La libre circulation du virus | Théo Bourgeron
Une doctrine de gestion des pandémies pour le régime d’accumulation libertarien-autoritaire
La réponse initiale du Royaume-Uni au Covid-19 n'est pas le résultat d'un déni de la science, elle a été préfigurée par des documents produits par des universitaires, des expert·es de think tanks et des expert·es de l'administration préconisant des politiques alternatives de préparation aux pandémies tout au long des années 2010. La crise du Covid-19 a mis en évidence l'émergence de nouveaux acteurs économiques, dont les modèles économiques leur ont permis de tirer profit de la pandémie. Cela participe à l'essor du "capitalisme du désastre" décrit par Naomi Klein. Lorsqu'une telle crise émerge, les acteurs du "capitalisme du désastre" se définissent par le fait que leur intérêt économique les pousse à préférer la survenue de la catastrophe au coût des mesures publiques nécessaires pour l'empêcher.
Théo Bourgeron est chercheur à l'université d'Edimbourg. Avec Marlène Benquet il a publié La finance autoritaire, vers la fin du néolibéralisme au éditions Raisons d’agir en janvier 2021, et coordonné l’ouvrage Accumulating capital today,
contemporary strategies of profit and dispossessive policies paru en août 2022 chez Routlege. Son dernier roman Ludwig dans le living vient tout juste de sortir chez Gallimard.
· Cette traduction établie par nos soins a été revue et corrigée par l’auteur, que nous remercions ici chaleureusement pour la confiance qu’il nous a accordée ·
Résumé
La période récente a vu de nombreux débats autour de la réponse initiale au Covid-19 des gouvernements de droite radicale tels que ceux du Royaume-Uni, des États-Unis et du Brésil. Ces gouvernements ont laissé le virus se propager au sein de la population, retardant l'application de mesures fortes de distanciation sociale telles que le confinement. Cet article analyse la réaction initiale du Royaume-Uni au Covid-19. Il s’appuie sur la théorie marxiste de l'État de Nicos Poulantzas pour comprendre comment cette doctrine de gestion de la pandémie a découlé de changements dans la classe capitaliste du Royaume-Uni. Il retrace les fondements idéologiques de cette doctrine, en la reliant à la montée des think tanks libertariens dans les milieux conservateurs britanniques et aux changements intervenus dans les commissions administratives chargées de la préparation à la pandémie. Il suggère que cette réponse à la pandémie est un épisode du remplacement en cours du régime d'accumulation néolibéral dominant par un nouveau régime libertarien-autoritaire. Il détaille comment ce nouveau régime matérialise les intérêts d'un groupe émergent de "capitalistes du désastre". Par conséquent, il prend la crise du Covid-19 comme un exemple de la manière dont la reconfiguration des régimes d'accumulation capitaliste articule une nouvelle doctrine de gestion des catastrophes, des idéologies de droite radicale, des institutions libertariennes-autoritaires et le pouvoir grandissant d'acteurs capitalistes capables de tirer profit d'événements extrêmes.
Introduction
Pendant la pandémie de Covid-19, des similitudes sont apparues entre les politiques des gouvernements conservateurs du Royaume-Uni, des États-Unis et du Brésil, respectivement menés par Boris Johnson, Donald Trump et Jair Bolsonaro. Plutôt que d'imposer un confinement précoce, ces gouvernements ont tous minimisé l'impact de la pandémie sur la population et cherché à éviter à tout prix l'arrêt des activités économiques dans leur pays. En se concentrant sur le cas du Royaume-Uni, cet article analyse les origines de cette approche de la pandémie en élaborant une explication matérialiste de l'émergence de cette réponse, montrant comment elle résulte de conflits entre les acteurs capitalistes du Royaume-Uni. Il contribue au débat actuel sur le Covid-19 de deux manières. Premièrement, contrairement aux travaux récents qui étudient les conséquences du Covid-19 sur les institutions politiques et les activités économiques (par exemple, Boyer, 2020 ; De Perthuis, 2020 ; Latour, 2020 ; Tooze, 2020), il adopte la démarche inhabituelle d'utiliser la structure changeante de la classe capitaliste du Royaume-Uni pour expliquer la réponse du gouvernement britannique au Covid-19. Deuxièmement, il adopte une explication matérialiste de cette réponse. Des travaux récents ont décrit les réponses laxistes face au Covid-19 comme des politiques "ignorantes" résultant du rejet populiste de la science (Gonsalves, 2020 ; Stiglitz, 2020 ; Zarocostas, 2020). Ces travaux comprennent la réaction britannique par la réticence des décideur·euses politiques conservateur·ices à suivre les experts et les scientifiques. Ils suggèrent que le gouvernement britannique a pris des décisions à courte vue en raison de son "populisme"1, bien que ces décisions aillent à l'encontre de la science et soient dangereuses pour la santé d'une grande partie de la population (Gugushvili et al., 2020). Cette approche ignore les intérêts en jeu derrière les décisions de santé publique ainsi que les facteurs qui lient les intérêts économiques et les intellectuel·les (par exemple, les expert·es et les scientifiques) auxquels les gouvernements font appel pour élaborer leurs décisions. A contrario, cet article s'appuie sur la théorie matérialiste des régimes d'accumulation politique pour replacer la réponse gouvernementale britannique au Covid-19 au sein des luttes de classe.
Le concept de régime d'accumulation s'appuie sur la théorie marxiste de l'État de Poulantzas (2001), développée ensuite par Jessop (2015). Tous deux soulignent le rôle des régimes politiques (compris comme un ensemble de règles, d'acteurs et d'organisations, par exemple les partis politiques, les parlements, le droit constitutionnel, les gouvernements, les organisations internationales) dans la création de conditions favorables à l'accumulation dans les sociétés capitalistes. La succession de modes distincts d'accumulation du capital (par exemple, industriel et financier) repose sur la construction de régimes d'accumulation (par exemple, fordiste et néolibéral, voir Jessop, 2018 : 25) qui se constituent autour d'institutions distinctes. Contrairement à la théorie instrumentale de l'État, dans laquelle une classe capitaliste unifiée utilise l'État pour faire avancer ses intérêts (Miliband, 1969), cette théorie met en évidence la manière dont la succession des régimes d'accumulation repose sur des conflits au sein de la classe capitaliste. Chaque régime d'accumulation "constitue la source du pouvoir [...] d'une alliance conflictuelle de plusieurs factions [de la classe capitaliste] opposées à certaines autres" (Poulantzas, 2001 : 133).
Cet article examine la réponse du Royaume-Uni au Covid-19 à la lumière des changements structurels du régime d'accumulation britannique. Ce faisant, il articule un événement conjoncturel avec des phénomènes structurels. Dans le cadre élaboré par Poulantzas (1969), les actions individuelles sont déterminées par la structure des classes (et des conflits de classe) au sein de la société. Cependant, les conflits au sein de la classe capitaliste ne se traduisent pas directement en décisions individuelles. La traduction des intérêts économiques en décisions politiques est médiatisée par le système institutionnel (c'est-à-dire les partis politiques, les administrations et les institutions parlementaires) et les intellectuel·les (c'est-à-dire les expert·es, les scientifiques, les éditorialistes et les groupes de réflexion) dans un régime d'accumulation donné. Les niveaux institutionnels et idéologiques sont également sujets à des conflits qui reflètent une opposition d'intérêts au sein de la classe capitaliste. Cette approche s'oppose aux travaux récents sur les régimes populistes qui expliquent les politiques des gouvernements de droite radicale en se penchant sur le caractère individuel des dirigeant·es (Mollan et Geesin, 2019 ; Schneiker, 2020). Au lieu de cela, faisant écho au concept marxiste de "bonapartisme" (Marx, 1969), l'approche de Poulantzas souligne comment même les formes les plus personnalisées de leadership sont ancrées dans les rapports de classe (Poulantzas, 1974). Dans cette approche, les décisions quotidiennes du gouvernement britannique en matière de santé publique découlent d'une doctrine idéologique qui résulte de la configuration plus large des régimes d'accumulation, qui est à son tour l'expression de l'émergence de nouveaux acteurs dominants au sein de la classe capitaliste britannique.
En appliquant ce cadre à la réponse du Royaume-Uni au Covid-19, cet article montre que loin d'être la conséquence du pouvoir personnel de Boris Johnson ou d'une prétendue réticence à suivre la science, la réponse du Royaume-Uni reflète un changement dans le régime d'accumulation du pays, du régime néolibéral à ce que Benquet et Bourgeron (2021) appellent le régime "libertarien-autoritaire". Bien que cela ait été rendu visible par l'élection de Boris Johnson, ce changement a été préfiguré par des décisions administratives et l'émergence de nouvelle·aux intellectuel·les, soutenu·es par des acteurs capitalistes désireux de remettre en question les institutions britanniques existantes.
Cet article est organisé en quatre sections principales. Interprétant la réponse britannique au Covid-19 à travers ce cadre, je donne un bref aperçu des stratégies de laissez-faire développées par le Royaume-Uni depuis le début de la crise jusqu'à la fin mars 2020 (section 1). Puis, en étudiant leurs origines idéologiques, je montre comment ces stratégies ont résulté d'un changement de ligne du parti conservateur britannique en faveur d'une stratégie de santé publique radicalement individualiste (section 2). Je soutiens que cela révèle la reconfiguration des institutions politiques du Royaume-Uni autour d'un nouveau régime d'accumulation libertarien-autoritaire qui est en contradiction avec le précédent régime d'accumulation néolibéral (section 3). Enfin, je relie ce changement à l'émergence d'une nouvelle classe de capitalistes favorables aux catastrophes au sein de la communauté des affaires du Royaume-Uni et à leur influence croissante sur les institutions britanniques (section 4).
Laissez-faire ou suppression ? Les réponses gouvernementales à la pandémie de Covid-19
Au cours de la période allant de la détection des premiers cas de Covid-19 en Italie, le 21 février 2020, au confinement général du 23 mars 2020, le gouvernement britannique a adopté une approche de laissez-faire à l'égard de la pandémie, d'abord par le biais d'une stratégie d'"atténuation", puis d'une éphémère stratégie d'"immunité collective". Contrairement à la stratégie de "suppression" suivie par les pays asiatiques et certains pays européens comme l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne et la France (Titheradge et Kirkland, 2020), le gouvernement britannique est parti du principe que l'épidémie ne pouvait être arrêtée. Plutôt que de la supprimer, il a cherché à "contenir" l'épidémie en testant et en recherchant les cas contacts, en "retardant" le pic des individus infectés et en "atténuant" l'épidémie en renforçant la capacité de soins critiques (Department of Health, 2020). Ces stratégies de laissez-faire ont également inclus des approches alors moins conventionnelles, comme la tentative éphémère de plusieurs conseillers gouvernementaux de faire adopter une stratégie d'"immunité collective" par le Royaume-Uni (Grey et MacAskill, 2020). Fondée sur l'hypothèse que la pandémie serait inévitable et reviendrait "chaque année", cette approche visait à éviter une propagation incontrôlée en concentrant l'infection sur les groupes les moins vulnérables de la population et en "cocoonant" les personnes à risque. Cette approche a été considérée comme permettant d'éviter de coûteux confinements mais devait entraîner un nombre très élevé de décès (FT Reporters, 2020). Elle était soutenue par des experts gouvernementaux de haut niveau (par exemple, le directeur scientifique Sir Patrick Vallance et le chef de la Nudge Unit David Halpern), mais a été rapidement rejetée par le ministre de la Santé Matt Hancock. Comme le montre le tableau 1, deux stratégies distinctes de laissez-faire, la stratégie d'"atténuation" et la stratégie d'"immunité collective", ont été élaborées par les organismes gouvernementaux britanniques les 26 février, 3 mars et au cours de la semaine du 9 mars.
Le laissez-faire du Royaume-Uni contrastait avec la stratégie de "suppression" adoptée entre-temps par les pays d'Asie et d'Europe. En Chine, après la révélation de l'ampleur de l'épidémie en cours, les gouvernements locaux ont rapidement décrété un confinement dans la plupart des régions. En Europe, comme le montre le tableau 1, l'Italie, l'Espagne, la France et l'Allemagne ont également été promptes à instaurer des mesures de confinement nationales après les premiers cas de contamination communautaire.
Cependant, la politique britannique n'était pas un cas totalement isolé. D'autres pays, comme les Pays-Bas et la Suède, ont également suivi initialement des politiques visant à laisser le virus circuler dans certaines parties de la population. Le gouvernement suédois a cherché à développer une "immunité collective" dans sa population à faible risque, acceptant un nombre de décès plus élevé afin de minimiser les perturbations de la vie économique et sociale (Habib, 2020), et a maintenu cette position plus longtemps que tout autre pays. Le gouvernement fédéral américain a également appliqué cette approche de facto pendant la première phase de la pandémie. Alors que le virus se propageait librement sur le territoire américain, jusqu'à la mi-mars 2020, le gouvernement fédéral n'a adopté que des mesures symboliques, laissant à chaque État la responsabilité de gérer le risque. Le Brésil a suivi la même trajectoire : en février et mars 2020, le chef du gouvernement fédéral Jair Bolsonaro recommandait aux Brésiliens "d'affronter [le Covid-19] comme des hommes, pas comme des enfants" et appelait à la fin des fermetures d'entreprises et des confinements imposés par les États locaux (Paraguassu et al., 2020).
L'opposition entre les politiques de "suppression" et de laissez-faire appelle à une certaine nuance. Les politiques de laissez-faire de Donald Trump et de Jair Bolsonaro sont intervenues dans un contexte fédéral, dans lequel le gouvernement fédéral pouvait s'appuyer sur les mesures plus strictes prises par les gouvernements des États. À l'inverse, les politiques de confinement n'ont pas empêché la poursuite d'un large ensemble d'activités économiques en Espagne et en Italie. Ces politiques divergentes représentent des positions intermédiaires entre les deux idéaux-types du confinement strict et du laissez-faire, qui reflètent ce que Baldwin (2020) appelle la "préférence pour l'endiguement de l'épidémie" par rapport à la "préférence pour l'activité économique". Quelles sont les raisons idéologiques, politiques et économiques qui ont sous-tendu la préférence du Royaume-Uni pour l'activité économique dans la gestion de la pandémie ?
Le tournant idéologique derrière le laissez-faire du Royaume-Uni comme réponse à la pandémie
La réponse britannique au Covid-19 résulte de l'émergence de nouvelle·aux expert·es en matière de préparation aux pandémies [pandemic preparedness] et d'une évolution idéologique progressive dans les débats sur la santé publique. La réponse initiale du Royaume-Uni au Covid-19 n'est pas le résultat d'un déni de la science ou de l’initiative individuelle de Boris Johnson. Elle a été préfigurée par des documents produits par des universitaires, des expert·es de think tanks et des expert·es de l'administration préconisant des politiques alternatives de préparation aux pandémies tout au long des années 2010.
La doctrine britannique en matière de pandémie s'appuie sur plusieurs rapports publiés par le ministère de la santé du pays et le National Health Service (NHS) entre 2011 et 2016 (Department of Health, 2011 ; NHS England, 2016). Ces rapports ont été rédigés par le Scientific Advisory Group for Emergencies (SAGE), rassemblant des chercheur·euses en épidémiologie mathématique et des médecins, mais aussi des psychosociologues, des spécialistes des organisations, des économistes comportementalistes. S'appuyant sur des études de cas des principales pandémies du XXe siècle, le plan de préparation de 2011 affirme qu'une pandémie au Royaume-Uni ne pourrait être endiguée compte tenu des liens économiques du pays avec le reste du monde :
La circulation moderne de masse offre en outre des possibilités de propagation rapide du virus à travers le monde [...] Toute mesure locale prise pour interrompre ou réduire la propagation aura probablement un succès très limité ou partiel au niveau national et ne peut être considérée comme un moyen de "gagner du temps". (Department of Health, 2011 : 11)
L'approche adoptée par le gouvernement britannique dans la phase initiale de la pandémie de Covid-19 résulte de l'émergence progressive de stratégies de laissez-faire dans les plans de préparation aux pandémies de grippe élaborés par le Royaume-Uni depuis la pandémie de SRAS. Alors qu'en 2005, le plan national britannique s'appuyait sur la fermeture des écoles, l'interdiction des grands rassemblements et évoquait de potentielles "quarantaines et couvre-feux obligatoires" (Department of Health, 2005 : 49), les plans de 2011 et 2016 ont avancé que la fermeture des écoles et l'interdiction des rassemblements étaient superflues et que le confinement n'était plus considéré comme un instrument potentiel contre la propagation des épidémies. Ces rapports de préparation préfiguraient la décision du gouvernement britannique de laisser le virus de Covid-19 se propager dans la population tout en "minimisant les pics" d'infection et en "assurant une communication efficace" pour éviter la panique.
Ce changement de politique a été favorisé par l'introduction de scientifiques représentant de nouveaux courants théoriques dans les organes administratifs chargés de la préparation aux pandémies. Les expert·es émergent·es des sciences comportementales (par exemple, l'économie comportementale, les sciences de l'organisation et la psychologie sociale) se sont opposé·es aux épidémiologistes traditionnel·les et ont préconisé des politiques de laissez-faire. En mars 2020, le chef de l'équipe britannique Behavioural Insights Team (chargée d'introduire l'économie comportementale dans les décisions du gouvernement britannique) a donné une interview à la BBC pour défendre la doctrine de "l'immunité collective", dans laquelle il affirmait que la population britannique serait incapable de supporter un confinement prolongé (Yates, 2020). Ces arguments comportementalistes ont également été exprimés par deux des principaux comités gouvernementaux chargés du Covid-19 : NERVTAG et SPI-B. Alors que les épidémiologistes mathématicien·nes ont souligné le danger de l'approche du laissez-faire à travers des modèles estimant que le nombre de morts résultant d'une telle stratégie pourrait atteindre plusieurs centaines de milliers (Ferguson et al., 2020), plusieurs des scientifiques comportementalistes du SAGE ont publiquement pris une position opposée. Expliquant que le Royaume-Uni "ferait mieux de s'adapter à une nouvelle normalité faite d'épidémies périodiques" (Dingwall, 2020a), le professeur Robert Dingwall, scientifique membre de l'organisation et membre de SAGE, a nuancé les résultats des modèles mathématiques (suggérant que certains des décès attribués à la pandémie de Covid-19 se seraient produits de toute façon dans les mois à venir, le virus étant particulièrement dangereux pour les personnes âgées et malades) et a remis en question le résultat global d'un confinement, étant donné ses effets secondaires désastreux sur la santé mentale (Dingwall, 2020b).
L'opposition scientifique aux mesures drastiques de distanciation sociale a également affecté les sciences médicales, où sont apparus des courants secondaires de l'épidémiologie favorables au laissez-faire. En mars 2020, alors que les épidémiologistes mathématicien·nes traditionnel·les (par exemple le professeur Neil Ferguson de l'Imperial College) ont mis en place des modèles prédisant un nombre élevé de victimes en l'absence de confinement, d'autres (par exemple le professeur Graham Medley du LSHTM et la professeure Sunetra Gupta d'Oxford) ont exprimé leur soutien à la stratégie du laissez-faire. S'opposant aux modèles épidémiologiques classiques et s'appuyant souvent sur les sciences du comportement, iels ont élaboré des méthodes quantitatives alternatives qui tenaient compte de la manière inégale dont les individus propagent les virus en fonction de leur position sociale, ce qui implique que le seuil de l'"immunité collective" est susceptible d'être inférieur à celui modélisé par les modèles traditionnels (voir le professeur Medley sur la modélisation de Covid-19 : Blakely, 2020). Alors que les premier·es épidémiologistes ont critiqué la stratégie du laissez-faire, préconisant des confinements précoces, les second·es l'ont soutenue, envisageant l'objectif d'atteindre une "immunité collective" au Royaume-Uni (Gupta, 2020 ; Jones et Helmreich, 2020).
Cette évolution de la doctrine britannique en matière de pandémie fait écho à un changement idéologique dans les milieux conservateurs, qui ont développé des doctrines de santé radicalement individualistes réduisant les questions de santé publique à une responsabilité individuelle. Dans les années 2010, le noyau idéologique du Parti conservateur a progressivement glissé du centre-droit vers la ligne de la droite radicale promue par les think tanks de Tufton Street. Nommé d'après la rue de Westminster dans laquelle la plupart ont des bureaux, le réseau Tufton Street regroupe des think tanks de la droite alternative héritée de la période Thatcher qui promeuvent des argumentaires libertariens, eurosceptiques et négationnistes du changement climatique (Collett-White et Hope, 2020 ; Lawrence et al., 2019). Avant la crise du Covid-19, ces think tanks militaient déjà contre la mise en place de politiques de vaccination obligatoire des maladies infantiles au nom de la liberté individuelle (Shackleton, 2019), malgré la réapparition d'épidémies de rougeole au Royaume-Uni, plaidant souvent à la place pour une régulation par des mécanismes de marché (les parents étant payés pour la vaccination de leurs enfants : Bowman, 2015). La crise du Covid-19 a donné à ces groupes l'occasion de soutenir la stratégie de laissez-faire du gouvernement britannique. Par exemple, le chroniqueur libertarien Toby Young (un journaliste proche de Boris Johnson) a évalué le coût de la vie humaine et a ainsi fait valoir que le coût des mesures de suppression était trop élevé compte tenu de l'espérance de vie moyenne des personnes menacées par le virus (Young, 2020). Cette approche extrême a été reprise par des documents émanant des think tanks de Tufton Street. Au lieu d’une approche du confinement "fondée sur des règles", le directeur de recherche de l'Adam Smith Institute Matthew Lesh a défendu une approche "fondée sur la prise de risque individuelle" (Lesh, 2020) qui laisserait à chaque individu·e le soin de déterminer s'iel a intérêt à prendre ses distances sociales. L'Institute of Economic Affairs a publié une note sur le calcul économique du prix de la vie des personnes, dans laquelle il se désolidarise de la chronique de Toby Young, mais affirme qu'il "a retenu de nombreux points valables" et qu'"il n'y a rien de mal à essayer d'attribuer une valeur monétaire à une vie humaine" pour guider les décisions de santé publique (Jessop, 2020 : 8).
Le laissez-faire en matière d'épidémies, un reflet de la montée du régime d'accumulation libertarien-autoritaire
La stratégie de laissez-faire du Royaume-Uni révèle une rupture institutionnelle plus large avec les doctrines de gestion des pandémies élaborées dans le cadre du régime d'accumulation néolibéral apparu dans les années 1970, fondé sur l'utilisation accrue des marchés pour répondre aux besoins sociaux. Ce régime a produit ses propres règles et organes de coordination internationale pour les épidémies. Promouvant un ordre mondial très inégalitaire, ces règles sont parfaitement illustrées par le traitement de la pandémie de SIDA. La lutte contre le VIH a été organisée à travers des solutions de marché, impliquant un mélange de financements privés et publics visant à remédier aux "défaillances du marché" (Geiger et Gross, 2018) et la protection des droits de propriété intellectuelle des entreprises pharmaceutiques. Cela a abouti à faire des traitements contre le VIH une source de profit, avec des inégalités importantes dans l'accès aux médicaments entre les pays et les classes (Rowden, 2009). L'OMS a été un instrument nécessaire à la construction de l'ordre mondial néolibéral dans le domaine de la gestion des épidémies (Chorev, 2012). L'institution a défini une approche globale des épidémies et promu une doctrine de gestion délibérément ouverte, fondée sur le renforcement d'un marché mondial des connaissances et des produits pharmaceutiques. Elle soutient le confinement des villes et des régions par les États touchés, mais rejette la fermeture des frontières (décrite comme contre-productive car elle empêche la traçabilité des patients infectés) et les embargos sur les dispositifs médicaux (décrits comme des mesures de panique qui entraînent des stocks superflus dans les pays qui attendent l'épidémie et des pénuries dans les pays touchés par celle-ci). L'OMS est le pivot d'un ensemble de règles basé sur les besoins du marché qui visent à gérer les pandémies dans un monde globalisé avec des États coopératifs.
Ces règles ont été prises pour cible par les gouvernements qui rejettent le régime néolibéral mondial, dont les plus éminents sont les gouvernements américain et britannique. La mise en œuvre initiale de ce régime d'accumulation mondial s'est appuyée sur une concordance entre la "doctrine néolibérale" et le "mouvement de néolibéralisation" des années 1970 aux années 2010, ce dernier concept étant entendu comme "la restauration des conditions d'accumulation du capital et du pouvoir des élites économiques" (Harvey, 2005 : 19). Depuis les années 2010, cependant, la capacité des classes capitalistes à promouvoir leurs intérêts entre de plus en plus en conflit avec la doctrine néolibérale et les institutions du précédent régime d'accumulation néolibéral. En effet, les transformations néolibérales ont réussi à fournir aux classes dominantes une part accrue des profits, mais ce mouvement a connu des limites et a abouti à la "crise du néolibéralisme" (Duménil et Lévy, 2011).
Cela a conduit les chercheur·euses critiques en management à s'interroger sur le "paradoxe" apparent entre la compréhension des élections de Donald Trump et Boris Johnson comme "l'aboutissement d'une chaîne d'événements commençant par le néolibéralisme" (Vine, 2019 : 1), et la manière dont ces acteur·ices politiques émergent·es remettent en question les institutions néolibérales les plus importantes. En effet, la pandémie révèle comment le principe du marché comme mécanisme de coordination, central au régime néolibéral, est remis en question à une époque où les catastrophes politiques, sociales et environnementales sont de plus en plus fréquentes (par exemple, les guerres, le changement climatique, les pandémies), obligeant les pays à l'avant-garde du néolibéralisme à adopter des institutions plus centralisées et autoritaires afin de permettre l'expansion continue de l'accumulation du capital. Cela a entraîné l'émergence d'un nouveau régime d'accumulation "libertarien autoritaire" (Benquet et Bourgeron, 2021). Ses institutions ne sont plus fondées sur la "doctrine néolibérale", mais sur la "curieuse combinaison de libertarianisme et d'autoritarisme" qui se développe dans les milieux de droite des pays occidentaux (Brown, 2019 : 2). Au niveau institutionnel, ce changement est illustré par des gouvernements qui rompent avec les institutions phares du régime néolibéral précédent, comme la rupture du Royaume-Uni avec l'Union européenne, ou la politique agressive des États-Unis contre l'Organisation mondiale du commerce2.
Le régime d'accumulation libertarien-autoritaire offre de nouvelles opportunités de profit aux acteurs capitalistes au-delà des limites établies par le régime néolibéral. Comme l'ont montré des auteur·ices (Brown, 2019 ; Benquet et Bourgeron, 2021), dans ces pays situés à l'avant-garde du mouvement de néolibéralisation, les limites à l'accumulation du capital que le régime néolibéral avait mises en place ou qu'il avait évité de remettre en question (par exemple, le monopole du National Health System et les réglementations environnementales et sociales supranationales imposées par l'UE pour construire un marché commun) menacent désormais la capacité de la classe capitaliste à étendre son profit. En réduisant drastiquement le niveau d'imposition et l'implication des politiques publiques, ce nouveau régime instaure un nouvel équilibre entre l'accumulation du capital et le consentement social. Comme le montre Poulantzas (2001 [1978]), chaque régime politique d'accumulation constitue un moyen d'imposer un consentement suffisant pour permettre la réalisation de profits. Les institutions permettent l'accumulation du capital, tout en maintenant le niveau minimum d'ordre social et environnemental nécessaire à sa réalisation. Le régime libertarien-autoritaire émergent constitue une expérience d'utilisation de méthodes gouvernementales de plus en plus autoritaires pour maintenir l'exploitation et la dépossession en temps de catastrophe.
Rendu visible par l’ascension de dirigeant·es et de majorités conservatrices qui remettent en cause les institutions néolibérales (au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Brésil, par exemple), ce nouveau régime d'accumulation affecte de manière significative le système politique de chacun de ces pays. Cette évolution n'a pas seulement entraîné un changement des dirigeant·es élu·es au niveau du pouvoir exécutif, mais aussi et surtout un changement dans les décisions prises par d'autres institutions, telles que les parlements, les partis politiques, les tribunaux judiciaires et les strates spécialisées des administrations (par exemple, les comités de préparation aux pandémies). Ce changement a progressé au cours de la dernière décennie. Par exemple, la Behavioural Insights Team a été créée en 2010 et s'est vue confier un rôle élargi en 2014 par David Cameron pour promouvoir les idées de l'économie comportementaliste en harmonie avec cette nouvelle accumulation dans les décisions politiques majeures au Royaume-Uni. Des expériences économiques souvent basées sur des essais contrôlés et randomisés ont été introduites pour prendre des décisions publiques dans de nombreux domaines extra-économiques (par exemple, le don d'organes et la participation électorale). De même, les think tanks libertariens ont progressivement accru leur influence sur le Parti conservateur tout au long des années 2010, leurs idées souvent eurosceptiques, climato-négationnistes et radicales étant devenues majoritaires dans ce parti (Lawrence et al., 2019).
Cette différence d'approche des pandémies entre les gouvernements du régime néolibéral et ceux du régime libertarien-autoritaire plus récent se traduit par des tensions concernant la réponse à la crise du Covid-19. Les gouvernements promouvant le nouveau régime d'accumulation ont été réticents à suivre les directives de l'OMS. En totale opposition avec ces directives, les États-Unis ont mis en place des interdictions de voyage pour les Chinois et les Européens, mais ils ont été réticents à agir contre la contamination communautaire intérieure. Ils ont également rejeté les appels à un assouplissement de leur embargo sur l'Iran et ont même envisagé d'étendre cet embargo à l'aide humanitaire (Clifton, 2020), au moment même où ce pays apparaissait comme l'un des premiers foyers non chinois d'infections au Covid-19. Ces tentatives successives de déstabilisation des institutions de santé publique de l'ordre mondial néolibéral ont culminé avec la suspension de la contribution américaine à l'OMS le 15 avril 2020. Le directeur général de l'OMS a à son tour dénoncé explicitement les stratégies alternatives de gestion de la pandémie, comme les débats du Royaume-Uni sur l'opportunité de suivre une stratégie d'"immunité collective" (Wharton, 2020).
Ainsi, la doctrine Covid-19 britannique du laissez-faire applique le régime d'accumulation libertarien-autoritaire au domaine de la gestion des pandémies. Plus encore que dans les précédents régimes libéraux classiques et néolibéraux, les individu·es sont contraint·es de "vivre dangereusement" (Foucault, 2004 : 68), mais iels doivent internaliser le risque différemment. Dans le régime néolibéral, les États avaient l'habitude de réguler le risque par des mécanismes de marché financés par l'État afin de faire respecter le consentement individuel et l'ordre social. Au contraire, dans le régime à venir, les États transforment ces risques en un avantage concurrentiel, du niveau national au niveau individuel. Dans un monde globalisé où les institutions internationales de santé publique sont défaillantes, si la propagation des virus est dite inévitable ou préférable à la fermeture des entreprises, elle n'est pas réprimée et s’étend. Si la propagation du virus perturbe le fonctionnement de l'économie, elle devient aussi une opportunité pour certains pays et secteurs. Faisant écho à la transformation de la mort en capital évoquée par les chercheur·euses à travers le concept de "nécrocapitalisme" (Banerjee, 2008), les partisan·es du laissez-faire ne se contentent pas de rejeter la collectivisation des coûts engagés pour endiguer la pandémie. Au lieu de décrire négativement les contaminations comme une source de mort, iels les conçoivent positivement comme une source d'"immunité". En "construisant une immunité", les pays se dotent d'un avantage concurrentiel sur la scène mondiale et les individu·es reçoivent des "passeports d'immunité" (Proctor et al., 2020) qui leur offrent davantage d'opportunités économiques.
Un régime d’accumulation pour l’ère des catastrophes
Les transformations du régime d'accumulation britannique résultent elles-mêmes de conflits au sein de la classe capitaliste. Comme l'a montré Poulantzas (2001), la classe capitaliste est hétérogène et composée de groupes aux intérêts économiques distincts, que le régime d'accumulation articule en les hiérarchisant. Cette section met en évidence comment l'émergence du régime d'accumulation libertarien-autoritaire et ses conséquences sur la réponse initiale au Covid-19 trouvent leur origine dans un changement de l'équilibre des forces au sein de la classe capitaliste britannique.
Les acteurs capitalistes britanniques ont été affectés différemment par la crise du Covid-19. Certains secteurs ont souffert. Ayant mis en œuvre les pratiques "zéro stock" du lean management pour améliorer leur "génération de cash flow" (Bourgeron, 2018) et maximiser la "valeur actionnariale" (Lazonick et O'Sullivan, 2000) dans le sillage du mouvement de néolibéralisation, les entreprises industrielles britanniques sont devenues particulièrement vulnérables à la rupture des chaînes d'approvisionnement. Les services de vente au détail ont également été fortement touchés par le confinement et le passage au travail à distance dans les zones métropolitaines. Cependant, d'autres secteurs ont prospéré pendant la pandémie. Les grandes entreprises pharmaceutiques britanniques (par exemple GSK et AstraZeneca) ont tiré leur épingle du jeu, la pandémie ayant renforcé la dépendance des établissements de santé à l'égard des producteurs privés de médicaments (Ravelli, 2020). Le secteur technologique britannique a également profité de la crise (Tech Nation, 2020), car la pandémie a ouvert de nouvelles voies de profit pour les entreprises technologiques qui ont été encore plus étroitement intégrées dans les activités de service public telles que l'éducation et les soins de santé.
La crise du Covid-19 a également mis en évidence l'émergence de nouveaux acteurs économiques, dont les modèles économiques leur ont permis de tirer profit de la pandémie. Cela participe à l'essor du "capitalisme du désastre" décrit par Klein (2007). Comme d'autres catastrophes environnementales et géopolitiques, la pandémie de Covid-19 oppose deux réponses idéales-typiques : la première consistant à mutualiser le coût de la prévention de la catastrophe par l'action et la régulation de l’État (en prenant des mesures agressives pour supprimer la pandémie), et la seconde consistant à accepter le changement catastrophique (en laissant le virus se propager) et à laisser aux acteur·ices privé·es le soin de partager les coûts et les gains de la catastrophe. Lorsqu'une telle crise émerge, les acteurs du "capitalisme du désastre" se définissent par le fait que leur intérêt économique les pousse à préférer la survenue de la catastrophe au coût des mesures publiques nécessaires pour l'empêcher.
Par conséquent, la pandémie a révélé une scission entre, d'une part, les acteurs capitalistes traditionnels et, d'autre part, les "capitalistes du désastre" récemment apparus et capables de tirer profit des catastrophes. Cette opposition divise les acteurs capitalistes entre eux au sein des secteurs les plus influents politiquement. Dans le secteur financier britannique, qui exerce une large influence sur le régime politique du pays (Ingham, 2018), la crise du Covid-19 a renforcé une scission entre les acteurs financiers. Alors que les secteurs traditionnels de la City impliqués dans la transformation néolibérale du Royaume-Uni depuis les années 1970 (par exemple, les compagnies d'assurance, les banques, les fonds de pension) ont été durement touchés par la pandémie, les secteurs financiers les plus récents (par exemple, les fonds spéculatifs et les fonds de capital-investissement : Benquet et Bourgeron, 2021 ; Fligstein, 2001) ont bénéficié de la crise du Covid-19 (Farine, 2020). Leur capacité non seulement à sortir du marché, mais aussi à parier contre le marché en vendant des actions à découvert, a permis à certains de tirer leur épingle du jeu pendant la tourmente boursière. Les hedge funds spécialisés dans les catastrophes et les événements extrêmes ont réalisé des gains en pariant sur l'effondrement de la bourse en mars 2020 (Neate et Jolly, 2020). Ils ont également enregistré une forte augmentation des levées de fonds, les investisseur·euses considérant qu'ils seraient en mesure de "capitaliser" sur les faibles valorisations du marché (Wigglesworth et Fletcher, 2020). Les fonds de capital-investissement attendent le moment où les entreprises en difficulté appellent à l'aide, ce qui leur permet d'acquérir des parts dans les entreprises à un prix bas (Son et al., 2020). Ces acteurs financiers émergents perçoivent la crise du Covid-19 différemment des institutions traditionnelles de la City, dont les modèles économiques les rendent moins aptes à tirer parti des catastrophes.
Les acteurs capitalistes protégés des effets de la pandémie Covid-19 ne sont pas impliqués dans les décisions quotidiennes du gouvernement britannique, mais ils ont soutenu l'émergence du régime d'accumulation libertarien-autoritaire qui traduit leurs intérêts en politiques. Une analyse des dons politiques montre qu'un changement significatif a eu lieu dans les années 2010 dans la relation entre les acteurs capitalistes et les décideur·euses politiques. Les bailleurs de fonds traditionnels du Parti conservateur britannique (acteurs traditionnels de la City) ont été doublés par des fonds spéculatifs, des fonds de capital-investissement, des entreprises du secteur de l'énergie et de la construction (Benquet et Bourgeron, 2021 ; McMenamin, 2018). Ces nouveaux bailleurs de fonds conservateurs s'opposent aux mesures d'atténuation des crises, car ils ont la capacité économique de résister, voire de tirer profit des crises environnementales, pandémiques et géopolitiques, telles que le Brexit, le changement climatique et le Covid-19. Cette évolution fait écho à des changements comparables aux États-Unis et au Brésil, deux pays qui ont suivi des politiques Covid-19 remarquablement semblables. Au Brésil, l'élection de Jair Bolsonaro a été soutenue par une nouvelle génération d'acteur·ices économiques et de think tanks de droite prônant des politiques radicales, souvent libertariennes (Barros et Wanderley, 2020). Aux États-Unis, Klein (2017) a également lié l'élection de Donald Trump à l'émergence de capitalistes de la catastrophe et à l'influence croissante des think tanks qu'ils soutiennent.
Les secteurs britanniques réticents à appliquer des mesures d'atténuation se sont regroupés autour des intérêts de ces nouveaux "capitalistes du désastre". Allant bien au-delà des doctrines de gestion des pandémies, ces acteurs se sont également engagés dans d'autres luttes politiques liées à des catastrophes politiques, environnementales et sociales similaires. La plupart des nouveaux bailleurs de fonds du Parti conservateur ont simultanément soutenu la campagne du Brexit et les think tanks eurosceptiques, climatonégationnistes et libertariens de Tufton Street (Collett-White et Hope, 2020). Par conséquent, la gestion de cette pandémie par le gouvernement conservateur de Boris Johnson doit être comprise à la lumière des conflits au sein de la classe capitaliste britannique. Cela résulte de la montée en puissance des factions favorables aux catastrophes de la City et d'autres secteurs au sein de cette classe, au détriment des autres acteurs capitalistes qui, jusqu'à récemment, dominaient le régime politique d'accumulation britannique. Il révèle comment la construction du nouveau régime d'accumulation "libertarien-autoritaire" au Royaume-Uni repose sur des acteurs économiques émergents capables d'accumuler en période de catastrophe mondiale.
Conclusion
La mise en œuvre de la doctrine britannique de lutte contre la pandémie de Covid-19 jusqu'au 23 mars 2020 révèle l'émergence d'un nouveau régime d'accumulation, avec son idéologie et ses intellectuel·les. Ce régime est adapté aux intérêts d'acteurs capitalistes émergents dotés d'un modèle économique favorable aux catastrophes au sein de la classe capitaliste britannique, qui soutiennent des doctrines d'adaptation aux catastrophes, plutôt que leur prévention.
Ce nouveau régime d'accumulation est encore en construction au Royaume-Uni. Les stratégies de laissez-faire en situation de pandémie requièrent des interventions autoritaires de l'État pour maintenir la situation de "business as usual" malgré les craintes de la population. L'autorité du gouvernement a été largement contestée lorsque le Premier ministre a annoncé que les grands événements ne seraient pas interdits, les clubs de première ligue et les grandes institutions publiques ont décidé d'interrompre quand même leurs activités. De la même manière que la libre circulation des marchandises a provoqué des tensions sociales au Royaume-Uni au 19ème siècle (Polanyi, 2001), le sentiment que le Covid-19 circulerait librement a provoqué un sentiment de mécontentement dans la population britannique. Les sondages britanniques ont révélé sans ambiguïté le soutien du public à des mesures de "distanciation sociale" plus radicales lors de la première phase de la pandémie (Helm, 2020). Une réponse libertarienne-autoritaire appropriée aux catastrophes pandémiques nécessite un nouvel ensemble de dispositifs pour maintenir le consentement et l'ordre social à tous les niveaux de la structure de pouvoir (par exemple, des dispositifs juridiques protégeant les manager·euses contre leurs employé·es au cas où ils attraperaient le virus, des dispositifs techniques assurant un sentiment de protection aux personnes afin d'éviter les mouvements de panique). Sa réponse initiale n'ayant pas permis de maintenir l'ordre social, le gouvernement britannique s'est orienté vers des solutions de "suppression" plus conventionnelles, en s'appuyant sur les intellectuel·les de la santé publique traditionnel·les du néolibéralisme, ses acteurs politiques et ses secteurs économiques.
Ce changement ne signale pas l'échec définitif du régime d'accumulation libertarien-autoritaire émergent, mais plutôt la dimension conflictuelle des changements historiques des régimes d'accumulation. Cela apparaît clairement alors que de nouveaux débats sur la façon de gérer la deuxième vague du virus opposent les intellectuels et les décideur·euses politiques conservateur·ices (Bickerton, 2020). Les défaites électorales et les revers politiques ne mettent pas fin à l'émergence du régime libertarien-autoritaire. Ils découlent des affrontements au sein de la classe capitaliste qui devraient se produire tant qu'un côté de cette classe n'aura pas une hégémonie définitive sur l'autre. Sans changement dans la structure de la classe capitaliste de ces pays, les futurs événements politiques, environnementaux et sociaux extrêmes devraient provoquer des affrontements supplémentaires entre les représentant·es de l'ancien régime néolibéral et le nouveau régime libertarien-autoritaire, créant ainsi de nouvelles opportunités pour ce dernier régime de montrer comment il gère les catastrophes.
Publication originale (25/02/2021) :
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Remerciements
L’auteur remercie Susi Geiger, Simeon Vidolov, Patrizia Zanoni ainsi que deux collègues anonymes ayant évalué l’article pour leurs commentaires extrêmement pertinents.
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Le concept de "populisme" désigne habituellement des mouvements politiques qui établissent un bloc hégémonique pour accéder au pouvoir en construisant une frontière entre ce qu'ils appellent "le peuple" et "l'establishment" (Mouffe, 2019). À ce titre, il désigne des mouvements de gauche et de droite, qui cherchent tous deux à rompre avec l'ordre néolibéral, mais qui sont soutenus par des groupes sociaux très différents et qui s'engagent dans la construction de régimes d'accumulation très différents. Comme détaillé ci-dessous, cet article se concentre sur la manière dont la réponse initiale au Covid-19 peut être expliquée par les conflits de classe sous-jacents et la construction d'un régime d'accumulation libertarien-autoritaire au Royaume-Uni. Pour des raisons de clarté conceptuelle, j'évite d'utiliser le concept de "populisme", car il ne permet pas de saisir les phénomènes sociaux qu'il s’agit de mettre en évidence.
En tant que pays à l'avant-garde du mouvement de néolibéralisation, la réponse du Royaume-Uni à la pandémie met en évidence une forte opposition entre le régime d'accumulation néolibéral et le régime libertarien-autoritaire. Les pays moins intégrés au régime néolibéral abordent la pandémie par le biais d'institutions différentes, comme l'autoritarisme centralisé chinois.