Réduire la classe excédentaire : Handicap et réforme des retraites | Théo Bourgeron
Le concept forgé par Marta Russell de frontière de la classe excédentaire, la frontière qui sépare les populations handicapées et non-handicapées, permet de penser comment la définition du handicap dépend du niveau de plus-value requise par la classe capitaliste.
Théo Bourgeron est chercheur en sociologie à l’université d’Edimbourg. Il s’intéresse aux politiques de santé, en particulier du médicament, ainsi qu’à la construction du secteur financier. Depuis 2021, il a publié des articles auprès de revues critiques comme la New Left Review ou Organization, ainsi qu’un livre aux éditions Raisons d’Agir. La version anglaise de cet article est parue sur le blog du Political Economy Research Centre (PERC) de l’université Goldsmiths, dans une série thématique consacrée aux rapports entre néolibéralisme et santé animée par Carla Ibled.
La dernière réforme des retraites a été souvent présentée comme une mesure avant tout budgétaire, visant à économiser de l'argent pour de futures réductions d'impôts et de cotisations sociales. Cependant, cette analyse néglige le contexte plus large de luttes menées par les différents gouvernements Macron pour redéfinir les frontières de la classe excédentaire (autrement dit, les frontières qui séparent les populations handicapées des populations non-handicapées), afin de fournir aux entreprises du pays une main d'œuvre à bas coût.
Les politiques récentes d'Emmanuel Macron illustrent remarquablement l'analyse de Marta Russell dans Capitalism & Disability [Capitalisme et handicap], où elle procède à un examen de l'économie politique du handicap dans les sociétés capitalistes. Russell fait remonter les origines du handicap au niveau d'exploitation du travail dans une société donnée. En prenant appui sur le modèle social du handicap (voir par exemple Politics of Disablement par Mike Oliver en 1990 et la rétrospective proposée par Bob Williams-Findlay, Disability Praxis), Marta Russell dit qu'un·e travailleur·euse est "handicapé·e" quand iel n'assure pas à son employeur un certain taux de plus-value. Le concept de frontière de la classe excédentaire, la frontière qui sépare les populations handicapées et non-handicapées, permet donc de penser comment la définition du handicap dépend du niveau de plus-value requise par la classe capitaliste.
En outre, ce niveau varie lui-même en fonction de la conjoncture économique. Russell démontre que lorsque les employeurs peuvent intensifier l'exploitation, lorsque par exemple le chômage est haut, ils demandent alors un élargissement de la classe excédentaire en faisant pression sur ses frontières. En conséquence, davantage de personnes de la classe ouvrière sont classées comme handicapées, ségréguées du marché du travail non-handicapé et placées dans des institutions spécialisées. Ceci permet aux employeurs d'engager exclusivement des employé·es capables de générer de hauts taux de plus-value et ainsi d'augmenter leurs profits.
À l'inverse, quand les employeurs ont besoin de main-d'oeuvre et sont donc prêts à accepter des taux de plus-value plus bas, par exemple lors de périodes de pénuries de main-d'oeuvre, ils cherchent à resserrer les frontières de la classe excédentaire. Des personnes auparavant classées comme handicapées et exclues du marché du travail vont ainsi perdre leur statut et être incitées à prendre part au marché du travail afin de maintenir les salaires plus bas. Dans cet article, je cherche à montrer que la France est en train de vivre son moment Russellien, au vu des importants efforts déployés pour transformer les frontières de la classe excédentaire et accroître la réserve de main-d'œuvre pour le marché de l'emploi ; je cherche également à éclairer les motivations politiques qui sous-tendent ce moment Russellien.
La réforme des retraites
La réforme des retraites de 2023 représente une étape importante dans le resserrement des frontières de la classe excédentaire actuellement en cours en France. Le premier gouvernement Macron avait déjà tenté de passer cette réforme en 2019, avant de la retirer en raison de l'agitation sociale qu'elle avait provoquée dans le contexte du début de la crise du Covid-19. Il a à nouveau tenté de la faire passer en 2022-2023, cette fois avec succès. Cette réforme affecte l'ensemble de la classe ouvrière et ne concerne pas spécifiquement les populations handicapées.
Le système de retraites français s'organise autour de trois paramètres principaux, "l'âge minimum"1 et "l'âge maximum"2 de départ à la retraite, et le nombre d'annuités pris en compte par le système afin d'obtenir une retraite à taux plein. La réforme laisse le nombre d'annuités inchangé3, mais augmente l'âge minimum (de 62 à 64) et l'âge maximum (de 65 à 67). La réforme a donc maintenu les cohortes sur le point de prendre leur retraite sur le marché du travail pendant deux années supplémentaires, quels que soient leurs plans de retraite.
Si la réforme n'est pas spécifique aux personnes handicapées, elle a un effet particulièrement notable sur les politiques du handicap en France. En raison des fortes pressions exercées sur les employé·es et du nombre élevé d'accidents sur les lieux de travail, la France présente un taux conséquent de handicap autour de l'âge de la retraite. En 2021, 12% des personnes âgées de 61 ans étaient inactives pour des raisons de handicap et/ou de santé. De même, la proportion de travailleur·euses actif·ves handicapé·es entre 50 et 59 ans (18%) était beaucoup plus forte que dans le reste de la population (9%).
Le handicap est un facteur important à prendre en compte pour déterminer le seuil de départ à la retraite. La réforme des retraites inclut une clause qui permet aux personnes présentant légalement un haut niveau de handicap (c'est à dire, au-dessus de 50%) de partir en retraite au même âge qu'avant la réforme. Mais la grande majorité des personnes handicapées ne rentrent pas dans ces critères stricts. La réforme des retraites fournit ainsi au marché de l'emploi un grand nombre de travailleur·euses handicapé·es âgé·es.
Les politiques "workfare" d’Emmanuel Macron
En parallèle, au cours des dernières années, les institutions en charge des travailleur·euses handicapé·es ont été considérablement transformées. Depuis 2019, le gouvernement Macron pousse une proportion croissante de la main d'œuvre excédentaire vers le marché de l'emploi. Ceci par des réformes successives des institutions qui emploient les personnes handicapées.
En France, environ 2,7 millions de personnes en âge de travailler sont considérées comme des travailleur·euses handicapé·es. Beaucoup (58%) sont sans emploi. Ces salarié·es travaillent le plus souvent dans trois types de structures : les dit Etablissements et Services d'Aide par le Travail (ESAT, environ 120 000 travailleur·euses handicapé·es) pour des populations dont les handicaps affectent grandement le taux d'exploitation, les Entreprises Adaptées (EA, environ 55 000 travailleur·euses handicapé·es) pour des populations plus légèrement affectées et enfin des grandes entreprises (entreprises ordinaires, environ 500 000 travailleur·euses handicapé·es) qui sont obligées légalement d'employer une certaine proportion (6%) de personnes handicapées dans leur force de travail. Depuis 2018, les gouvernements Macron ont réformé à la fois les Entreprises Adaptées et les ESAT (en 2018 et en 2023). Ces réformes poussent ces institutions à maximiser les profits extraits des populations handicapées en les alignant sur le modèle des entreprises ordinaires.
Ces réformes appartiennent clairement au domaine des politiques "workfare" (néologisme développé par la littérature anglophone à partir de work et welfare) qui tendent à conditionner les allocations d'aides sociales au travail des bénéficiaires. La littérature académique a amené au premier plan les liens entre néolibéralisme et politiques "workfare", ainsi que leurs présupposés validistes. Pour autant, des associations de personnes handicapées ou travaillant sur le handicap ont souligné les aspects positifs de ces réformes. Elles ont en effet réduit l'écart entre les conditions de travail des travailleur·euses handicapé·es et non-handicapé·es, même si, comme le souligne la militante handicapée Lili Guigueno, les personnes handicapées restent fondamentalement ségréguées.
Cependant, les réformes encouragent également ces institutions à augmenter le turnover des employé·es, devenant des espaces de transition vers les entreprises ordinaires. Ces institutions ont eu de plus en plus en charge d’apporter aux entreprises ordinaires un flux régulier de travailleur·euses handicapé·es. Ce processus qui, à première vue, peut sembler être un progrès vers la désinstitutionalisation et la déségrégation des travailleur·euses handicapé·es, est ambivalent. Car dans le même mouvement, ces réformes transforment les travailleur·euses handicapé·es en force complémentaire en période de pénurie de main d'oeuvre, sans remettre en cause profondément ni leur statut distinct au regard du Code du travail, ni les exigences des employeurs en termes de taux de plus-value.
Durant la même période, le gouvernement Macron a largement résisté aux demandes de réforme du système d'allocations qui permettent aux personnes handicapées hors du marché du travail de survivre. Cette Allocation aux Adultes Handicapés (AAH) est accordée aux personnes handicapées si elles ont un taux d'incapacité considéré comme "haut" par la loi. Mais elle était attribuée uniquement si les revenus du foyer de la personne handicapée était inférieure à un certain palier, ce foyer incluant le ou la partenaire de la personne. Ainsi de nombreuses personnes handicapées ne pouvaient pas toucher l'allocation, sauf si elles divorçaient. Sinon, elles étaient à la charge de leurs conjoint·es. Comme l'explique la chercheuse en disability studies Charlotte Puiseux dans De chair et de fer : "Cette sentence oblige les personnes handicapées à rester seules, à mentir sur leur vie conjugale pour ne pas être totalement dépendantes financièrement de leur partenaire". En tout, environ 80 000 personnes handicapées ne pouvaient pas percevoir cette allocation en raison de cette condition.
En 2021, les partis d'opposition au gouvernement Macron ont formé une coalition sans précédents autour du handicap. Les partis de gauche (FI, PCF, PS et EELV), du centre (UDI) et de droite (LR) au Parlement se sont alliés pour l'individualisation de l'AAH. Le parti d'Emmanuel Macron a ignoré les protestations publiques croissantes sur le sujet et rejeté la proposition parlementaire. Encore une fois, en empêchant les personnes handicapées de percevoir l'AAH le gouvernement Macron ne les a pas seulement rendues dépendantes de leurs proches, mais les a poussées vers le marché du travail. (Les député·es ont finalement adopté cette réforme en juillet 2022, après la perte de la majorité parlementaire absolue par le mouvement d'Emmanuel Macron).
Quels sont les objectifs politiques de ces transformations ? La question est d'autant plus pertinente que les problématiques de handicap sont politiquement importantes dans la population française. Environ un quart de la population française est handicapée et plus de 50% de la population le sera à un moment de sa vie. La population handicapée représente une puissante force sociale, une force qui pourrait très bien être au cœur de ce que l’on peut appeler, à partir de l'ouvrage récent de Béatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant, le "bloc excédentaire". Les réformes récentes ont ainsi provoqué de puissants mouvements de résistance. En 2019, les sondages d'opinion montraient que 89% des personnes handicapées étaient opposées aux réformes macronistes autour du handicap, notamment l’absence de déconjugalisation de l’AAH. La réforme des retraites a entrainé une opposition semblable. En janvier 2023, les sondages indiquaient que 93% des personnes en âge de travailler étaient contre la réforme des retraites. Parmi les raisons mises en avant, une inquiétude de devenir handicapé·e avant d'atteindre l'âge de la retraite à taux plein, très bien résumée par les manifestant·es dans le slogan "La retraite avant l'arthrite".
Les capitalistes du handicap
Malgré l'opposition de la population, le gouvernement Macron a pu maintenir et passer ces réformes en prenant appui sur d’autres forces sociales, puissantes elles aussi. Deux forces ont particulièrement fait pression pour accroître la main-d'œuvre issue des populations handicapées. La première de ces forces est le monde des affaires. Depuis 2021, celui-ci s'est montré particulièrement inquiet des pénuries de main d’œuvre. En avril 2023 le syndicat patronal du MEDEF observait avec beaucoup de préoccupation "qu’en raison de la pénurie de main d'œuvre le rapport de force entre employeur et employé·es [allait] s'inverser". Après deux décennies de fort taux de chômage qui lui fournissait une force de travail à bas coût, l’organisation patronale s’inquiète de devoir augmenter les salaires ou de s’engager dans la formation de nouvell·eaux travailleur·euses. Une solution pour répondre à cette pénurie consiste à utiliser les populations handicapées comme "armée de réserve", pour reprendre l'expression utilisée par Marta Russell, afin de maintenir la pression sur les salaires. En 2022 par exemple, le quotidien économique Les Echos décrivait les populations handicapées comme "bienvenues" dans un contexte de chômage faible. "Les personnes handicapées [sont] un levier efficace face à la pénurie de main-d’œuvre", affirme encore plus clairement une autre organisation patronale. En d'autres termes, le monde des affaires fait pression sur le gouvernement pour se servir dans la population handicapée afin d’augmenter la main-d'œuvre disponible.
La seconde force à l'œuvre est le capitalisme du handicap. Les entreprises et associations impliquées dans la gestion des personnes handicapées, leur mise au travail ou la prestation de services soutiennent les réformes récentes d’Emmanuel Macron. C'est par exemple le cas du Groupe SOS. Le Groupe SOS est la plus importante association à but non-lucratif d'Europe et un acteur majeur du capitalisme du handicap en France. Dans le seul champ du handicap il possède 63 institutions et ces institutions accueuillent ou emploient plus de 5 000 personnes handicapées. Jean-Marc Borello, président du directoire du Groupe SOS, a été l'un des premiers soutiens à la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron en 2016 et demeure membre du bureau exécutif d'En Marche, le parti de Macron.
En janvier 2018, Borello a été chargé de rédiger un rapport sur le "potentiel inexploité du secteur de l’insertion par l’activité économique". Son rapport s'ouvre sur la prévision d'une pénurie croissante de main d'oeuvre, qui exige l'inclusion de nouveaux groupes dans la force de travail, parmi lesquels les personnes handicapées. Si le rapport reprend à son compte les objectifs de désinstitutionalisation et de déségrégation des personnes handicapées, il le fait dans la perspective décrite précédemment de ‘workfare’. Le rapport résume son approche par le mot d'ordre : "personne n’est inemployable". Dans les années qui suivent, Jean-Marc Borello et le Groupe SOS ont été à l'initiative des réformes macronistes relatives au handicap. Et plus tard, sans surprise, ils se sont également montrés de fervent supporters de la réforme des retraites de 2023 : Jean-Marc Borello a d'ailleurs déclaré en mars 2023 que cette réforme était "indispensable".
Au cours des dernières années, le gouvernement français a adopté plusieurs réformes visant à redessiner les contours de la classe excédentaire afin de répondre aux problématiques du marché du travail. D'un côté, les gouvernements Macron ont intégré au marché de l'emploi un nombre important de personne handicapées en retardant significativement l'âge de départ à la retraite d'une population particulièrement exposée au risque de handicap. D'autre part, ils ont réformé les institutions qui emploient les personnes handicapées, en maintenant les personnes handicapées dans des statuts juridiques subordonnés, mais en poussant un nombre croissant d'entre elles vers des entreprises ordinaires.
Cette double offensive était impopulaire mais a été soutenue par des forces sociales puissantes, notamment des organisations patronales et des grandes entreprises opérant dans le secteur du handicap. Elle rejoint la description faite par Marta Russell des transformations des frontières de la classe excédentaire en période de pénurie de force de travail. Ce cadre analytique aide à comprendre les forces à l'œuvre dans les récents événements politiques français, en particulier la lutte autour de la réforme des retraites. Mais la France est loin d'être le seul pays à vivre ce moment russellien. Partout en Europe, face à la pénurie de main-d'œuvre, les gouvernements mettent en place des réformes similaires qui réorganisent les institutions du handicap pour faire face à cette pénurie : la stratégie européenne sur le handicap et la réforme controversée des allocations au handicap au Royaume-Uni étant d'autres exemples de cette tendance. En France et au-delà, ce mouvement pose une question urgente : pourquoi un "bloc excédentaire" ne s'est-il pas encore constitué ?
Publication originale (28/11/2023) :
Political Economy Research Centre
Re/Lire
L'âge à partir duquel il est possible de prendre sa retraite (avec une réduction de la pension) si l'on a travaillé le nombre d'annuités requis, soit actuellement 42,5 ans.
L'âge à partir duquel il est possible de prendre sa retraite avec une retraite à taux plein (la retraite à taux plein ne représentant qu'une partie du salaire à temps plein de la personne en activité), si l'on a travaillé le nombre d'annuités requis, soit 42,5 ans.
Pour être exact, elle anticipait légèrement l'augmentation du nombre d'annuités déjà prévue dans la réforme des retraites de la présidence Hollande.