Nihilisme pandémique, meurtre social, et banalité du mal | Nate Holdren
Le gouvernement et les employeur·euses n’apporteront pas plus de justice qu'ils n'y seront contraint·es par les conséquences politiques que nous créerons, ni plus ni moins. Pour reprendre un vieux slogan militant, il n'y a pas de justice, il n'y a que nous.
Nate Holdren est l'auteur de Injury Impoverished et contribue occasionnellement à Bill of Health, Legal Form et Organizing Work. Il vit dans l'Iowa où il est employé comme professeur associé dans le programme de droit, politique et société de l'université Drake.
De Nate Holdren lire également Dépolitiser le meurtre social dans la pandémie de Covid-19
Chaque jour, la pandémie met fin à la vie de nombreuses personnes et en aggrave irrévocablement d'autres1.
Ces pertes quotidiennes ont une importance inestimable sur le plan humain, mais elles ne comptent pas pour les institutions publiques et privées qui régissent nos vies. Notre souffrance est sans conséquence pour la machine du pouvoir et pour celleux qui composent et font fonctionner cette machine. Cela a toujours été le cas, mais dans cette phase de la pandémie, notre souffrance a été anihilée et considérée non seulement comme sans conséquence, mais aussi comme inévitable par l'administration et les voix qu'elle a entretenues comme ses porte-parole. Considérez, par exemple, les remarques de la secrétaire de presse de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre, lors de l'infection au Covid-19 du président Biden en juillet 2022 : "Comme nous l'avons dit, presque tout le monde va contracter le Covid".
Le nihilisme dont fait preuve l'administration Biden est à la fois commode et nécessaire pour le personnel qui contribue à intensifier les dommages évitables de la pandémie, qui équivalent à ce que Friedrich Engels appelait un meurtre social. L'objectif d'une grande partie de la politique de l'administration est de dépolitiser ces dommages, afin de ne pas avoir à en assumer la responsabilité. Il semble qu'il n'y ait pas de limites intrinsèques à ce que l'administration tentera d'accomplir pour atteindre cet objectif : quiconque attend que la conscience des fonctionnaires se réveille doit se préparer à un hiver long et difficile.
À cette fin, les membres du gouvernement, les employeur·euses et les cadres intermédiaires qui contribuent à causer des dommages évitables présentent une variante de ce que Hannah Arendt appelait la banalité du mal : une insouciance délibérée et un manque d'imagination cultivés par les exigences de la bureaucratie et la poursuite de la réussite professionnelle - ce sont des personnes qui n'ont "aucun mobile" autre que de chercher à obtenir un avancement professionnel. Les institutions sélectionnent des fonctionnaires capables de donner l'apparence de sincérité en faisant ce qu'on leur dit et de rationaliser des ordres inconfortables. Plus les gens passent de temps à ces postes, plus ils s'améliorent dans ces opérations mentales, et la sincérité devient plus qu'une apparence.
L'objectif de ces fonctionnaires est, en partie, d'aider les institutions à faire face aux pressions plus larges générées par ce que le philosophe Tony Smith appelle l'impératif de valorisation, c'est-à-dire l'exigence dans notre société que toute activité sociale soit rendue compatible avec la génération continue de profits. Une grande partie du mal banal de la pandémie provient du fait que les institutions ne veulent pas supporter les différents types de coûts que la société capitaliste génère, même si cela entraîne la souffrance et la mort d'autres personnes.
En effet, une organisation qui sort relativement indemne financièrement de la pandémie au prix de la mort d'autres personnes est une organisation prospère, selon les normes sociales du capitalisme : ce type de société sélectionne les comportements antisociaux, et cette pression de sélection agit d'autant plus intensément en haut de la chaîne alimentaire.
Je sais tout cela, mais pour une raison ou une autre, je continue d'accueillir les derniers rebondissements de la pandémie avec incrédulité et avec le sentiment viscéral que les responsables publics vont sûrement faire quelque chose. Cette attitude est particulièrement éprouvante sur le plan mental, et je sais que je ne suis pas le seul dans ce cas - j'ai perdu le compte du nombre d'ami·es qui m'ont demandé discrètement "n'as-tu jamais l'impression de perdre la tête à cause de tout cela ?” Peut-être ressentons-nous ce que les puissants refusent de ressentir. Je ne suis pas sûr.
Le philosophe et critique littéraire Walter Benjamin a écrit un jour que "s’étonner que les choses que nous vivons (...) soient "encore" possibles n'est (...) pas le début d’une connaissance, si ce n’est la connaissance que la représentation de l’histoire qui l’engendre n’est pas tenable."
Je continue à me trouver surpris et consterné chaque fois que les autorités agissent conformément à leur habitude de longue date de traiter les effets de la pandémie comme des difficultés politiques qu'il faut contourner, plutôt que comme une catastrophe sanitaire à laquelle il faut s'attaquer de manière substantielle. Conformément à l'observation de Benjamin, je continue à tirer de cet étonnement répété et affligeant la seule leçon que je suis encore sous l'emprise de certains mythes concernant la classe dirigeante et ses fonctionnaires.
Alors que je me répète la désagréable constatation que l'aide ne viendra pas d'en haut, et que j'essaie de me défaire des hypothèses qui me préparent à un futur étonnement désagréable, je reviens sans cesse à deux œuvres d'art.
La première est une scène du film "And The Band Played On", basé sur le livre du même nom, à propos de l'épidémie de SIDA. Au cours d'une audience du Congrès, un représentant de l'industrie du sang se moque de l'idée de dépenser cent millions de dollars simplement "parce que nous avons eu une poignée de décès par transfusion et huit hémophiles morts ?". (Le film est un peu daté dans la mesure où certains des héros travaillent au CDC... imaginez !).
Le nihilisme du calcul coût/bénéfice exprimé dans cette scène - à savoir que les morts sont tout simplement trop peu nombreux pour que le coût en vaille la peine - est aussi effroyable aujourd'hui que lorsque je l'ai vue pour la première fois, mais il m'a fallu du temps pour réaliser le degré de consensus des élites sur ce nihilisme, à l'époque comme aujourd'hui. Le même nihilisme a conduit à l'inaction face au SIDA, aux accidents du travail qui se produisent régulièrement dans l'économie, et à la réponse du gouvernement à la pandémie de Covid.
La deuxième est "It's About Blood", une chanson de Steve Earle sur une catastrophe minière qui aurait pu être évitée et qui a tué 29 mineurs en 2010. "Regarde-moi dans les yeux", demande Earle dès les premiers mots, imaginant une confrontation avec une personne responsable des violations à la sécurité qui ont contribué à causer la catastrophe, et fantasmant sur le fait de vraiment l'atteindre il conclut le premier couplet de la chanson : "avant que nous partions d'ici, tu vas comprendre".
La chanson de Earle exprime une indignation justifiée face à ces décès évitables. Comme le soulignent le titre et le refrain de la chanson, "il s'agit de sang", un point qu'il développe en opposant deux systèmes de valeurs : "L'état de l'économie, la réalité fiscale, les profits et les pertes, tout cela n'a pas d'importance une fois que vous êtes sous terre de toute façon", ajoutant qu'après la mort des 29, quiconque s'intéresse à des questions économiques aussi réductrices "ne peut certainement pas me parler de coût". C'est percutant.
Pourtant, en même temps, ce que la chanson imagine dans sa colère est irréaliste, parce que trop optimiste : la fiction de regarder les puissants dans les yeux et de les voir nous regarder en retour - nous voir vraiment - est satisfaisante en partie parce qu'elle permet d'éviter l'horrible réalité qu'ils ne nous regardent pas du tout, mais seulement par dessus nous.
Les personnes responsables des morts de la pandémie ne regardent pas vraiment les gens dans les yeux - en tout cas pas quand cela ne convient pas à leurs objectifs professionnels - et ne comprendront donc jamais. Iels ne peuvent pas non plus se faire dire quoi que ce soit sur le coût au sens où Earle l'entend à juste titre. Il est difficile de garder à l'esprit ce fait, à savoir que nos vies et nos êtres chers sont si peu importants, car cela est effroyable. (Bien sûr, le gaslighting politique et managérial persistant n'aide pas non plus).
J'aimerais croire que ce portrait est un peu exagéré et espérer que les membres du gouvernement et les cadres moyen·nes et supérieur·es sont, en fait, désagréablement conscient·es des préjudices qu'ils contribuent à infliger aux personnes vulnérables. Ressentant un certain dégoût pour leurs propres actions, je suis sûr qu'ils essaieraient de penser à autre chose, peut-être en soulignant le bien qu'iels font ailleurs dans leur sphère d'influence (dont iels s'empressent de souligner les limites).
Nous savons, grâce au principe de Spiderman, que le pouvoir implique une responsabilité directement proportionnelle. C'est pourquoi les puissants, lorsqu'ils ont besoin de retrouver leur légitimité ou de soulager leur conscience, minimisent l'étendue de leur pouvoir. (Si vous me le permettez, le dernier chapitre de mon livre porte sur un médecin taillé dans cette même étoffe, un homme sensible et un père dévoué, au dire de tous, qui a mis sur pied un programme de discrimination à l'embauche contre les personnes handicapées, ses réticences personnelles n'ayant apparemment aucune incidence sur ce qu'il a réellement fait).
Le gouvernement et les employeur·euses n’apporteront pas plus de justice qu'ils n'y seront contraint·es par les conséquences politiques que nous créerons, ni plus ni moins. Pour reprendre un vieux slogan militant, il n'y a pas de justice, il n'y a que nous. Notre tâche est de déterminer quelles sortes d'activisme et d'organisation peuvent créer des conséquences significatives pour les divers fonctionnaires banal·es qui mettent en œuvre et encouragent ce nouveau mal. Notre objectif devrait être de mettre fin à la pandémie de manière substantielle - en promouvant la justice et la santé humaine réelle - plutôt que de lui donner une fin purement idéologique en normalisant le meurtre social. À plus long terme, notre objectif devrait être de mettre fin aux formes sociales qui rendent cette société meurtrière à bien des égards - pour faire de cette catastrophe la dernière du genre, plutôt que ce qui menace d'en être une parmi tant d'autres alors que l'urgence climatique mondiale continue de s'aggraver.
J'admets que je trouve tout cela incroyablement intimidant. Pourtant, à part peut-être la chance, il n'y a pas d'autre point de départ à partir duquel nous pouvons raisonnablement espérer que ce cauchemar se termine vraiment.
Publication originale (19/09/2022) :
Bill of Health
Un libertarien pourrait s'empresser d'argumenter avec moi sur ce qui constitue exactement un "grand nombre" de morts - une expérience que j'ai souvent faite en réponse à mon livre sur les accidents du travail - à laquelle la réponse la plus intègre est que, pour toute personne dotée de conscience, celui qui sort une règle pour faire valoir que ce qu'il voit devant lui est en fait une petite et non une grande pile de cadavres est une goule méprisable.