La 'dette immunitaire' est un concept trompeur et dangereux | Anjana Ahuja
La théorie de la dette immunitaire, bien que fausse et réfutée, présente un grand attrait pour ceux qui minimisent les maladies chez les enfants et pour ceux qui prônent l'infection plutôt que la vaccination. Elle permet de justifier a posteriori l'opposition à des mesures telles que le port du masque, même si les faits montrent que ces mesures ont permis d'endiguer le COVID et de pratiquement supprimer la grippe.
Anjana Ahuja est journaliste scientifique et propose chaque semaine son opinion sur les développements importants dans les domaines de la science, de la santé et de la technologie au niveau mondial. Elle était auparavant rédactrice et chroniqueuse au Times de Londres. Elle est titulaire d'un doctorat en physique spatiale de l'Imperial College de Londres et a étudié le journalisme à la City University de Londres.
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Le virus respiratoire syncytial (VRS) est un problème saisonnier peu connu et difficile à épeler qui, comme la grippe, affecte plus gravement les enfants et les personnes âgées. Il déclenche généralement des toux et des rhumes, mais peut provoquer de graves difficultés respiratoires chez un petit nombre de nourrissons.
Le VRS est si courant que plus de 80 % des enfants britanniques sont infectés avant leur deuxième anniversaire, mais le nombre de cas s'est effondré pendant la pandémie de COVID-19. Des mesures comme le port de masques et la fermeture des écoles et des crèches, destinées à ralentir la propagation du COVID, ont également freiné ces taux d'infection. Aujourd'hui, ce virus refait surface, et la vague frappe plus tôt que prévu.
Cette situation a alimenté les spéculations selon lesquelles les mesures d'atténuation de la pandémie, y compris les confinements, auraient créé une "dette immunitaire" préjudiciable, les enfants étant rendus vulnérables par le manque d'exposition aux infections virales habituelles. Mais les scientifiques ont réfuté cette idée, telle qu'elle est appliquée à l'immunité individuelle, comme fausse.
La discussion autour de la dette immunitaire montre à quel point il est facile de faire circuler de la désinformation à partir d'une théorie qui semble plausible. Dans ce cas, la désinformation risque de renforcer l'affirmation infondée selon laquelle les infections sont cliniquement bénéfiques pour les enfants, et d'alimenter le récit révisionniste selon lequel les mesures de prévention font plus de mal que de bien.
Le professeur Peter Openshaw, pneumologue et immunologiste qui étudie le VRS et la grippe à l'Imperial College de Londres, explique que la vague actuelle de VRS, "élevée et non saisonnière", est présentée comme le résultat des mesures de confinement qui auraient entraîné une baisse des niveaux d'immunité chez les enfants, les parents et les soignant·es, ouvrant ainsi la voie à un plus grand nombre d'infections.
Mais, selon Openshaw, parler de dette immunitaire, c'est suggérer à tort "que l'immunité est quelque chose dans lequel nous devons investir et qu'en nous protégeant des infections, nous accumulons un déficit qui devra être remboursé en fin de compte". Ce n'est pas un bon message de santé publique : nous aurions encore des égouts à ciel ouvert et nous boirions de l'eau contaminée par le choléra si cette idée était suivie jusqu'à sa conclusion logique". Retarder l'infection par le VRS peut en fait être bénéfique, ajoute-t-il, car c'est chez les nourrissons de moins de six mois que le virus est le plus mortel. Au niveau mondial, un décès sur 50 chez les enfants de moins de cinq ans est imputable au VRS.
Deborah Dunn-Walters, professeur d'immunologie à l'université du Surrey, estime qu'il est essentiel de faire la distinction entre immunité individuelle et immunité de la population lorsqu'on examine comment les mesures de lutte contre la pandémie ont pu modifier la propagation d'autres maladies infectieuses. Un plus petit nombre de personnes infectées pendant la pandémie peut conduire, après la levée des mesures, à un plus grand nombre de personnes naïves. Cette baisse de l'immunité de la population peut alimenter une recrudescence simplement parce qu'il y a plus de personnes susceptibles d'être infectées (d'autres facteurs, notamment les conditions météorologiques et la gravité du virus, peuvent également influer sur la transmission).
Mais rien ne prouve qu'un individu soit moins avantagé s'il a évité une infection plus précoce. "La dette immunitaire en tant que concept individuel n'est pas reconnue en immunologie", explique Mme Dunn-Walters. "Le système immunitaire n'est pas considéré comme un muscle qu'il faut utiliser en permanence pour le maintenir en forme. L'attaque constante d'agents pathogènes courants tels que le cytomégalovirus, ajoute-t-elle, entraîne un dysfonctionnement et un relâchement du système immunitaire avec l'âge. Elle rejette l'idée que les infections soient d'une quelconque manière bénéfiques pour la santé, affirmant que la vaccination est un moyen bien plus sûr de construire de l'immunité collective.
Stephen Griffin, virologue à l'université de Leeds, qui estime que les vaccins pédiatriques sont sous-utilisés dans cette pandémie, affirme que nous sommes encore trop complaisant·es à l'égard des maladies respiratoires infantiles. S'il n'existe pas de vaccin contre le VRS, reconnaît M. Griffin, "nous pouvons vacciner contre la grippe et le Covid - et pourtant nous ne le faisons pas". Selon lui, changer cette norme pourrait contribuer à neutraliser les pires effets de la "triple épidémie" annoncée pour cet hiver. L'agence britannique de sécurité sanitaire conseille de vacciner les enfants éligibles contre la grippe.
La théorie de la dette immunitaire présente un grand attrait parce qu'elle peut être utilisée de multiples façons. Elle semble expliquer intuitivement la vague actuelle de maladies respiratoires. Elle est attrayante pour celleux qui minimisent les maladies chez les enfants et pour celleux qui prônent l'infection plutôt que la vaccination. Elle permet de justifier a posteriori l'opposition à des mesures telles que le port du masque, même si les faits montrent que ces mesures ont permis d'endiguer le COVID et de pratiquement supprimer la grippe.
La dette immunitaire joue également sur l'idée que les fluctuations des maladies infantiles doivent être laissées à la nature, jusqu'à ce que l'on se souvienne que tout le calendrier de vaccination des enfants vise à tenir à distance les pires éléments de la nature.
Publication originale (23/11/2022) :
Financial Times
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