et d'abandonner votre indignation face à l'absence de réponse à la pandémie. Cette semaine, les États-Unis ont battu de nouveaux records en termes de nombre de cas. Même les commentateur·ices libérale·aux qui s'étaient engagé·es à se montrer toujpurs positif·ves vis-à-vis de l'administration Biden disent que nous " enregistrons des records que personne ne pensait atteindre ". Comme nous l'avons souligné dans notre épisode Covid Year 2 de Death Panel, il y a une quantité impressionnante de traces écrites d'erreurs, de mauvaises décisions politiques et de choix faits sur ce qu'il faut privilégier, tout cela a été préparé par l'administration Biden pour que la "gauche" puisse le critiquer. C'est le genre de démonstration des "méfaits du centrisme" que nous devrions tous aimer faire, mais la plupart des gens de gauche et de droite semblent maintenant plus enclins à céder aux arguments libéraux de "fin" de la pandémie.
Même si je suis personnellement très concernée, parce que je suis à la fois excédentaire et immunodéprimée, je comprends les pressions qui font que les gens se sentent ainsi et désespèrent que rien ne change ou que rien ne puisse changé. Cette vanité nauséabonde pèse lourd en ce moment. Par exemple, malgré la reconnaissance claire par le CDC et d'autres expert·es en santé publique que le Covid pose de nouveaux jalons sinistres, le CDC a constamment réduit les protections sur le lieu de travail, l'OSHA a laissé tomber la balle, les écoles ont été rouvertes, et les enfants meurent. Barons a rapporté que le lundi 27 janvier 2021, les données de John's Hopkins ont confirmé 512 553 nouveaux cas de Covid-19.
Wes Bignell a suivi le nombre de décès en cours dans un édifiant fil twitter qui dure depuis août 2021, et le Covid-tracker du New York Times a signalé plus de 1 000 décès par jour aux États-Unis pour tous les jours sauf 5 des 135 derniers jours, probablement 136 aujourd'hui, et 137 demain. Anthony Fauci, directeur de l'Institut national des allergies et des maladies infectieuses (NIAID), conseiller médical en chef du président des États-Unis, à qui l'on a demandé quel était son "message clé sur la situation actuelle", n'a pas de bonnes nouvelles. M. Fauci a déclaré à ABC News, le dimanche 2 janvier, que "nous sommes sans aucun doute au milieu d'une très forte augmentation du nombre de cas. Si vous regardez l'augmentation, c'est en fait une augmentation presque verticale. Nous sommes maintenant à une moyenne d'environ 400.000 cas par jour. Les hospitalisations sont en hausse." Voilà le message clé qui accompagne les actions de l'administration Biden qui renverront les personnes malades sur leur lieu de travail dès que possible, facilitant ainsi la croissance exponentielle des cas. (Pour l'échelle : notre précédent record était de ~250k cas par jour, en janvier 2021).
Beaucoup de cell·eux qui se sont engagé·es dans la lutte pour la justice sanitaire aux États-Unis depuis des décennies sont découragé·es, épuisé·es et se sentent impuissant·es. Comment peut-on ne pas se sentir ainsi dans les circonstances actuelles ? Les travailleur·euses de la santé, dont beaucoup sont engagé·es dans un double combat pour les conditions de travail, contre l'inégalité des salaires, les structures de pouvoir abusives et, simultanément, pour la justice en matière de santé, sont épuisé·es. Comment peut-on ne pas lutter pour tenir le coup alors que l'on est à bout de souffle depuis des mois ? La classe excédentaire tire la sonnette d'alarme depuis deux ans, rappelant que les personnes médicalement vulnérables, les malades chroniques, les personnes immunodéprimées, les détenu·es, les personnes sans logement, les enfants trop jeunes pour être vaccinés et tant d'autres ont été ignoré·es, voir lésé·es, par les politiques liées à la pandémie :sacrifié·es aux marges d'une cruelle et terrible analyse coûts-bénéfices à l'échelle sociétale. Comment peut-on avoir l'impression que ce moment est un moment où la solidarité émerge ?
D'autres qui partagent les politiques du mouvement pour la justice en matière de santé, de la classe excédentaire, de cell·eux qui luttent pour que les travailleur·euses aient plus de contrôle sur leurs conditions de travail, ont eu plus de mal à voir l'intérêt de se battre pour les soins de santé à un moment où tant de choses semblent futiles. Il s'agit d'une boucle de rétroaction qui passe par une série de représentations de plus en plus nihilistes : "En raison de ce qui s'est déjà passé, comment puis-je me convaincre que la lutte pour une meilleure politique de pandémie en vaut la peine ? Pourquoi devrais-je m'en soucier ?" Les choses se déplacent vers le personnel : il n'y a rien que je puisse faire, cela n'affectera pas ma santé, ma vie n'est pas en danger.
Eh bien, tout ce que je peux dire à cell·eux qui, à "gauche", penchent vers le nihilisme, c'est que cell·eux d'entre nous qui se battent encore auraient bien besoin d'un peu de solidarité en ce moment. Dans une société dans laquelle notre survie a déjà été si profondément marchandisée, cet événement de mort de masse est devenu une opportunité commerciale de plusieurs milliards de dollars pour les sociétés monopolistiques, les riches et l'État sécuritaire. Et je vais le dire encore une fois : Ecoutez. Je fais de l'analyse politico-économique, et mon analyse est que si vous portez une politique de gauche, ce n'est pas le moment de vous désengager sur le Covid-19. Cell·eux d'entre nous qui se battent encore ne peuvent pas le faire seul·es.
Publication originale (03/01/2022) :
Blind Archive
· Cet article fait partie de notre dossier En deuil et en colère du 12 janvier 2023 ·