Le mouvement syndical est incomplet sans la justice pour les personnes handicapées | Ariel Adelman
Lorsque la justice pour les personnes handicapées est au centre, tout le monde gagne.
Ariel Adelman est une militante des droits des personnes handicapées et une analyste politique avec un intérêt particulier pour les intersections entre la santé, le logement et le climat dans la sphère urbaine. Vous pouvez la retrouver sur arielprag.com.
Beaucoup considèrent le handicap comme rare ou exceptionnel sur les lieux de travail. En réalité, aux États-Unis 8,6 millions de travailleur·euses adultes sont handicapé·es, soit 6 % de la main-d'œuvre adulte employée, ou environ 1 travailleur·euse sur 16. La participation au marché du travail pourrait être encore plus élevée si les lieux de travail étaient accessibles aux travailleur·euses handicapé·es. Nous avons vu la participation des personnes handicapées au marché du travail augmenter grâce au travail à distance dans certaines industries ; mais lorsque nous essayons d'étendre ces conditions d'accessibilité, nos camarades ignorent trop souvent nos initiatives, voire les répriment, malgré la multiplication des campagnes en faveur de la diversité, de l'équité et de l'inclusion.
Les États-Unis sont toujours le seul pays au monde à ne pas disposer d'un congé maladie garanti pour les maladies de courte durée, et le seul pays riche à ne pas disposer d'un congé de maladie garanti et rémunéré. En dépit d'une pandémie en cours et de l'imbrication profonde du travail et du handicap, les mouvements syndicaux contemporains n'ont pas réussi à intégrer les principes de la justice pour toutes les personnes handicapées, laissant les travailleur·euses handicapé·es sans porte-voix dans les négociations contractuelles. Tout le monde y gagnerait, y compris les personnes sans handicap, si cette tendance s'inversait.
Exclu·es de la grève
Les grèves historiques de l'université de Californie (SRU/UAW), des travailleur·euses américain·es de Starbucks (SBWU), de plusieurs syndicats cheminots et d'autres secteurs ont fait des vagues, mais elles ont manqué à leurs propres objectifs idéologiques, laissant derrière elles tout particulièrement les malades et les personnes handicapées. Alors que le SBWU a inclus des revendications de protections contre les pandémies et que les syndicats des chemins de fer ont demandé des congés maladie, aucun d'entre eux n'a instauré de normes de protection minimales dans le cadre de leurs grèves. Les trois mouvements syndicaux sont représentés par des photos de foules de grévistes non masqué·es ; si on ne voyait pas de temps en temps une personne masquée, on ne se douterait jamais que ces grèves ont eu lieu après 2020.
Frustrée et exclue par le mouvement syndical universitaire, une coalition d'étudiant·es handicapé·es de l'Université de Californie et de membres de l'UAW a écrit dans Peste Magazine pour exiger l'inclusion des mesures de protection contre le COVID-19 dans leurs contrats. Jusqu'à présent, les dirigeant·es de l'UAW/SRU n'ont pas inclus les revendications relatives au handicap et n'ont pas pris acte de cette lettre et de cette pétition. Certains membres de la base ont tweeté leur frustration face à la promotion par la direction du syndicat d'un contrat qui laisse de côté les étudiant·es salarié·es les plus marginalisé·es.
Pendant ce temps, les cheminot·es de différents syndicats ont envisagé une grève nationale pour obtenir des augmentations de salaire et des congés maladie, ce dernier point étant particulièrement conflictuel pour les centaines de milliers de cheminot·es en grève. Jusque là, les dirigeant·es syndicale·aux ont reconnu n'avoir pas réussi à obtenir des congés maladie pour leurs membres à la suite de négociations avec le gouvernement et les employeurs. La question des cheminot·es est plus complexe en raison des lois qui permettent au gouvernement de briser ces grèves. Néanmoins, comme certains syndicats ont ratifié des accords excluant les congés maladie, les dirigeant·es syndicale·aux ont compromis le mouvement et abandonné les travailleur·euses handicapé·es.
Quel est le lien avec la pandémie ?
Les politiques syndicales relatives à la pandémie illustrent bien l'incapacité des récents mouvements de défense des droits des travailleur·euses à inclure tout le monde dans leur lutte. Des protections de base face à la pandémie rendraient les lieux de travail plus sûr, permettant ainsi à des millions de personnes à haut risque et de personnes handicapées de travailler. En outre, ces protections créeraient des lieux de travail plus sûrs pour tout le monde, indépendamment du handicap. L'absence de soutien explicite de la part des syndicats de travailleur·euses à des mesures de protection plus larges contre la pandémie, telles que l'obligation de porter des masques, les exigences en matière de tests et l'amélioration des normes de ventilation, est préjudiciable aux travailleur·euses et à la société dans son ensemble. Un tel manque de soutien vient réaffirmer le validisme au sein du mouvement syndical. Un mouvement syndical réellement efficace, défini par la solidarité, intégrerait visiblement les mesures de protection sans hésitation. Au lieu de cela, nous voyons des déclarations vagues sur la nécessité de "politiques COVID-19" (qu'est-ce que cela signifie ?) de la part de syndicats qui se présentent fièrement à la table des négociations sans être masqués après un trajet en avion. Même le syndicat Amazon Labor Union, qui s'est formé en réponse directe au manque de protection face COVID-19 d'Amazon, ne fait aucune mention de la réduction des risques d'infections ou de la reconnaissance du COVID-19 comme accident du travail sur son site web officiel.
Il faut également tenir compte de l'intersection négligée entre le handicap et la race. Le handicap affecte les communautés de couleur à un taux beaucoup plus élevé que les communautés blanches. Faire des questions de handicap une réflexion de second ordre dans le monde du travail exclut nécessairement des millions de personnes de couleur handicapées. Si un lieu de travail n'est pas sûr dans le contexte du COVID-19, une personne de couleur handicapée risque de graves conséquences pour sa santé, et potentiellement la mort, y compris aux mains des professionnel·les de santé elleux-mêmes, comme cela s’est souvent produit dans le cadre des normes de soins de crise qui furent mises en œuvre au début la pandémie.
Comme nous l'avons vu dans les systèmes de santé et d'éducation, des protections inexistantes ou inadéquates entraînent des taux d'infection plus élevés, ce qui conduit à une surcharge des hôpitaux ; les travailleur·euses de santé sont surchargé·es et souvent en nombre insuffisant. La surcharge de travail conduit à son tour à l'épuisement professionnel, ce qui entraîne une vague de démissions. Un trop grand nombre de démissions aggrave le manque de personnel, ce qui aggrave l'épuisement professionnel des travailleur·euses restant·es, et le cycle se poursuit. L'épuisement professionnel et le manque de personnel sont des problèmes importants sur le lieu de travail qui peuvent être considérablement atténués par des interventions non pharmacologiques telles que l'obligation de porter des masques, l'obligation de passer des tests et la possibilité de travailler et d'apprendre à distance. À condition que les travailleur·euses les revendiquent, ou qu'iels prennent l'initiative de les mettre en œuvre elleux-mêmes.
Le fait que les militant·es syndicale·aux exigent et portent des masques constituerait un puissant symbole visuel de solidarité, y compris avec les membres handicapé·es des syndicats, ainsi qu'avec l'ensemble de la communauté des personnes handicapées. Plus important encore, le fait de prendre des précautions adéquates permettrait de désavouer plutôt que d'approuver le statu quo, qui sacrifie notre santé et nos vies sur l'autel du profit. En d'autres termes, le mouvement syndical a le devoir d'améliorer les conditions de travail des travailleur·euses ; laisser le handicap et la maladie en dehors de la conversation signifie que le mouvement syndical ne parvient pas à améliorer les conditions de travail de tout le monde. Le mouvement syndical doit donner la priorité à la justice en matière de handicap, y compris les protections contre la pandémie, afin de remplir sa mission.
Les fantômes du mouvement ouvrier passé et présent
Le handicap et le syndicalisme n'ont pas toujours entretenu des relations aussi tendues. Dans l'article de Raia Small pour Midnight Sun, Beatrice Adler-Bolton, chercheuse et podcasteuse spécialisée dans le handicap, décrit les "les débuts du mouvement syndical" aux États-Unis qui "donnait alors la priorité au handicap en tant que modalité du travail". Adler-Bolton fait spécifiquement référence à la Brotherhood of Railroad Trainmen [Fraternité des agents de train], qui "s'est formée non seulement pour protéger les travailleurs contre de nouvelles blessures, mais aussi pour protéger leurs frères qui étaient chassés de leur emploi, qui étaient sans ressources et qui n'avaient aucun recours" après une blessure handicapante. En revanche, les mouvements syndicaux récents ont intériorisé une rhétorique et une pratique qui ont pour effet d'exclure les travailleur·euses actuellement handicapé·es et leurs futur·es collègues qui pourraient l'être. Le fait de ne pas donner la priorité au handicap dans les mouvements syndicaux a trois conséquences majeures :
la consolidation du validisme dans le monde du travail et l'exclusion des travailleur·euses handicapé·es
la pérennisation des situations qui blessent, handicapent et tuent les travailleur·euses en ignorant ou en ne remettant pas en cause les conditions de travail pénibles, mettant ainsi en danger l'ensemble des travailleur·euses ; et
la condamnation des personnes handicapées actuelles et futures au chômage ou au sous-emploi, même lorsqu'elles sont disposées et désireuses de travailler.
En outre, ces conséquences perpétuent les problèmes de sous-représentation, laissant les personnes handicapées dans l'incapacité de militer en faveur du changement sur les lieux de travail où elles ne sont pas présentes.
Le juriste Samuel Bagenstos affirme qu'en dépit d'une histoire "compliquée" et d'une relation souvent conflictuelle entre les luttes du travail et celles du handicap, les choses pourraient se passer autrement. Je ne peux qu'être d'accord avec ce point de vue. Des victoires historiques en matière de droits des travailleur·euses et des mesures de sécurité non liées au lieu de travail sont issues des mouvements de justice du travail centrés sur le handicap, y compris les protections offertes par l'OSHA et la FDA. Le cas des "Radium Girls" en est un parfait exemple : des jeunes femmes qui travaillaient à la peinture d'horloges pour la United States Radium Corporation (USRC) ont commencé à souffrir de problèmes de santé graves et défigurants, tels que des sarcomes et des nécroses de la mâchoire. Cinq Radium Girls ont intenté une action collective contre l'USRC ; si elles sont décédées quelques années après avoir été dédommagées, leur héritage a eu un impact durable sur le droit du travail. Leurs actions ont finalement conduit à la création de l'OSHA plusieurs décennies plus tard. Il est clair que les combats menés par les travailleur·euses handicapé·es bénéficient à tou·tes.
Un futur dévalidé
Le début de la pandémie a vu émergé des moments d'espoir. En janvier, le syndicat des enseignant·es de Chicago (CTU) est revenu de manière indépendante à l'enseignement à distance en réaction aux cycles d'infection par le COVID-19 dans des salles de classe non-sécurisées. Rutgers University a abandonné l'obligation de port du masque au début de l'automne, suite à quoi trois syndicats d'enseignant·es ont intenté une action en justice et obtenu le rétablissement de cette obligation. Au début de la pandémie, les syndicats des transports publics et d'autres travailleur·euses essentiel·les ont organisé une grève générale pour protester contre des conditions de travail dangereuses. Malheureusement, la plupart des syndicats n'ont pas poursuivi ce type d'action ; peu d'entre eux reconnaissent que la pandémie n'a pas de fin en vue.
La justice pour toutes les personnes handicapées ne peut et ne doit pas revendiquer uniquement l'égalité sur les lieux de travail, car cela renforce l'idée que notre valeur est liée à la productivité économique. Néanmoins, le handicap doit être au premier plan des luttes au travail, pendant et après la pandémie (quand ce sera le cas, ce qui n'est clairement pas pour tout de suite). Donner la priorité aux questions de handicap dans le mouvement syndical améliore la vie de tou·tes les travailleur·euses, crée des lieux de travail plus inclusifs et permet plus d'égalité.
Je crois que nous pouvons imaginer et créer un avenir meilleur. Avec l'augmentation du nombre de syndiqué·es pour la première fois depuis des décennies, nous avons une chance précieuse de transformer nos conditions de travail et nos vies. Pour commencer, porter et exiger des masques est un acte relativement facile de solidarité avec soi-même et avec les autres. En outre, le mouvement syndical serait immensément plus fort s'il était solidaire de ses travailleur·euses handicapé·es. Dans le cas des universitaires de l'université de Californie, l'intégration dans les négociations contractuelles des articles sur les besoins d'accessibilité rédigés par les travailleur·euses handicapé·es aurait pu créer des précédents radicaux en matière de normes de sécurité pour les travailleur·euses et d'inclusion sur le lieu de travail. Les dirigeant·es des syndicats cheminots devraient exiger fermement des congés maladie conséquents pour tous·tes leur travailleur·euses.
En général, les contrats pourraient exiger des congés maladie payés, fournir des équipements de protection individuelle à tou·tes les travailleur·euses, imposer le port de masques, protéger les travailleur·euses contre les client·es agressif·ves, fixer des normes minimales en matière de qualité de l'air et de ventilation, et permettre explicitement à chacun·e de choisir le travail à distance lorsque cela est possible. Nous pourrions exiger un système plus universel afin que les travailleur·euses ne soient pas soumis aux caprices d'un système médical raciste, sexiste et validiste, conçu pour le profit plutôt que pour les soins.
Nous invitons tout le mouvement syndical à se joindre à nous pour lutter ensemble pour la justice, travailleur·euses et non-travailleur·euses, handicapé·es et non-handicapé·es. Lorsque la justice pour les personnes handicapées est au centre, tout le monde gagne.
Publication originale (12/01/2023) :
The Century Founndation