« L’isolement de toutes les personnes qui craignent pour leur santé est immense » | Entretien avec La psy révoltée
Le désespoir et l’impuissance nous forcent à accepter des choses qu’on ne devrait pas accepter.
La psy révoltée est psychologue clinicienne et créatrice, en avril 2020, du hashtag #AprèsJ20 pour partager des informations et alerter sur l’existence du Covid Long. Vous pouvez retrouver ses réseaux en suivant ce lien.
On a beaucoup parlé depuis 2020 de l’impact psychologique du confinement. Cet effet, considéré comme indiscutablement négatif, a été lourdement instrumentalisé pour critiquer la prévention. Dans leur immense majorité, ces discours faisaient l'impasse sur les réalités des personnes psychiatrisées et affirmaient que les mesures visant à prévenir la propagation de l'épidémie étaient néfastes à la « santé mentale » (le plus souvent celle de personnes valides, confrontées pour la première fois à des restrictions de leurs libertés individuelles). Au printemps 2024, La psy révoltée nous a accordé un entretien, dans lequelle elle revient sur les effets psychologiques de la pandémie et des traumatismes qu'elle a pu engendrer qu’elle a observé depuis son cabinet et témoigne de son expérience de malade du Covid Long. Qu’elle en soit remerciée !
Note de Cabrioles : Nous remercions également chaleureusement la camarade qui nous a proposé et a réalisé cet entretien <3
Quel constat dresses-tu de l’impact des confinements et de la pandémie ?
J’ai attrapé le Covid en mars 2020 au cabinet avant le confinement. Les psychologues sont considéré·es comme des professionnel·les de santé ou pas, au gré des besoins du gouvernement. Au début de la pandémie, iels n’ont pas eu accès aux distributions de masques, réservées aux « vrai·es » pro de la santé. Mais en parallèle, on leur a demandé de continuer à consulter. En l’absence de toute protection, j’ai reçu des personnes qui avaient été infectées et je l’ai été à mon tour. J’ai accompagné des gens pendant tout le confinement. À ce moment-là, j’ai pu constater l’impact des conditions de vie des personnes sur la façon dont elles traversaient ce moment. À six ou sept à la maison, avec peu de moyens informatiques pour suivre les cours à distance par exemple, c’était évidemment compliqué. De même en ce qui concerne les femmes confinées avec des conjoints maltraitants : le confinement a accentué des situations déjà existantes. Il a aggravé des conditions sociales et psychiques maltraitantes.
Sur mes 70 patient·es, il y en a deux dont je peux dire qu’iels ont véritablement souffert du confinement en soi, sans que je puisse dire que des facteurs de précarité économique et sociale en aient été la cause directe. Un chez qui le sentiment pré-existant de défiance contre les discours portés par des figures dites d'autorité a été accentué, et dont on pourrait dire que le confinement l'a radicalisé du côté d’idées d'extrême droite et/ou complotistes. L’autre est une patiente autiste qui avait besoin de beaucoup marcher au quotidien et qui souffrait de devoir rester enfermée dans un petit appartement. Ceci dit, il y a peut-être un biais : je suis beaucoup de personnes neuroatypiques qui ont été soulagées de s’extraire de la pression sociale, de pouvoir prendre le temps, notamment pour questionner le modèle dans lequel on vit. C’est le retour à la réalité qui a été difficile. On a demandé aux gens de retourner au travail, et de faire marche arrière du jour au lendemain…
Pour ma part, je dirais que le confinement n’a pas créé de pathologie ex nihilo, excepté les traumas liées à la maladie même, notamment pour les personnes qui ont perdu un·e proche brutalement. Beaucoup de personnes ont été mises dans des situations de vulnérabilité accrue, mais ces thématiques ont été lourdement instrumentalisées par des gens qui n’en avaient rien à foutre avant et n’en ont plus jamais eu rien à foutre après… Les femmes battues qui étaient enfermées avec leur bourreau sont peut-être encore avec lui. Qu’est-ce que les personnes qui s’en étaient émues pendant le confinement font à ce sujet maintenant ?
A mon avis, ce qui a été difficile pour beaucoup de gens, c’est la grande fluctuation de discours en un temps très court. La gestion gouvernementale de la crise a exigé une très grande adaptabilité de la part de chacun·e. Nous avons dus nous plier à des discours changeants, parfois contradictoires ou dénués de sens. Un jour, les masques sont inutiles (quand le gouvernement n'en possède pas suffisamment), le lendemain obligatoires, maintenant abandonnés, etc. Les soignant·es ou les travailleur·ses des supermarchés ont été encensé·es pendant le confinement mais leur exploitation a repris de plus belle après. Les caissier·es, en première ligne face à la contagion ont été massivement touché·es par le Covid1 et ont perdu leur emploi en cas de séquelles physiques de type Covid Long… Aujourd’hui, les hôpitaux ne sont pas mieux dotés et les conditions de travail continuent à se détériorer.
Enfin, il faut ajouter que l’inflammation cérébrale que provoque le Covid peut favoriser ou exacerber les troubles psychologiques. Un certain nombre de symptômes du Covid Long ne sont pas reconnus comme tels par la plupart des gens… On entend souvent des patient·es dire des choses comme : « depuis que j’ai eu le Covid, je fais beaucoup plus de crises d’angoisse » ou « depuis que j’ai eu le Covid, je ne me sens plus vraiment là », mais les gens ne font pas vraiment le lien avec le Covid Long.
On a beaucoup parlé des jeunes en particulier et de leur santé mentale. Différents rapports font état d’une augmentation des tentatives de suicide et d’automutilations, en particulier chez les jeunes femmes.
Ce que j’observe, c’est que le monde va mal et que les signes que le monde va mal se multiplient : guerres, problèmes d’inflation et de logement, crise environnementale, etc. Tout cela laisse très peu de perspectives. Je suis beaucoup d’adolescent·es qui ont des troubles qui les prédisposent à ce genre de mises en danger (borderline2, polytraumatisé·es, etc). Je n'ai pas constaté que le confinement ou la pandémie ait précipité ce genre d'expression du mal-être. Par contre, je vois chez elleux un manque général d’espoir. Leurs parents sont désenchanté·es par rapport à l’idéologie de méritocratie dans laquelle iels ont été élevé·es. Leurs enfants adolescent·es les regardent et ce qu’iels voient ne leur fait pas envie… La souffrance est là, elle est réelle. Oui, il y a plus de suicides et de tentatives de suicide chez les jeunes, mais quelles perspectives leur donne-t-on ? Quelles raisons auraient-iels d’aller bien ? Le gouvernement a prétendu s’emparer de cette cause, mais la réponse concrète n’a pas été à la hauteur. Un dispositif de remboursement a été proposé mais il est tellement aberrant que peu de psychologues ont accepté d’y adhérer3. C’est révoltant. C’est trop facile de prendre conscience de tout ça seulement quand ça nous arrange.
Je ne vois pas plus d’automutilation que quand j’ai commencé à exercer il y a dix ans, en revanche on en parle beaucoup plus qu’avant. C’est comme les cas de TDAH ou TSA qui se multiplient : ce n’est pas une épidémie, c’est simplement que les gens ont plus accès à l’information et donc au diagnostic. Blâmer la pandémie, selon moi, c’est désigner un coupable externe pour ne pas se pencher sur des problèmes structurels qui demanderaient de vraies politiques d’accès aux soins et sur la façon dont l’organisation de la société crée de la souffrance.
Les règles du confinement ont pu générer des traumatismes, notamment pour les personnes qui ont perdu des proches pendant cette période-là…
Le confinement a permis de sauver des vies4 mais je ne défendrais pas la façon dont le gouvernement l’a organisé, notamment en empêchant les personnes endeuillées de rendre hommage à leurs défunt·es. Il n’y a eu aucun accompagnement, aucun discours cohérent sur ces mesures. Le trauma se forme quand il y a irruption d’un événement sur un psychisme qui n’est pas préparé. Sans parole de la société qui vient l’encadrer, le traumatisme est encore plus grand. La parole est ce qui permet de réinsérer l’événement traumatique dans l’histoire de vie du sujet. On a laissé tomber les gens qui ont subi des deuils traumatiques pendant cette période. Un patient a perdu son père très brutalement du Covid. Personne à l’hôpital ne lui a ne serait-ce que demandé s’il avait un suivi psychologique ou expliqué pourquoi il ne pouvait pas faire telle ou telle chose, comme voir son père sur son lit de mort. Quand j’ai eu des troubles cardiaques en avril 2020 (une des manifestations de mon Covid Long), je suis allée aux urgences où on m’a hospitalisée. À ce moment-là, il n’y avait pas de tests, et toutes les personnes suspectées d’avoir le Covid étaient enfermées ensemble. J’ai été mise dans une chambre avec une dame en train d’agoniser du Covid pendant toute une nuit. J’en garde un réel trauma. Les règles étaient changeantes, peu argumentées ou étayées par des raisonnements scientifiques, elles semblaient arbitraires et absurdes. Cela relève d'une infantilisation du peuple (supposé ne pas pouvoir comprendre donc à qui on ne donne pas les informations) en même temps que d'une volonté de contrôle d'un État (qui se prend pour un parent tout puissant, qui sait, détient le bon sens). Sans compter qu'à l'hôpital c'étaient des soignant·es surmené·es qui étaient chargé·es de les faire appliquer, au détriment de leur propre santé mentale. Je ne blâme pas les soignant·es qui étaient épuisé·es, travaillaient sans moyen et ont elleux mêmes été traumatisé·es mais je veux pointer que rien n'a été mis en place au niveau politique pour accompagner les personnes qui ont subi des deuils traumatiques ou qui ont été marquées par le fait d'avoir vécues elle mêmes la maladie dans ce contexte. Enfin, on sait que des soignant·es en souffrance peuvent devenir maltraitant·es elleux mêmes.
Le gouvernement n’a jamais mis l’accent sur la transmission de la maladie par les aérosols, qui aurait permis d’expliquer l’utilité des masques, de l’aération et de la purification de l’air. Il a tout misé sur le vaccin, n’importe comment. Les injonctions changeaient du jour au lendemain, c’est tout cela qui est traumatique, pas les mesures de prévention en elles-mêmes.
Le trauma est aussi lié à la question de l’absurdité : pourquoi cette chose m’est-elle arrivée à moi ? Quand on est confronté à un problème social (comme c’est le cas des sujets de santé publique ou des violences sexistes et sexuelles), il faut qu’il y ait une réponse de l’ordre du commun. Porter une parole sociale est anti-traumatique. Face à des patient·es qui ont été privé·es de leurs derniers moments avec leurs parents, je dis que la société a été défaillante, qu’elle leur doit quelque chose. Seul·e, comment mettre du sens là-dedans pour continuer à avancer ?
Qu’est-ce que tu peux dire en particulier de la situation des malades du Covid Long ?
J’ai créé le hashtag AprèsJ20 en avril 2020, quand j’ai continué à avoir des symptômes près d’un mois après la phase aiguë de mon Covid. Je croyais remonter la pente, mais je me suis réveillée le 10 avril avec la sensation de m’être fait rouler dessus par un camion. J’ai été hospitalisée pendant 24 heures avant de ressortir sans plus de diagnostic. À ce moment-là, le discours médical affirmait que la maladie ne durait pas plus de 20 jours. Mais j’étais à l’écoute de mon propre corps et je savais que quelque chose n’allait pas. Je souffre d'un stress post traumatique complexe et les personnes polytraumatisées ont tendance à être très vigilantes aux signaux y compris internes. Le traumatisme nous enseigne l'hypervigilance constante pour anticiper une éventuelle reproduction de l'événement. On est très attentif·ve à l'autre et à l'environnement mais aussi à soi-même. Lorsque l'événement traumatique est pris dans une relation avec l'autre, souvent, l'agresseur ou la société organisent une forme de gaslighting qui remet en question les perceptions de la victime, la font douter de son récit, de son ressenti. La victime peut par lui suite développer une acuité très forte de ses perceptions en compensation, pour être sûre de ne pas se tromper, de ne pas être folle. Là, j’avais l’intuition que je ne pouvais pas être la seule à avoir ces symptômes, que ça faisait partie de la maladie et j’ai lancé un appel sur les réseaux sociaux. Des centaines de messages ont afflué de toute la France et même d’ailleurs, de personnes à qui on avait transmis mon post.
Je passais plusieurs heures par jour à répondre aux messages, recenser les symptômes que les personnes décrivaient, croiser les données, faire des recherches, partager des informations. Avec un petit noyau de malades, on s’est regroupées dans un collectif conçu par et pour les patient·es. Tout ce travail que j’investissais a aggravé mon état, ce dont je ne pouvais pas me douter à l’époque. On sait maintenant que le Covid Long partage un trait commun avec l’encéphalomyélite myalgique (ou EM/SFC, connu aussi sous le nom trompeur de syndrome de fatigue chronique) à savoir qu'un défaut dans les mitochondries empêche de récupérer d'un effort et d'avoir un processus normal de renforcement ou de rééducation par l'effort. En gros, pour une personne non atteinte de ces syndromes, un repos post effort permet de le compenser car les cellules se « rechargent » et la répétition d'efforts avec une gradation progressive permet d'augmenter son seuil de tolérance (et de de progresser). Pour une personne Covid Long, l'effort qu’il soit physique, cognitif ou émotionnel épuise le corps au delà de ce qu'il peut récupérer et son seuil de tolérance à l'effort s'abaisse à chaque fois que cette limite est atteinte, engendrant une aggravation de l'état de base. Quand je passais des heures sur l'ordinateur à répondre aux gens, à faire des recherches, en plus de mes consultations, j'ai grignoté peu à peu mon capital d'énergie et augmenté mes symptômes inflammatoires.
En juin, j’ai fait une série de mini-AVC et je me suis retirée pendant quelques temps du collectif. Pendant ce temps, une association officielle a été fondée. En revenant, la place que j’ai trouvée dans le groupe, c’était de m’occuper des patient·es. J’ai porté le projet de ligne d’écoute, qui consistait à former des psys bénévoles aux problématiques de maladie chronique et de Covid Long pour écouter et orienter ces personnes vers des soins. Pour finir, je dirais qu’on s’est retrouvé·es pris·es dans ce que je qualifierais de récupération. Les ministres de la Santé successifs, Véran en tête, ont montré de l’intérêt pour ce travail, nous ont demandé si on pouvait fournir des supports de formation, continuer notre activité mais sans débloquer de financement, sans reconnaître publiquement le danger du Covid à long terme ni faciliter l'accès au soins des patient·es. Depuis le début, les gouvernant·es connaissent les possibles effets à long terme du Covid. Faire comme si le Covid n'avait plus d'impact comme iels le font aujourd’hui est d'autant plus criminel. Certain·es patient·es qui appelaient la ligne d’écoute se sont tournées vers l’euthanasie en Suisse ou en Belgique faute de pouvoir accéder à des soins auxquelles elles et ils avaient pourtant droit. C’est atroce. L'équipe de bénévoles de cette ligne était à bout de souffle. Selon moi, le modèle du bénévolat n'est pas viable dans ce cas de figure. En l'absence de moyens octroyés, je suis arrivée au bout de ce que je pouvais faire de façon militante. En tant que responsable de cette ligne d'écoute, j'exposais des psy qui donnaient bénévolement de leur temps à des traumas liés à l'absence de prise en charge des malades qu'iels écoutaient, les laissant impuissant·es, avec très peu de moyens d'aider concrètement les patient·es ou faire face à leur détresse. Des dotations auraient permis d'organiser des antennes régionales, des groupes de supervision pour les psy bénévoles, de prospecter pour établir des réseaux de professionnel·les de confiance dans toutes les spécialités, etc. Je n'ai pas de mots pour décrire l'ampleur de la souffrance des malades du Covid Long et leur solitude face à ça.
Il y a un vrai sentiment d’abandon de la part des personnes malades chroniques, qu’elles soient malades de Covid Long ou immunodéprimées5. Les malades chroniques, qu'iels souffrent du Covid Long ou d'autres pathologies sont abandonné·es, contraint·es de se protéger des contamination seul·es, tant bien que mal, sous prétexte que le gouvernement ne prend pas ses responsabilités. Le désespoir et l’impuissance nous forcent à accepter des choses qu’on ne devrait pas accepter, comme s’asseoir à la table d’un ministre de la Santé qui ne daigne même pas porter un masque face à une représentante d’une association de malades en FFP2.
De la même façon, quand des milieux de gauche excluent de fait les personnes dites à risques parce que des mesures efficaces comme le port du masque, sont trop contraignantes, trop inconfortables pour les gens, on dit aux gens « votre existence est un poids qui entame la liberté de l’autre ». La douleur des personnes qui sont confrontées à ça (et que je partage), c’est celle de l’illégitimité de leur existence. C’est meurtrier. Il me semble que cela fait partie des valeurs de gauche que d'inclure, de faire plus que ce que les gouvernant·es mettent en place. Or, j'entends des milieux de gauche se cacher derrière la liberté individuelle ou la complexité des mesures pour ne pas mettre en place des outils simples qui rendraient l'inclusion possible.
L’isolement de toutes les personnes qui craignent pour leur santé est immense. J’ai une patiente qui ne retrouve pas de travail car elle continue à porter le masque. Une autre souffrait de la pression sociale et a arrêté de porter un masque FFP2 en intérieur malgré son Covid Long. Elle est retombée malade et elle doit désormais rester alitée tant son état s’est dégradé. On a déjà essayé de m’arracher mon masque en pleine rue. Je n’en peux plus de faire de la pédagogie depuis quatre ans et de devoir expliquer que je ne peux pas aller au restaurant. Et c’est sans compter le gaslighting médical. En tant que psychologue, j’ai référé une patiente dont les douleurs cardiaques persistaient après un épisode de Covid à un spécialiste. Aucun des médecins généralistes qu’elle avait vu ne l’avait pris au sérieux. Elle souffrait d’une péricardite aiguë… Tout ça plonge les malades dans une précarité psychique et financière catastrophique et ça relève d’une responsabilité collective.
C’est renforcé par une grande souffrance familiale dans la plupart des cas. Ma propre mère qui ne prend aucune précaution pour ne pas être contaminée par le Covid ne comprend pas que je ne souhaite pas la voir sans masque. C’est bizarre de ne voir le masque et les autres précautions que sous l’angle de la contrainte et de l’inconfort. Ça ne devrait pas être un effort de choisir un lieu accessible pour voir une copine en fauteuil. Si untel est en trop mauvaise forme pour venir me voir et que j’ai plus d’énergie que lui aujourd’hui, ça devrait être évident que ce soit moi qui me déplace.
Il y a un écart entre ce qu’on sait des risques que le Covid peut engendrer et l’absence de mesures de prévention au niveau collectif.
Toute sortes de maltraitances résultent de cette dissonance cognitive que la société essaye de résoudre par un déni massif. D’une part, c’est vrai que c’est difficile d’appréhender des phénomènes qui ont lieu à l’échelle mondiale. D’autre part, il y a un phénomène de déconnexion entre ce qu’on sait et les conséquences qu’on en tire. Il y a aussi un mécanisme socio-politique à l’œuvre ici : la propagation de l’idée que les plus faibles nous enlèvent quelque chose. C’est plus facile de pointer du doigt les plus faibles que les plus forts. C’est à l’origine des critiques des bénéficiaires du RSA ou de l’AME. On demande aux gens de regarder la personne en bas qui serait en train de la voler. Le bouc-émissaire est toujours le plus fragile, c’est beaucoup plus facile en termes de pistes d’action que de s’attaquer à mieux placé que soi.
Je vois une autre raison à tout ça, c’est que les capacités d’identification qui permettent l’empathie sont de plus en plus réduites aux personnes qui me ressemblent le plus. Les critères nécessaires pour déclencher une action de solidarité sont de plus en plus élevés. Il faut qu’on soit du même pays, de la même couleur, de la même religion. C’est facile de déshumaniser les autres, qui me sont « étrangers ». On voit les personnes fragiles comme des personnes malingres, pas aptes à survivre. Les gens se disent : ce n’est pas moi, ça n’a pas de valeur. Construire ces séparations permet de ne pas avoir d’attentions, de ne pas avoir à agir en fonction de la connaissance que le Covid peut toujours être dangereux pour certaines personnes (et potentiellement pour toustes puisque chaque rénfection augmente le risque de Covid Long). J’ai une carte d’invalidité liée à mes handicaps. J’ai été plusieurs fois agressée parce que j’étais garée sur les places réservées. Les gens vérifient que tu ne t’octroie pas un privilège qu’ils n’ont pas. Ils ne se préoccupent pas du sort des personnes handicapées ou du validisme, ils veulent seulement s’assurer que tu respectes la loi pour justifier qu’eux-mêmes la respectent, comme s'ils craignaient de se faire « avoir ».
Le sentiment de défiance qui s’est fortement accentué depuis 2020 semble ouvrir la voir aux théories conspirationnistes d’extrême-droite. Qu’en penses-tu ?
Je m’intéresse aux mouvances complotistes depuis longtemps. Avant 2020, je suivais ce qui se passait aux États-Unis, étant donné que ce qui se déroule là-bas finit souvent par se retrouver en France. J’étais donc sensibilisée aux mouvements QAnon, masculinistes incel, etc. À la faveur de la pandémie, il y a eu un réel essor de ces idées. Pour pallier à des informations contradictoires, parcellaires, parfois absurdes diffusées par le gouvernement, les gens se sont tourné vers des recherches personnelles sur Internet, qui ont mené certain·es vers des thèses conspirationnistes, qui permettait de donner un sens à ce qui n’en avait pas. L’absence de discours politique cohérent n’infantilisant pas la population a créé un appel d’air, dans lequel s’engouffrent des discours qui bouchent les trous. Par définition, les discours interprétatifs expliquent tout : les grands complots des États, les guerres, les changements sociétaux, etc.
J’ai vu trois de mes patient·es se tourner vers ces idées, deux hommes et une femme. J’ai vu les histoires de QAnon, de réseaux de dirigeant·es satanistes, pédocriminel·les et de Pizzagate être directement importées des États-Unis. Ça m’a étonné : je m’attendais à ce que ce soit remâché et adapté au contexte français mais ça a été vraiment transposé tel quel. Les gens s’approprient ces discours à l’endroit où ça résonne pour eux. Une de ces patient·es avaient subi des attouchements de la part d’un membre de sa famille pendant son enfance et une certaine complaisance familiale avait couvert ces abus. Cette idée de figures d’autorité qui couvrirait un complot pédocriminel, ça faisait écho. Pour un autre, c’était un lien personnel avec la Russie qui jouait le rôle d’accroche. Il fantasmait la Russie comme un pays avec des valeurs traditionnelles où il serait possible de fonder une famille, et c’est via des conversations Telegram pro-russes qu’il a mordu aux théories du complot.
À partir de ces biais personnels, tout le reste se déplie. Quand on y met un doigt, on se retrouve souvent à adhérer aux discours antivax, masculinistes, la 5G, etc. Tout va ensemble : le repli sur des valeurs « traditionnelles » (en fait réactionnaires), les discours pro-russes, l’antisémitisme plus ou moins camouflé, toutes ces choses et d’autres encore forment des agglomérats. D’après ce que je vois, les gens ne font pas leur marché dans ces idées mais il y a plutôt une adhésion globale.
Face à ça, l’approche « rationnelle » met très en colère les gens. J’ai un patient qui craignait que la vaccination ne rende stérile. Sa compagne vaccinée est tombée enceinte à plusieurs reprises depuis. Quand je lui en ai parlé, il s’est énervé, il m’a répondu que tout le reste lui donnait raison. Si on ne comprend pas qu’il s’agit de processus de construction de sens acceptable pour les individus, on ne peut pas être entendu. En tant que thérapeute, il faut d’abord voir comment les personnes en viennent à s’attacher à ces idées, c’est la seule façon de défaire le besoin de ces discours. Ensuite, je travaille aussi sur la question de l’empathie étendue. Ces discours vont souvent de pair avec la disqualification voire la déshumanisation de certaines personnes (le ou la malade chronique fragile qui devrait accepter la sélection naturelle, le vacciné complaisant et idiot, la femme qui cherche en fait la domination, etc.)
Ces discours prospèrent sur une défiance légitime envers les puissant·es et leurs privilèges. Cette défiance n'est pas une mauvaise chose en soi, mais tout dépend ce qu'on y construit en creux. Finalement pourquoi est-il nécessaire que les dirigeant·es soient pédocriminel·les satanistes par exemple ? Le thème de la pédocriminalité permet de tracer nettement un camp des gentils et un camp des méchants. Ces discours peuvent venir habiller le sentiment d'impuissance que nous avons toustes face aux personnes qui nous gouvernent, face à l'impression qu'elles se foutent de nos intérêts. Peut-être que cela rend plus acceptable leur cynisme si on les peint comme littéralement démoniaques alors que tout semble plus insurmontable, incompréhensible si ce ne sont que des êtres humains, pas même des « fous ». Je pense que ces conceptions impactent aussi la manière dont on peut essayer de s'organiser pour changer les choses.
Un de ces patient·es sensibles aux théories du complot a eu des symptômes de Covid Long. Il le reconnaît mais pour lui le Covid n’existe pas. Par ailleurs, ces patient·es ont continué à porter le masque à ma demande en consultation, iels savent que je suis malade et s’inquiètent de ma santé, mais pensent que la pandémie n’est pas réelle… On voit bien ici que ce sont des mécanismes de déni très puissants qui sont à l’œuvre. Habituellement, on observe ces mécanismes dans des troubles psychiques spécifiques… Mais ici c'est plus le signe de ce que l'état du monde fait à nos psychismes : un grand écart tel que la dissonance cognitive voire le déni massif sont parfois des refuges – même si cela peut faire beaucoup de mal autour.
J’ai l’impression que la pandémie a vraiment radicalisé les gens, on entend beaucoup plus de discours racistes, homophobes très décomplexés, en lien avec ces thèses. Les personnes chez qui ça a émergé sont plutôt des personnes issues d'un milieu socio-professionnel privilégié, qui trouvent que ces discours sont du côté de la raison, de l’humanité, du bon sens. Elles ne les voient pas comme des discours politiques, elles ont plutôt l’impression de se ranger derrière des gens qui ont un « parler vrai » et c’est difficile de faire prendre conscience qu’il y a un agenda politique derrière… Elles se placent du côté de l’humanité, pour la défense des opprimé·es soumis·es à des normes qui les écrasent. Elles ignorent que ces discours vont dans le sens de leur intérêt personnel et font l’impasse sur le côté politique, social, les questions de solidarité concrète. Il y a de la frustration vis-à-vis du masque, du pass sanitaire : « la contrainte m’est insupportable, les conséquences plus larges importent peu ». Je pense que si on était collectivement mieux outillé·es pour faire face à une information complexe et qui laisse de la place à l’incertitude, on n’en serait peut-être pas là. Et je pense que c'est aussi un devoir militant que de rendre accessible cette information et de se battre, même si on n'est pas concerné·e directement, pour faire valoir l'inclusivité, pas seulement quand c'est facile à mettre en place.
Entretien réalisé au printemps 2024.
Re/Lire
Aïcha Issadounène, caissière, a été à 52 une des premières victimes du Covid en France.
« Le trouble de la personnalité borderline (TPB), ou trouble de la personnalité limite (TPL), est un trouble de la personnalité caractérisé par une impulsivité majeure et une instabilité marquée des émotions, des relations interpersonnelles et de l'image de soi. » (Wikipédia).
Voir le thread de la Psy révoltée sur les différents dispositifs de remboursements : www.xcancel.com/lapsyrevoltee/status/1448690730084487171. Cf. aussi le communiqué de la fédération des psychologues : https://ffpp.net/les-psychologues-le-remboursement-et-la-population et d'autres ressources sur le site du syndicat des psychologues : https://psychologues.org/?s=remboursement
Voir par exemple cette étude de 2024 menée par des chercheurs et des chercheuses français·es, relayée sur le site de l’Inserm : https://presse.inserm.fr/covid-19-etude-de-lefficacite-des-mesures-instaurees-contre-le-virus-en-france/68039/
Les patient·es Covid Long sont plus à risque de s’aggraver en cas de nouvelle contamination. Les personnes immunodéprimées restent particulièrement à risque de développer une forme sévère du Covid. Entre février 2020 et juillet 2022, plus de 12 % des personnes greffées du rein ont été hospitalisées pour Covid et 50 % de ces personnes en sont mortes. https://renaloo.com/plus-de-12-des-greffes-renaux-hospitalises-pour-covid-entre-fevrier-2020-et-juillet-2022/