Les marchands de doute | John Snow Project
Même face à des preuves irréfutables, aux déclarations officielles des gouvernements sur la dangerosité du tabac et aux messages de santé publique recommandant d'éviter de fumer, la stratégie du doute a fonctionné, en partie parce que des médecins et des scientifiques crédibles ont refusé de reconnaître la masse des preuves scientifiques des dangers du tabac et ont contribué à maintenir la fiction du doute. Il a fallu des décennies pour que des mesures de santé publique soient imposées, montrant enfin aux gens que les gouvernements reconnaissaient le lien de cause à effet entre le fait de fumer, le cancer, les maladies cardiaques et d'autres affections. Des millions de personnes ont vu leur vie brisée ou perdue, certaines d'entre elles ayant probablement pensé jusqu'au bout que "si le tabac était vraiment mauvais, le gouvernement prendrait des mesures pour protéger les gens".
The John Snow Project est financé et géré par des bénévoles, dont beaucoup sont des travailleurs de la santé de première ligne qui ont soigné des patient·es tout au long de la pandémie. Sans ingérence politique ni conflit de financement, l'objectif de l'organisation est de fournir une analyse impartiale et experte des politiques de santé publique et de la science au sujet de la pandémie de SRAS-CoV-2. Voir la présentation des membres du groupe éditorial en suivant ce lien.
Certaines personnes écartent les inquiétudes sur les effets à long terme du COVID-19 en disant "si c'était vraiment grave, le gouvernement prendrait des mesures pour protéger les gens".
Le John Snow Project a présenté une partie des données de plus en plus nombreuses qui suggèrent que le COVID-19 a de graves effets néfastes à long terme sur la santé humaine. Cependant, ces preuves ont été soumise à la même stratégie du "doute comme produit" qui a été déployée avec succès par le lobby du tabac pour ralentir l'introduction de mesures de santé publique visant à protéger les gens des méfaits du tabagisme, et la motivation économique sous-jacente est similaire à la logique des fabricants de cigarettes. Alors que les participant·es au Forum économique mondial de Davos devaient être vacciné·es, porter des masques, effectuer des tests COVID-19 réguliers et bénéficiaient d'une ventilation, d'une filtration et d'un traitement de l'air avancés pour réduire leur risque d'infection, le coût de tels protocoles visant à protéger le grand public est généralement jugé inenvisageable.
Au lieu de cela, les personnes qui veulent que l’assainissement de l'air et des mesures de protection soient mises en œuvre partout, des hôpitaux jusqu'aux écoles, sont présentées comme des agitateur·ices de peur, des alarmistes qui préconisent de manière inconsidérée d'investir dans la santé publique sans quantifier précisément les bénéfices, et le doute est jeté sur la validité de toute donnée suggérant que le COVID-19 pourrait causer des dommages graves ou à long terme. Nous avons déjà vu cette méthode être utilisée par le passé, les marchands de doute répandant l'incertitude afin d'affaiblir les preuves scientifiques solides et de briser l'élan politique en faveur de l'action.
En août 1969, J W Burgard, un cadre de Brown & Williamson Tobacco Corporation, a envoyé une note interne1 définissant six objectifs pour une campagne visant à éduquer le public sur la réponse de l'industrie du tabac à la controverse sur la santé autour de la consommation de tabac. Burgard veut
Attaquer la science en la présentant comme une question de perspective et de personnalité pour défaire la "fausse croyance" selon laquelle le tabagisme serait associé au cancer du poumon et à d'autres maladies, en présentant ces opinions comme des conjectures non scientifiques émises par des opportunistes à la recherche de publicité.
Associer le fait de fumer à la liberté en redonnant à la cigarette la digne place qui lui revient sur le marché de la libre entreprise américaine.
Suggérer une mauvaise intention en prétendant exposer la plus grande diffamation criminelle jamais perpétrée à l'encontre d'un produit dans l'histoire de la libre entreprise.
Associer le fait de fumer à la stabilité en associant l'attaque contre les cigarettes à un ensemble d'attaques contre le système américain de libre entreprise.
Disqualifier celles et ceux qui se préoccupent de la santé publique en les qualifiant d' alarmistes, en affirmant que l'attaque contre les cigarettes est un lynchage en forme de procès organisé par des personnes mal informées et irresponsables dans le but de semer la peur.
Saper la confiance dans la méthode scientifique afin d'établir une fois pour toutes qu'il n'existe aucune preuve scientifique que les cigarettes causent le cancer.
Burgard ajoute qu'il considére "notre produit comme le doute, notre message comme la vérité bien énoncée" et que la concurrence est "l'ensemble des faits anti-cigarette qui existent dans l'esprit du public".
La note audacieuse de Burgard a été rédigée plus de 40 ans après la première publication de preuves d'un lien entre le fait de fumer et le cancer. En 1925, Fritz Lickint publiait un rapport montrant que la consommation de tabac entraînait une augmentation de l'incidence des ulcères gastriques et du cancer de l'estomac. En 1929, il publiait la première preuve statistique formelle établissant un lien entre le tabac et le cancer du poumon, dans laquelle il montrait que les patient·es atteint·es d'un cancer du poumon étaient particulièrement susceptibles d'être de gros·ses fumeur·euses2.
En 1931, Frederick Hoffman a publié Cancer and Smoking Habits [Cancer et consommation de tabac] dans les Annals of Surgery3, dans lequel il fournit des preuves montrant un taux général de cancer et de cancer du poumon plus élevé chez les fumeur·euses que chez les non-fumeur·euses, ce qui lui a permis de conclure que "la consommation de tabac augmente incontestablement le risque de cancer de la bouche, de la gorge, de l'œsophage, du larynx et des poumons".
L'année 1950 a vu la publication de trois études cas-témoins démontrant un lien entre le cancer du poumon et la consommation de tabac456. Suivant une méthode d'attaque ad hominem devenue courante, la solidité de l'une de ces études a été mise en doute en suggérant que l'un des principaux chercheurs, Ernest Wynder, était motivé par une ferveur puritaine. Neville Goodman, fonctionnaire au ministère britannique de la santé, a déclaré à propos de Wynder :
C'est un jeune homme "très enthousiaste" quant à la relation de cause à effet entre le fait de fumer et le cancer du poumon. (On m'avait dit, lors de mon séjour à New York au printemps dernier, qu'il était le fils d'un prêcheur revivaliste et qu'il avait hérité de l'antipathie de son père à l'égard du tabac et de l'alcool). C'est pour cette raison que l'American Cancer Society s'est montrée très méfiante à l'égard de ses premiers travaux".7
En 1954, des études de cohortes ont été publiées, démontrant de manière concluante la relation de cause à effet entre la consommation de tabac et le cancer du poumon89, ce qui a permis d'ouvrir la voie au premier rapport du Comité Consultatif sur la Consommation de tabac et la Santé de l’Administrateur de la santé publique des États-Unis [Surgeon General] en 19641011. Ce rapport a conclu que la consommation de tabac était une cause de cancer du poumon et de cancer du larynx chez les hommes, une cause probable de cancer du poumon chez les femmes et la cause la plus importante de bronchite chronique, et a incité à apposer des avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes et à interdire la publicité pour les cigarettes dans les médias audiovisuels.
Quiconque a grandi dans les années 1980 et 1990, lorsque les gouvernements du monde entier ont enfin pris des mesures pour interdire de fumer dans les lieux publics et restreindre les ventes de tabac, pourrait être surpris de constater que les preuves des méfaits du tabac existaient depuis si longtemps. L'opinion publique aurait pu croire que les gouvernements agiraient, et agiraient rapidement, une fois le lien de causalité prouvé.
Ce ne fut pas le cas. Par exemple, le gouvernement britannique a accepté le lien de causalité entre le tabac et le cancer au début des années 1950. En 1954, alors que des pressions s'exerçaient sur le gouvernement britannique pour qu'il rende publics ces liens, le ministre de la santé, Iain Macleod, qui avait fumé en continue lors d'une conférence de presse sur les dangers du tabac, a écrit à John Boyd-Carpenter, le secrétaire financier du Trésor, pour lui dire :
"Je n'ai pas besoin de dire quoi que ce soit sur les implications financières de toute déclaration inconsidérée dans ce domaine, car nous savons tous que l’État-providence et bien d'autres choses reposent sur la consommation de tabac… Mon seul souci est de faire la déclaration qui s'impose le plus discrètement possible, mais j'ai le sentiment que nous devons agir rapidement si nous ne voulons pas être dépassés par les événements."12
Comme le montre clairement cet extrait de Denial & Delay [Nier et Temporiser] de David Pollock, le gouvernement de l'époque pensait que le public ne prendrait pas les preuves scientifiques au sérieux si elles n'étaient pas approuvées par le gouvernement lui-même :
"Le rapport de Lord Salisbury pour la commission des affaires intérieures [...] reconnaissait qu'une annonce "pourrait bien être inévitable d'ici peu [...]. Mais l'effet possible d'une annonce sur les recettes ne peut manifestement pas être ignoré. Le montant de la taxe sur le tabac s'élève à environ 600 millions de livres sterling par an, soit beaucoup plus que le coût du système de santé. Le programme télévisé [d'il y a] environ deux ans... semble avoir eu peu d'effet sur la consommation de tabac. Mais il se peut que les gens n'aient pas prêté attention à cette émission, pensant que si le problème était vraiment aussi grave qu'on le suggérait, le gouvernement aurait fait une annonce. Si tel était le cas, l'annonce du ministre de la santé pourrait avoir pour effet d'entraîner une grave réduction des recettes, qu'il serait très difficile de remplacer par une taxe aussi peu contestée ou aussi facile à percevoir que la taxe sur le tabac."
En fin de compte, le ministère de la santé a publié un document d'information de trois pages qui soulignait subtilement les doutes et les incertitudes concernant le lien entre le tabac et le cancer. Dans le même temps, le ministre de la santé acceptait une offre de l'industrie du tabac de 250 000 livres sterling pour financer une étude plus approfondie de la question par le Medical Research Council.
En 1956, le gouvernement britannique s'est penché sur la question de la consommation de tabac comme cause de cancer. En réponse au ministre de la santé de l'époque, Robert Turton, qui avait conseillé d'avertir le public, le ministre des finances et du trésor Harold Macmillan a déclaré qu'il s'agissait d'une "question très sérieuse. Les recettes sont équivalentes à trois sixièmes de l'impôt sur le revenu : il n'est pas facile de voir comment les remplacer. L'espérance de vie est de 73 ans pour un fumeur et de 74 ans pour un non-fumeur. Le Trésor pense que l'intérêt des recettes l'emporte. Cela est négligeable par rapport au risque de traverser une rue."13
La note de Burgard sur le "doute comme produit" a été rédigée cinq ans après que l’Administrateur de la santé publique des États-Unis ait présenté des preuves sans équivoque que le tabac provoquait le cancer du poumon, et plus de 15 ans après que le gouvernement britannique ait été contraint de rendre public ce lien le plus discrètement possible. Même face à des preuves irréfutables, aux déclarations officielles des gouvernements sur la dangerosité du tabac et aux messages de santé publique recommandant d'éviter de fumer, la stratégie de Burgard a fonctionné, en partie parce que des médecins et des scientifiques crédibles ont refusé de reconnaître la masse des preuves scientifiques des dangers du tabac et ont contribué à maintenir la fiction du doute14. Il a fallu des décennies pour que des mesures de santé publique soient imposées, montrant enfin aux gens que les gouvernements reconnaissaient le lien de cause à effet entre le fait de fumer, le cancer, les maladies cardiaques et d'autres affections. Des millions de personnes ont vu leur vie brisée ou perdue, certaines d'entre elles ayant probablement pensé jusqu'au bout que "si le tabac était vraiment mauvais, le gouvernement prendrait des mesures pour protéger les gens".
Mais avec le recul et l'accès aux archives officielles, nous pouvons constater que les gouvernements n'ont pas pris de mesures pour protéger la population face à un risque avéré pour la santé publique, et qu'ils ont systématiquement donné la priorité aux intérêts économiques. Même dans les établissements de santé où les personnes étaient vraisemblablement plus vulnérables à l'impact du tabagisme passif, fumer n'a pas été découragé avant la fin des années 1980 et n'a été interdit dans les hôpitaux et autres établissements de santé qu'à la fin des années 1990 et au début des années 2000151617. Malgré les nombreuses preuves scientifiques de la nocivité du tabac, les hôpitaux et les établissements de soins ont permis aux gens de s'adonner à une activité physiologiquement néfaste parce qu'elle était socialement et politiquement acceptable. Admettre la nocivité dans les établissements de santé aurait impliqué d’admettre la nocivité dans d'autres établissements, ce qui aurait pu compromettre la contribution économique de l'industrie du tabac.
Quelle que soit notre compréhension des dommages causés par le COVID-19, il serait erroné de supposer que les gouvernements protègent automatiquement la population d'une menace pour la santé publique en dépit de considérations économiques plus immédiates. En fait, l'histoire nous apprend qu'il existe des résistances à un changement qui pourrait être coûteux jusqu'à ce que les preuves justifiant ce changement soient accablantes, un phénomène que nous avons vu se déployer depuis le début de la pandémie de COVID-19.
De la transmission asymptomatique et aérienne au risque de nouvelles vagues d’infections et de réinfections, des lésions organiques, immunitaires et neurologiques à l'impact du Covid Long, chaque dommage grave du SARS-CoV-2 a été minimisé par des commentateur·ices influent·es, y compris des expert·es siégeant dans certains comités de santé publique, dont les paroles semblent avoir plus de poids auprès des décideur·ices que les études soigneusement conçues qui démontrent ces dommages. Chacun de ces dommages justifie davantage un changement de stratégie, et chacun d'entre eux se heurtera à la résistance de celles et ceux qui tiennent à défendre le statu quo.
J. W. Burgard serait fier de ses disciples contemporains, qui ont endossé son costume de marchand de doute, mais le public ne doit pas se faire d'illusions sur ce qui est en train de se passer. Alors que les agences sanitaires nationales et internationales du monde entier déconseillent l'infection ou la réinfection par le SARS-CoV-2, les lobbies industriels et de nombreux hommes politiques promeuvent avec enthousiasme un retour aux pratiques sociales et économiques d'avant 2020, sans aucune mesure d'atténuation contre le nouveau virus qui a transformé les risques auxquels nous sommes tous confrontés dans notre vie quotidienne. Car si les fumeur·euses choisissent d'accepter les risques inhérents à leur consommation de tabac, aucun·e d'entre nous ne peut se passer de respirer.
Il est important de noter qu'aucun gouvernement n'a déclaré que le COVID-19 avait disparu et que nous pouvions reprendre les interactions sociales sans protection en faisant face à des risques identiques à ceux de 2019. Au lieu de cela, les messages officiels se sont concentrés sur l'idée de la responsabilité individuelle, selon laquelle nous devrions toustes procéder à notre propre évaluation des risques d'infection par le SARS-CoV-2. Cela ressemble un peu à la politique gouvernementale concernant le tabac dans les années 1950 : les preuves scientifiques des dommages cumulés augmentent, certaines agences de santé publique nationales et internationales mettent en garde contre le danger, les marchands de doute invoquent l'incertitude au nom de la liberté individuelle, et les gouvernements ne s’en préoccupent pas ou s'inquiètent des coûts de mise en œuvre des changements nécessaires pour assurer la sécurité de la population.
En attendant que la politique de santé publique rattrape les preuves scientifiques, voici quelques mesures que nous pouvons prendre pour réduire les risques.
Publication originale (30/03/2023) :
The John Snow Project
Re/Lire
The Cigarette Papers https://publishing.cdlib.org/ucpressebooks/view?docId=ft8489p25j;brand=ucpress
Fritz Lickint, Lancet Historical Profile https://www.thelancet.com/journals/lanres/article/PIIS2213-2600(14)70064-5/fulltext
Cancer and Smoking Habits https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1398760/
Smoking and Carcinoma of the Lung https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2038856/
Cancer and Tobacco Smoking A Preliminary Report https://jamanetwork.com/journals/jama/article-abstract/291777
Tobacco Smoking As A Possible Etiologic Factor In Bronchiogenic Carcinoma A Study of Six Hundred and Eighty-Four Proved Cases https://jamanetwork.com/journals/jama/article-abstract/291771
The Policy Response To The Smoking And Lung Cancer Connection In The 1950s And 1960s https://europepmc.org/article/med/20200590#fn037
The Mortality of Doctors in Relation to Their Smoking Habits https://www.bmj.com/content/1/4877/1451
The Relationship Between Human Smoking Habits And Death Rates A Follow-Up Study Of 187,766 Men https://jamanetwork.com/journals/jama/article-abstract/295889
History of the Surgeon General’s Reports on Smoking and Health https://www.cdc.gov/tobacco/sgr/history/index.htm
1951-54: Pressure for a Government Statement https://www.denialdelay.org.uk/1-1951-54-pressure-for-a-government-statement/
1948–1957: Establishing the National Health Service https://www.nuffieldtrust.org.uk/chapter/1948-1957-establishing-the-national-health-service#smoking-and-cancer
Cancer and Smoking https://www.nature.com/articles/182596a0.pdf
Environmental and Policy Interventions to Control Tobacco Use and Prevent Cardiovascular Disease https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/109019819502200406?journalCode=hebb
'Put It Out’: Smoking banned from local hospitals https://www.stgeorges.nhs.uk/newsitem/put-it-out-smoking-banned-from-local-hospitals/