Socialité brisée | Nate Holdren
La solitude sociale se mêle à une autre facette de la socialité brisée, que je nommerai solitude politique. C'est le sentiment d'un fossé dans les valeurs ou la compréhension de certains aspects très importants du monde. Savoir que le retour à la normale signifie encore plus de morts et de souffrances qui altèrent la vie est terrible. Savoir que beaucoup de gens ne semblent pas s'en rendre compte, que des compagne·ons de route de gauche ne traitent pas cela comme une priorité, tout cela isole à un degré que je trouve difficile à exprimer.
Nate Holdren est historien du droit, auteur de Injury Impoverished (Cambridge University Press, 2020), et contribue occasionnellement à Bill of Health, Legal Form et Organizing Work. Il vit dans l'Iowa où il est employé comme professeur associé dans le programme de droit, politique et société de l'université Drake.
· Note de Cabrioles : Pour illustrer notre livraison du 17 mars nous avons utilisé une photo retouchée par Harriet de G sans la créditer. Nous lui renouvellons ici nos excuses, et vous invitons à prendre connaissance de son précieux travail sur l’antivalidisme dans une perspective intersectionnelle sur son site harrietdegouge.fr ·
La vie en pandémie reste très solitaire. Depuis peu, cette solitude a changé. Des éléments de la vie sociale de la normalité pré-pandémique sont revenus, mais pas pour nous, celleux d'entre nous qui ne pouvons prétendre à ce "retour à la normale". Je veux nommer cette situation douloureuse. Faute de mieux, je parle de "socialité brisée".
Le pseudo-retour à la "nouvelle normalité" implique une vie sociale et collective qui semble être disponible, mais pour beaucoup d'entre nous elle demeure innaccessible, de la même manière qu'un repas sur lequel on a craché n'est plus vraiment de la nourriture disponible. Des expériences collectives de la communauté sont proposées mais ne sont pas réellement présentes, dans la mesure où elles n'existent qu'à travers des risques importants qui sont souvent ignorés ou sous-estimés. Je considère cette facette de la socialité brisée comme de la solitude sociale. Elle implique plus de temps passé seul·e, moins de temps à faire des choses et à voir des gens par rapport à la période pré-pandémique, parce que peu de lieux font quelque chose (et encore moins assez) pour atténuer les risques d'exposition au COVID.
Parfois, nous devons nous rendre dans des endroits où il n'y a pas de mesures de protection adéquates, et les personnes présentes ne semblent pas s'en préoccuper. Par exemple, lors de ma première semaine d'enseignement ce semestre, j'ai vu exactement une seule personne au travail portant un masque, une étudiante. Je me suis senti terriblement seul, dans le sens d'être seul dans une foule, entouré de gens mais coupé d'elleux sur des points importants. (Il se peut qu'il y ait d'autres personnes qui portent un masque et se sentent comme moi et que nous ne nous voyions tout simplement pas ; dans l'état d'esprit dans lequel je me trouve maintenant au travail, ma première impulsion est de me déplacer assez rapidement et de me désengager, comparativement à l'esprit d'ouverture et d'enthousiasme qui m’animait au travail avant la pandémie. Cela colore mes perceptions : lorsque je vais d'un endroit à l'autre, si je perçois, d'un coup d'œil, que personne ne porte de masque, eh bien, cela correspond à ce que je ressens déjà, donc c'est une confirmation).
La solitude sociale se mêle à une autre facette de la socialité brisée, que je nommerai solitude politique. C'est le sentiment d'un fossé dans les valeurs ou la compréhension de certains aspects très importants du monde. Savoir que le retour à la normale signifie encore plus de morts et de souffrances qui altèrent la vie est terrible. Savoir que beaucoup de gens ne semblent pas s'en rendre compte, que des personnes occupant des fonctions officiellement respectées semblent trouver cela acceptable, que des compagne·ons de route de gauche ne traitent pas cela comme une priorité, tout cela isole à un degré que je trouve difficile à exprimer. Ce qui se passe, je pense, c'est qu'il n'y a pas de consensus sur la réalité dans laquelle nous vivons : idéologiquement, la pandémie continue pour certain·es d'entre nous et est terminée pour d'autres, alors que, bien sûr, elle n'a pas *réellement* pris fin ; on a l'impression de vivre dans un monde différent de celui des autres, mais de continuer à interagir. Dans certains cas, cela signifie que les anciennes relations sont différentes, et pas pour le mieux.
Ce que j'appelle solitude politique et solitude sociale sont des concepts qui se chevauchent et sont liés de manière significative. La solitude politique est moins dépendante du lieu. Elle n'est pas tant liée à l'endroit où je me trouve et aux personnes que je côtoie (il est possible de la ressentir, comme cela m’arrive souvent, même lorsque je suis littéralement seul, et je le suis souvent), mais provient plutôt du sentiment d'être en désaccord avec d'autres personnes sur notre compréhension de la pandémie et de sa gestion par les institutions que se soit par nos valeurs ou notre appréhension de la situation. Ces préoccupations sont parfois soulevées lors de conversations téléphoniques avec des ami·es ou des membres de la famille éloigné·e alors que nous discutons de nos vies. J'essaie de réprimer toute envie de porter un jugement sur les choix individuels et de concentrer ma colère sur celleux qui détiennent le plus de pouvoir institutionnel, mais je remarque des différences sur ce sujet. Ces différences augmentent le sentiment d'isolement. Celui-ci est fortement renforcé par divers messages explicites et implicites émanant de responsables publics et d'autres acteurs de premier plan.
Un autre élément de cette situation est le décalage par rapport à la question des compromis, pour ainsi dire. Nous avons besoin de communauté. Celleux d'entre nous qui ne peuvent pas être dans un espace en raison des risques de COVID sont forcé·es de renoncer à cet espace. Celleux d'entre nous qui choisissent de prendre en compte les risques sont en fait forcé·es de peser les bénéfices et les risques, et lorsque la balance indique que cela n'en vaut pas la peine, iels sont également forcé·es de quitter ces espaces. Chacune de ces situations apporte son propre type de détresse. Certaines de ces situations nous obligent à réaffirmer sans cesse notre absence de ces cadres de socialité brisée en raison des risques de COVID et de nos objections politiques. Cet isolement peut donner l'impression d'être de notre propre faute, mais il peut aussi donner l'impression aux autres personnes qu'il s'agit simplement d'une préférence, d'une lubie, ou que nous sommes trop inquiet·es, ou bizarres, ou quoi que ce soit. (Certain·es de mes ami·es dans cette situation doutent beaucoup d'elleux-mêmes, espérant qu'iels font ce qui est juste et que cela en vaut la peine. Je pense que c'est le cas, mais le dire n'efface pas tous leurs doutes. Moi-même, je me sens surtout triste, en colère, seul).
Être ainsi contraint de renoncer à des espaces sociaux ou de calculer le risque représentent des formes de coercition. Pour celleux d'entre nous qui sont obligé·es de se trouver dans des espaces présentant plus de risques que ce qui leur convient, comme moi qui enseigne en face-à-face ou ma mère dans son travail de vendeuse, le risque supplémentaire est une contrainte, mais aucune de ces contraintes n'est reconnue comme une contrainte, et encore moins dans ces cadres particuliers. Donc, ça revient à devoir manger de la merde et sourire après. (Pour faire face à la situation, ma mère et moi avons parlé au téléphone du fait que toute personne ayant un patron doit manger de la merde à son travail, c'est une partie intégrante de la société capitaliste, malheureusement. Comme pour beaucoup d'autres choses, la pandémie est une inflexion particulière, et particulièrement mauvaise, des schémas de base de la société capitaliste). Évidemment, les dégats d’une infection par le COVID sont la partie la plus grave, j'en suis très conscient ; depuis son infection ma mère est très affectée et a une perte de vision permanente qui pourrait être définitive. Je pense que la contrainte qui s'exerce sur nous et qui nous oblige à sourire alimente le sentiment de solitude, et cette détresse est réelle.
J'ai l'impression que tout cela s'aggrave, en raison de l'intensification de ce que Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant ont appelé la construction sociologique de la fin de la pandémie en tant que crise. Le supposé "retour à la normale" engendre beaucoup plus de souffrances, d'inégalités, de handicaps et de décès, qui n'auraient pas eu lieu sans ce pseudo-retour. Et c'est de loin le pire dans ce retour. (Je tiens à souligner que je suis conscient de ça. Mon propos ici est d'essayer de réfléchir à ce qui est pour moi un aspect moins étudié du cauchemar actuel ; ça ne veut pas dire du tout que je pense que les choses dont je parle ici sont plus importantes que les décès, les hospitalisations et les autres effets néfastes. Ces atrocités sont clairement plus importantes). L'administration Biden a récemment intensifié une approche brutale et inhumaine de la pandémie. Ce faisant, son principal objectif semble être de continuer à normaliser les processus de meurtre social.
Il est possible que le sentiment d'isolement actuel ait une fonction idéologique, dans le sens où ce sentiment agit comme une force qui contribue à faire pencher l'échiquier politique à l'avantage des pouvoirs en place. Il ne s'agit pas seulement, ni même principalement, d'une question de croyances explicites, mais plutôt, dans une large mesure, de la façon dont la vie dans la pandémie est vécue par beaucoup de gens - quelque chose qui est, en fait, extrait spontanément de la vie pandémique telle qu'elle est organisée par les institutions dominantes. L'isolement résultant d'une socialité brisée pourrait être, pour reprendre une expression du spécialiste de l'économie politique Peter Burnham écrivant dans un contexte différent, une question d'"effets idéologiques de pratiques matérielles modifiées". Cela peut également créer les conditions sociales d'un backlash dirigé par l'élite contre celleux d'entre nous qui restent plus prudent·es que la nouvelle norme dominante.
Je pense que le fait que certain·es d’entre nous refusent désormais des invitations, ou de pénétrer dans des espaces sociaux à cause de ce qui semble être une prudence injustifiée, ou le fait de présenter voir d'exprimer un rappel malvenu de menaces potentielles et de traumatismes passés liés au COVID, peuvent nous distinguer et nous rendre plus sujet·tes aux moqueries. En tout cas, d'après les regards que je reçois parfois lorsque je me masque, j'ai l'impression que ma prudence me fait passer pour une personne socialement bizarre. (Je dois dire que, dans certains contextes, j'ai été capable d'expliquer de manière non conflictuelle pourquoi je porte un masque ; cela me semble mieux dans le sens où cela comble une partie du fossé que je ressens entre moi et les autres personnes, dans la mesure où ça me débarrasse de l'impression qu'elles pensent que je suis bizarre parce que je porte un masque, mais cela ouvre également un autre fossé, dans le sens où je voudrais les engager à porter un masque elles-mêmes, mais je ne le fais pas, parce que j'ai l'impression que cela les ramènerait à penser que je suis bizarre. Je suis ainsi réduit à choisir la texture de ma solitude). Bien sûr, il est difficile d'appréhender une vision du monde juste à partir d'un regard, et mon sentiment d'isolement me pousse à interpréter les choses de cette façon. Encore une fois, comme dans l’ensemble de cette situation, je doute de mes perceptions, ce qui est en soi troublant.
En tout cas, la division entre les personnes ayant des points de vue différents sur la pandémie paraît s’être intensifiée sur les réseaux sociaux ces derniers temps, et un grand nombre d'articles d'opinion semblent dépeindre les gens comme nous comme irrationnel·les voir pire. Là, je suis partagé : Je pense parfois que si la vie en pandémie produisait organiquement de la dérision envers celleux d'entre nous qui ne sont pas d'accord avec ce que l'administration Biden veut faire passer pour la nouvelle normalité consensuelle, alors il n'y aurait pas besoin de ces éditoriaux narquois. D'un autre côté, les descriptions que l'on fait de nous dans ces articles moqueurs semblent avoir un air de vérité pour certaines personnes, de sorte que cela semble correspondre à la façon dont elles nous perçoivent.
Le consensus des élites sur la pandémie et les efforts du gouvernement pour créer et maintenir un consensus populaire se sont déplacés très loin vers la droite, nous sommes passé·es de "aplatissez la courbe" à "chacun·e fait ce qu'il veut", puis à "la pandémie est terminée". Dans le cadre de ce changement, les éléments d'un consensus populaire sur la pandémie parmi les gens ordinaires ont été attaqués. À des degrés divers, certain·es d'entre nous vivent en accord avec un consensus antérieur qui reconnaissait explicitement le danger et partageait, au moins dans une certaine mesure, un ensemble de valeurs de solidarité sur la manière de répondre à la pandémie. Parallèlement, certain·es d'entre nous vivent en accord avec la nouvelle pseudo-normalité, là encore à des degrés divers. Cette absence fracturée de consensus génère la solitude dont j'ai parlé plus haut, ou, pour le dire autrement, la solitude est, en partie, une expérience émotionnelle de cette fracture. Elle peut également générer, à mon avis, des conflits sans issue, des batailles qui ne permettent pas de gagner des guerres, et je soupçonne qu'elle peut engendrer ou renforcer des analyses fallacieuses de la pandémie.
Personnellement, la solitude qui résulte de tout cela a tendance à ressembler à un manque d'énergie (je rentre à la maison après avoir enseigné, je me sens complètement épuisé et je peux facilement tomber dans un sommeil profond qui vient de l'épuisement), mais parfois, elle devient brûlante. Cela semble également être le cas pour les personnes qui participent davantage à la nouvelle pseudo-normalité sous la forme des moqueries occasionnelles que j'ai mentionnées et de certains échanges enflammés. Je comprends tout cela ; par moments j'ai envie de crier et d’insulter les gens. Dans cette humeur, il m'est arrivé d'être assez grossier avec certaines personnes sur les réseaux sociaux. Ca ne fait pas du bien, ou du moins pas très longtemps, comme après une montée de sucre. J'essaie de me rappeler que crier sur des personnes impuissantes ne sert à rien, que d'autres personnes doivent aussi crier parfois pour essayer de vivre avec l'invivable, et que ce n'est pas en criant sur les personnes avec lesquelles j'interagis que je vais changer le cours de la pandémie. Je n'ai pas d'interactions significatives avec des personnes ayant un réel pouvoir institutionnel ou une influence sérieuse sur des mouvements sociaux puissants. Nous ne sommes que des petits êtres qui essaient de continuer à vivre au milieu du chaos historique mondial.
Je crains que tout cela ne s'aggrave, que de plus en plus de gens s'en prennent à nous, certain·es d'entre elleux comme s'il s'agissait d'une partie organique de leur vie émotionnelle, alors qu'iels tentent, à leur manière, d'appréhender les horreurs du présent ainsi que leur vie et leur rôle au sein de celui-ci, et d'autres pour l'argent, en tant qu'agents fonctionnel·les, têtes parlantes et propagandistes. Je crains que les petites différences au sein des communautés de personnes qui sont relativement d'accord sur la pandémie ne se fracturent et ne conduisent à un plus grand isolement. Il est évident que celleux d'entre nous qui ont tendance à s'abstenir de participer à ce que j'ai appelé ici la socialité brisée de la vie normale (pseudo-normale, normalité en miroir déformant) au milieu de la fin idéologique mais non réelle de la pandémie doivent continuer à trouver et à créer des sources alternatives de socialité, simplement pour se soutenir dans cette situation intolérable.
Un ami qui, comme moi, a passé de nombreuses années dans les cercles d'extrême gauche a récemment déclaré qu'il pensait n'avoir assimilé qu'une petite partie du choc et du traumatisme causés par le fait que la mort de plus d'un million de personnes atteintes du COVID ai fait si peu de différence dans le monde politique et ne soit pas un scandale plus généralisé, même à l'extrême gauche. J'ai résisté à l'envie de laisser les ramifications de cette situation se répercuter sur certaines de mes relations.
Et puis il y a le processus d’intégration du deuil et de la tristesse - pour les morts et les personnes handicapées que nous connaissons, pour celleux que nous ne connaissons pas, pour les changements dans nos relations, pour la façon dont le monde ne sera plus jamais le même - qui, je pense, a à peine commencé. Ce ne sont pas toutes des pertes équivalentes, mais ce sont des pertes, et le sentiment d'être seul face à ces pertes, le sentiment que seul·es certain·es d'entre nous vivent toutes ces pertes, amplifie encore la solitude. Je me retrouve périodiquement à aller chercher des livres sur le deuil à la bibliothèque, ou à les parcourir en ligne. Je ne les lis jamais. Tout au plus, je les ouvre, j'y jette un coup d'œil, je les ferme ou je ferme l'onglet. C'est trop difficile.
J'ai grandi entouré d'un grand nombre de personnes âgées, issues de la classe ouvrière, qui ont vécu la Grande Dépression des années 30. Iels en parlaient tout le temps, surtout à l'heure des repas. Cela a changé des aspects fondamentaux de leur vie, comme leur façon de manger. Ce souvenir a façonné la façon dont iels percevaient et interprétaient les événements pour le reste de leur vie. C'est ce qui va se passer. J'essaie de ne pas y penser et je cherche désespérément une communauté avec qui y penser.
Publication originale (21/02/2023) :
Peste Magazine