Le Capital et la controversialisation des maladies | Elle Carnitine
La controversialisation de l'encéphalomyélite myalgique permet de justifier non seulement notre abandon, mais aussi l'ancrage de l'économie politique de la santé sur des principes d'austérité, en d'autres termes, l'abandon de toutes les personnes handicapées.
Elle Carnitine est alitée par une encéphalomyélite myalgique depuis une infection au Covid en 2022. Avant cela, elle exerçait comme maîtresse de conférences spécialisée en philosophie des sciences et en épistémologie.
L'encéphalomyélite myalgique (EM) est souvent présentée comme une maladie contestée. Si la souffrance des personnes atteintes d'EM n'est en général pas remise en cause, ou du moins pas explicitement, des questions sont soulevées quant à savoir si cette souffrance est mieux appréhendée à travers un prisme médical. Les professionnel·les de santé en particulier, contestent souvent les affirmations selon lesquelles la maladie nécessite un traitement biomédical. Iels déclarent régulièrement qu'il n'existe aucune preuve scientifique permettant d'étayer l'affirmation selon laquelle la maladie a une base organique, de sorte que les symptômes sont "médicalement inexpliqués". Avec un ensemble d'autres maladies, elle est ainsi classée comme une "maladie à l'étiologie inconnue" ou comme un ensemble de "symptômes somatiques persistants". Ceci laisse entendre que leur contestation de notre maladie est une contestation purement scientifique, apolitique : c'est simplement ce que montrent les preuves.
Mais depuis plus de quarante ans, les études documentant des anomalies immunologiques, métaboliques, neurologiques et vasculaires dans l'EM s’accummulent, de telle sorte que les preuves de la nature organique de la maladie sont sans appel [1]. Et même si aucun traitement n'existe pour le moment, un certain nombre d'interventions biomédicales peuvent se targuer d'améliorer significativement les symptômes d'un nombre significatif de malades [2]. Ainsi, l'idée que l'EM soit "médicalement inexpliquée" ou ait une "étiologie inconnue" nie simplement les faits. Et penser que ce qui motive ces prises de position n’est qu'une simple prise en compte des données ne peut donc être exact.
Il est vrai que la plupart des professionnel·les de santé n'ont jamais entendu parler de ces études pathophysiologiques et thérapeutiques. J'expliquais dans un billet précédent que les mécanismes de production des connaissances qui garantissent habituellement que la pratique médicale tienne compte des données disponibles ne fonctionnent pas dans le cas de l'EM. Mais si la contestation de l'EM en tant que maladie organique n'était qu'une question d'ignorance, de manque de preuves pertinentes, la présentation de ces résultats aux professionnel·les de santé les amènerait à réévaluer leur position. Or, ce n'est pas ce que nous constatons. Au contraire, ces résultats sont balayés sans examen au motif que les preuves sont insuffisantes : les études sont trop petites et n'ont pas été reproduites ; les anomalies n'expliquent pas entièrement la symptomatologie ; aucune des anomalies n'est suffisamment spécifique pour constituer un biomarqueur ; aucun des traitements ne s'est avéré efficace dans le cadre d'essais contrôlés randomisés de haute qualité.
Ce type de réponse ne peut être donné de bonne foi, car si c’était le cas, les fondements scientifiques d'une grande partie de la pratique médicale seraient balayées avec. Il est très rare que la symptomatologie d'une maladie soit directement corrélée aux données physiopathologiques : dans la plupart des maladies légitimées, le lien entre la présentation clinique et les données physiopathologiques est établi a posteriori. De nombreuses maladies n'ont pas de biomarqueur – un ensemble d’examens d'imagerie et/ou de tests biologiques qui permette de distinguer la maladie des témoins sains et d'autres maladies : beaucoup sont diagnostiquées sur la base du tableau clinique, souvent accompagné de quelques données biologiques évocatrices mais non concluantes. Et de nombreux traitements sont largement considérés comme efficaces malgré l'absence d'études à grande échelle et de haute qualité : si des études existent pour des maladies similaires, si les connaissances mécanistes impliquent que le traitement sera efficace, si le traitement est largement utilisé avec succès hors recommandations officielles (ce qui s’appelle « hors AMM » en France). Rejeter d'emblée les conclusions sur l'EM sur la base de ces arguments, sans rejeter en même temps une grande partie de la médecine, c'est utiliser un double standard.
Mais surtout, si les professionnel·les de santé peu convaincu·es par la fiabilité des résultats étaient de bonne foi, iels feraient campagne à nos côtés pour plus de recherches : pour des études plus nombreuses, plus importantes et plus précises sur les aspects immunologiques, métaboliques, neurologiques et vasculaires de la maladie ; pour plus de financements pour tester, vérifier et rendre largement accessibles les biomarqueurs potentiels proposés par de petites études ; et pour des essais contrôlés randomisés correctement conçus pour les interventions biomédicales actuellement utilisées hors AMM. S’iels affirmaient que l'EM est "médicalement inexpliquée" et qu'elle a une "étiologie inconnue" sur la base d'un manque supposé de preuves, iels accueilleraient toute découverte expliquant les symptômes de l'EM et apportant des réponses quant à son étiologie avec enthousiasme et désir de la tester, reproduire et vérifier.
Pourtant, ces découvertes sont négligées et les recherches qui s'y rapportent sont gravement sous-financées. Par exemple, le graphique ci-dessous montre le financement des NIH (National Institutes of Health : institutions gouvernementales des États-Unis qui s'occupent de la recherche médicale et biomédicale) par personne affectée et le nombre de personnes affectées pour plusieurs maladies [3]. On constate que, bien que l'EM soit une maladie très courante, le montant des fonds alloués à la recherche sur l'EM est minuscule.
Cette situation ne concerne pas uniquement les États-Unis. Au Royaume-Uni, les dépenses se situent entre 2 et 3 livres sterling par patient·e et par an, en fonction des estimations du nombre de personnes affectées [4]. En France, la recherche sur l'EM ne bénéficie d'aucun financement.
Ces financements sont non seulement scandaleusement insuffisants, mais ils ne sont globalement pas utilisés pour financer la recherche biomédicale sur la physiopathologie de l'EM, ni pour le développement et/ou l'expérimentation de traitements. Parfois, ils sont attribués à des projets qui n'ont rien à voir avec l'EM : en 2022, un quart des financements des NIH pour l'EM est allé à un projet sur la fatigue liée au cancer [5]. Mais très souvent, ils sont attribués à des projets visant à démontrer que l'EM n'est pas une maladie organique.
Les agences de financement publiques du monde entier ont financé des dizaines d'études de ce type, mais aucune n'est aussi tristement célèbre que l'essai PACE. L'essai PACE a coûté 5 millions de livres sterling de fonds publics britanniques, dont une partie provenait du Departement of Works and Pensions (DWP, Département du Travail et des Retraites), l'organisme gouvernemental britannique chargé de verser les allocations aux personnes handicapées. À ce que l'on sache, il s'agit du seul essai clinique jamais financé par le DWP. Il a été mené par des chercheur·euses connu·es pour leur psychologisation de l'EM, qui ont consacré leur carrière à répandre l'idée que l'EM n’est pas une maladie organique, mais le résultat de "croyances erronées" sur la maladie, adoptées afin de percevoir les avantages supposés du "rôle de malade". L'essai PACE a été conçu pour confirmer leur théorie : les participant·es ont été entrainé·es, à l'aide de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), à cesser de se penser comme malades, et ont été poussé·es à augmenter progressivement leur niveau d'activité à l'aide d'une technique appelée thérapie par l'exercice gradué (GET, Graded exercise therapy). Les résultats ont été publiés dans le Lancet : la TCC et la GET ont été jugées efficaces dans le traitement de l'EM [6].
Les personnes malades et/ou informées sur l'EM ont immédiatement conclu que quelque chose n'allait pas dans la conception de l'étude, puisque la caractéristique principale de l'EM est qu'elle s'aggrave avec l'effort. Nous faisons régulièrement l'expérience de cet aspect cruel de la maladie, connu sous le nom de malaise post-effort ou MPE, et nous avons dû réorganiser notre vie entière pour éviter de le déclencher, pour ne pas perdre encore plus de fonctionalité ni souffrir encore plus intensément. De nombreuses personnes sont devenues plus malades, parfois au point de devenir alitées, parfois au point de mourir, en s'efforçant d’être actives malgré leurs symptômes, généralement sur la recommandation ou même l'injonction de leur médecin. Nous ne savons donc que trop bien qu'une étude prétendant que l'exercice physique aide à lutter contre l'EM ne peut pas être correcte.
Des malades, en collaboration avec des chercheur·euses sérieu·ses spécialisé·es dans l'EM, ont déposé de nombreuses demandes Freedom of Information (FOI - pour la liberté de l'information) pour obtenir les données de l'étude PACE. Les auteur·ices de l'étude ont payé 245 000 livres sterling de fonds publics en frais juridiques pour ne pas avoir à les divulguer. Aujourd'hui, treize ans plus tard, nous ne disposons toujours pas de toutes les données. Mais nous en avons suffisamment pour savoir que la méthodologie de l'étude PACE constitue un exemple de faute professionnelle, voire de fraude, dans le domaine de la recherche. Entre autres, les mesures des résultats ont été modifiées à mi-parcours de l'essai, de sorte que les personnes pouvaient devenir plus malades à la suite des interventions de l'essai, tout en étant considérées comme "guéries". Les auteur·ices ont omis de signaler certaines mesures objectives ayant donné des résultats nuls. Iels se sont principalement appuyé·es sur des mesures subjectives des résultats, conçues de telle sorte qu'elles ne pouvaient pas rendre compte du MPE. (Pour plus d'informations sur l'essai PACE, voir l'essai en trois parties du journaliste David Tuller : [7,8,9].) Plusieurs chercheur·euses, malades et non malades, ont publié une réanalyse des données obtenues via la demande FOI, dans laquelle iels montrent que la TCC et la GET ne sont pas efficaces pour le traitement de l'EM [10]. Malgré tout, les résultats de l'essai PACE n'ont toujours pas été rétractés par The Lancet, et ils continuent d'exercer une influence énorme au sein des institutions médicales, de sorte que d'innombrables personnes atteintes d'EM continuent d'être malmenées par les programmes d'exercices forcés prescrits par leurs médecins.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Lorsque 292 personnes ont développé la maladie après une épidémie au Royal Free Hospital en 1955, les recherches ont montré un certain nombre d'anomalies dans le système nerveux et les muscles des patient·es. Le Dr Melvin Ramsey, spécialiste des maladies infectieuses qui les soignait, a alors baptisé la maladie "encéphalomyélite myalgique" (inflammation du cerveau et de la moelle épinière accompagnée de douleurs musculaires) et a consacré sa carrière à la comprendre et à la soigner. Plusieurs autres poussées épidémiques ont eu lieu au cours du XXe siècle et la maladie a été reconnue comme une maladie à médiation immunitaire induite par une infection, avec des complications neurologiques, métaboliques et vasculaires. L'OMS l'a classée parmi les maladies neurologiques en 1969 et, si la maladie était mal comprise (comme beaucoup d'autres maladies graves courantes), son statut de maladie organique n'était pas du tout contesté.
Les choses ont commencé à changer dans les années 1980. Lorsque le CDC a été appelé à enquêter sur une série de foyers épidémiques aux États-Unis, il a rebaptisé l'encéphalomyélite myalgique "syndrome de fatigue chronique" et a créé des critères de diagnostic qui ne nécessitaient pas la présence de sa caractéristique cardinale, la plus invalidante et la plus dangereuse : le MPE. Dans les décennies qui ont suivi, les États et les compagnies d'assurance ont commencé à financer de plus en plus de recherches semblables à l'essai PACE, destinées à établir l'absence de maladie organique et à répandre l'idée que les personnes atteintes d'EM tentaient névrotiquement d'éviter le travail. Les questionnaires utilisés pour évaluer la gravité de la maladie ont engendré et renforcé des récits sur la maladie qui dissimulaient ses caractéristiques cliniques les plus graves et qui psychologisaient sa présentation générale. Les personnes atteintes d'EM et les chercheur·euses sur l'EM ont été tourné·es en ridicule et diabolisé·es, et des décennies plus tard, le récit psychosomatique domine toujours le paysage médical au sujet de l'EM. Beaucoup d'entre nous sont mort·es, beaucoup d'entre nous ont passé des années ou des décennies terriblement malades, sans traitement ni soins médicaux.
Un simple aperçu de l'histoire de l'EM montre que les acteurs étatiques et les compagnies d'assurance se sont donné beaucoup de mal pour détruire l'ancien consensus établissant l'EM comme maladie organique grave. Cela se poursuit encore aujourd'hui, avec un sous-financement catastrophique de la recherche biomédicale sur la physiopathologie de la maladie et sur les traitements biomédicaux, et avec un financement généreux de la recherche psychologisante. En conséquence, les nombreuses découvertes immunitaires, métaboliques, neurologiques et vasculaires sur l'EM ne sont pas largement discutées, reproduites et approfondies, mais sont évincées par des recherches au mieux incompétentes, au pire frauduleuses, destinées à discréditer la nature organique de la maladie. Ces recherches occultent les caractéristiques cliniques de l'EM, en particulier du MPE, de sorte que les professionnel·les de santé non seulement ne traitent pas leurs patient·es atteint·es d'EM, mais les rendent en fait souvent plus malades, parfois au point de provoquer leur mort. L'EM n'est pas tant "médicalement inexpliquée" que rendue médicalement inexplicable ; elle n'est pas "contestée", mais plutôt controversialisée.
Pourquoi les institutions publiques et les compagnies d'assurance se donnent-elles tant de mal pour imposer une conception des personnes atteintes d'EM comme étant en proie à des « croyances erronées » et ayant besoin d'une rééducation physique et psychologique ?
La première chose à signaler est que l'EM est une maladie courante. Avant le début de la pandémie de COVID, on estimait qu'elle touchait 1 personne sur 200 [11]. Aujourd'hui, elle est encore plus fréquente. Les recherches indiquent que 9 % des infections par le COVID provoquent une maladie caractérisée par de la fatigue, un dysfonctionnement cognitif et, surtout, un MPE, en d'autres termes, l'EM [12], ce qui signifie que des centaines de millions de personnes dans le monde souffrent probablement d'EM. L’EM est également une maladie handicapante. Environ 75 % des personnes diagnostiquées ne peuvent pas travailler, et 25 % sont trop malades pour sortir de leur logement ou de leur lit [13]. (Il convient toutefois de noter que les personnes atteintes d'EM mais qui n'ont pas été formellement diagnostiquées sont probablement moins gravement touchées, de sorte que ces chiffres sont quelque peu biaisés). Certaines personnes (dont moi) ont besoin d'une aide permanente pour toutes les activités de la vie quotidienne (alimentation, tâches ménagères, hygiène, tâches administratives etc). Certaines personnes ont besoin de soins médicaux constants, par exemple d'être alimentées par sonde voire par intraveineuse (nutrition parentérale), et de soins palliatifs continus pour gérer leurs symptômes. Enfin, la recherche biomédicale est extrêmement coûteuse. De plus, en tant que maladie à médiation immunitaire, et au vu des données limitées dont nous disposons, il y a des raisons de penser que les traitements efficaces contre l'EM incluront des médicaments biologiques, qui sont très chers [14].
Reconnaître l'EM comme la grave maladie organique qu'elle est impliquerait d'agir pour redresser la situation actuelle. Actuellement, des personnes atteintes d'EM aggravent leur maladie pour pouvoir se payer un logement, de la nourriture, des équipements spécialisés, une assurance maladie, des médicaments non remboursés par ladite assurance et des rendez-vous onéreux avec des spécialistes qui sont souvent obligé·es d'exercer en dehors des cadres publics et/ou couverts par l'assurance. Les personnes trop malades pour continuer à travailler sont obligées de compter sur l'entraide et/ou sur des proches souvent maltraitant·es, se retrouvent souvent sans domicile, et parfois en meurent. La plupart n'ont même pas un·e médecin compétent·e pour superviser leurs soins, même si elles sont suffisamment malades pour être littéralement incapables de faire quelques pas. Les personnes gravement touchées n'ont souvent pas accès aux soins, car les médecins refusent d'effectuer des visites à domicile et nous sommes trop malades pour quitter notre maison, voire notre lit.
Pour répondre de manière appropriée aux besoins des nombreuses personnes atteintes d'EM, il faudrait : des allocations pour que ces personnes puissent se loger et se nourrir, des aides supplémentaires pour qu'elles puissent s'acheter des équipements spécialisés et payer les soignant·es dont elles ont besoin pour assurer au minimum une alimentation et une hygiène adéquates, ainsi que le remboursement de tous les médicaments. Cela nécessiterait un accès réel aux soins médicaux, ce qui impliquerait la formation massive des médecins sur l'EM, la création d'une nouvelle sous-spécialité sur l'EM et d'équipes de soins pour traiter les comorbidités de la maladie, le déploiement de soins à domicile pour les personnes immobilisées chez elles voir alitées (ceci incluant les soins pour l'EM mais aussi les soins infirmiers, les soins dentaires, et d'autres types de soins actuellement disponibles uniquement dans les cliniques et les hôpitaux mais qui pourraient potentiellement, avec des moyens suffisants, être dispensés à distance ou au domicile des patient·es). Enfin, cela nécessiterait un investissement massif dans la recherche biomédicale sur l'EM, y compris le financement d'essais cliniques pour tous les médicaments actuellement proposés comme traitements possibles, et le développement de nouveaux médicaments.
Compte tenu du nombre considérable de personnes atteintes d'EM, les coûts associés à la reconnaissance de cette maladie seraient astronomiques. Ainsi, il n'est pas surprenant que la controversialisation de l'EM ait commencé dans les années 80, période de crises économiques, d'austérité et de démantèlement de l'État-providence. Alors que Reagan et Thatcher s'efforçaient de réduire les dépenses publiques et déployaient une idéologie décrivant les personnes incapables de travailler comme des paresseu·ses profiteur·euses, l'EM a été rebaptisée "syndrome de fatigue chronique" par l'État et "grippe des yuppies" par la presse de droite qui le soutenait. (L’Assurance Maladie a même repris ce terme et appelle la maladie « syndrome des yuppies » sur son site internet. [15])
Il est clair que les États ont intérêt à nier l'existence de l'EM, notamment pour limiter le versement d’allocations aux personnes handicappées par l’EM. Remédier à l'abandon des personnes atteintes d'EM coûterait d'énormes sommes d'argent aux régimes de prestations sociales pour handicapé·es. À l'heure actuelle, il est pratiquement impossible d'obtenir des allocations de handicap lorsqu'on est atteint·e d'EM. En Australie, par exemple, une récente demande de Freedom of Information a montré que seules 90 personnes dans tout le pays recevaient une aide au titre du handicap pour cause d'EM, alors que le nombre de personnes qui ne peuvent pas travailler à cause de l'EM est estimé à des centaines de milliers. Il n'est donc pas surprenant que les compagnies d'assurance et les institutions publiques financent la controversialisation de l'EM. Il est beaucoup moins coûteux pour le ministère britannique du travail et des retraites de participer au financement de l'essai PACE que de soutenir financièrement les personnes handicapées par l'EM.
Il est largement admis parmi les personnes atteintes d'EM que la controversialisation de notre maladie par l'État permet de justifier la négligence et l’abandon dont nous faisons l'objet. Mais j’affirme qu'elle joue également un rôle plus fondamental en soutenant et en stabilisant l'actuelle économie politique de la santé.
S'il existe une maladie factice, c'est-à-dire s'il y a des personnes qui semblent malades et se disent malades mais qui ne le sont pas réellement, auxquelles on ne devrait pas accorder les soins médicaux et le soutien qui accompagnent la maladie ; à chaque fois que quelqu'un·e semble malade ou affirme l'être, la question se pose de savoir s'iel l'est réellement ou s'il s'agit seulement d'une fausse maladie, comme la nôtre. En d'autres termes, la controversialisation de notre maladie sert à rendre omniprésente la possibilité que toute personne handicapée puisse simuler, faire semblant. Pour reprendre les termes de Vox Jo Hsu, la controversialisation de l'EM "a contribué à créer la peur exagérée de la fraude au handicap, ce qui a banalisé l'idée que certaines demandes de reconnaissance de handicap sont malhonnêtes et que, par conséquent, toutes peuvent être remises en question" [16]. Cette remise en question sert à son tour à justifier le besoin de procédures de biocertification - la preuve émise ou réglementée par l'État que les personnes qui demandent des soins et des allocations handicap sont réellement malades, même si ces procédures sont invasives, déshumanisantes et aggravent les handicaps déjà présents. Et comme nous le savons, ces procédures sont au cœur de l'abandon par l'État des personnes handicapées en général : en restreignant de plus en plus l'accès à des allocations vitales (bien qu’elles condamnent à la pauvreté), l’État impose une pauvreté extrême à de plus en plus de personnes, leur empêche de plus en plus de préserver le peu de santé qu'elles ont, de telle sorte qu’elles meurent de plus en plus. La controversialisation de l'EM permet de justifier non seulement notre abandon, mais aussi l'ancrage de l'économie politique de la santé sur des principes d'austérité, en d'autres termes, l'abandon de toutes les personnes handicapées.
Et si l'économie politique actuelle de la santé repose sur l'existence de maladies controversialisées, si elle a besoin de maladies controversialisées pour se justifier et se stabiliser, quel meilleur candidat qu'une maladie comme l'EM ? Elle est suffisamment répandue pour que la simulation puisse être considérée comme une réelle menace ; une grande majorité des malades sont des femmes ; et les personnes pauvres, racisées, queer, et neurodivergentes sont concernées de manière disproportionnée.
En outre, l'EM présente la caractéristique unique de progresser, c’est-à-dire de s’aggraver, non seulement temporairement mais aussi pour des périodes prolongées, et parfois même de manière permanente ; de telle sorte qu’elle nécessite des degrés extrêmes d'inactivité. Ainsi, reconnaître l'EM comme une entité clinique légitime, c'est ouvrir la porte à l'idée que l'inactivité n'est pas seulement pas négative (une idée que l’on retrouve de Marx aux théories queer contemporaines, qui insistent sur la dimension sensuelle et agréable de la vie humaine) mais que pour de nombreuses personnes, elle est en fait nécessaire. Cette reconnaissance va à l'encontre de constructions idéologiques pré-existantes comme la "paresse", utilisée pour stigmatiser le manque de productivité, forcer les gens à travailler et blâmer les personnes handicapées pour leurs handicaps. Elle souligne le fait que le surmenage ne peut pas être traité en proposant d'interminables ateliers sur la pleine conscience et l'exercice physique (qui ressemblent étrangement à la thérapie cognitivo-comportementale et à la thérapie par l'exercice gradué de l'essai PACE), mais en réduisant réellement les heures de travail. Légitimer l’EM, c’est également ouvrir la voie à une reconnaissance générale des préjudices que le travail cause, outre l'EM, à la classe ouvrière et aux autres personnes exploitées, du handicap à une mort prématurée : théorisé sous le nom de meurtre social par Engels. S'il existe une maladie qui est directement aggravée par l'effort, il n'est pas dans l'intérêt du capital de révéler son existence.
Enfin, l'EM est souvent qualifiée de "maladie chronique acquise par infection", au même titre que quelques autres maladies également controversialisées comme la maladie de Lyme chronique. En effet, la grande majorité des cas d'EM commence par une infection virale. S'il existe de nombreux déclencheurs viraux, le virus d'Epstein-Barr, le virus qui provoque la mononucléose en phase aiguë, et le Covid sont les causes les plus fréquentes d'EM : tous deux sont à l'origine d'EM dans environ 10 % des cas d'infection. Reconnaître que ces virus sont à l'origine d'une maladie grave, handicapante et jusqu'à présent incurable dans une proportion aussi importante des infections est en contradiction avec les politiques de propagation de ces pathogènes. Seulement, à court terme, la prévention de la propagation du COVID est extrêmement coûteuse pour le statu quo. Elle nécessite, entre autres, des congés maladie universels payés, des lieux de quarantaine pour tous·tes, une infrastructure massive de tests gratuits, l'installation d'unités de filtration de l'air dans tous les espaces publics intérieurs et la distribution généralisée de masques gratuits - des masques efficaces contre la propagation de maladies aéroportées comme le COVID, répondant aux normes réglementaires FFP2, N95, P100, etc. (Pour une analyse approfondie des liens entre COVID et capital, voir "Qu'ils mangent de la peste !", par la camarade Dremel. Pour une ressources très complète sur les masques efficaces voir masks4all wiki). Tout ceci est non seulement très coûteux à mettre en œuvre, mais engendre également des absences au travail et une baisse de la consommation, donc des pertes de revenus que les capitalistes souhaitent éviter. Encore une fois, reconnaître l'EM comme une maladie sérieuse n'est pas dans l'intérêt à court terme du capital. (Les taux importants et en constantes augmentation depuis 2020 d'absences au travail en raison de maladie longue montrent cependant que le déni de l'EM n'est pas vraiment viable comme stratégie à long terme).
La controversialisation de l'EM, initiée et perpétuée par les institutions publiques et les compagnies d'assurance, a conduit à un déni généralisé de l'EM au-delà des structures d'attribution d'allocations et de prestation de soins. Ce déni est devenu la pierre angulaire de l'idéologie capitaliste validiste, au point que même les personnes qui n'ont jamais entendu parler de l'EM adoptent des attitudes sceptiques et minimisantes lorsqu'elles sont confrontées à des maladies chroniques, en particulier celles qui ne sont pas légitimées par l'État. Les validistes utilisent la controversialisation de notre maladie pour nous reprocher notre handicap, de manière plus ou moins dissimulée, et pour nous maltraiter de manière terrifiante, parfois mortelle. Les personnes handicapées par des maladies légitimées montrent au monde qu'elles elles sont réellement malades, "pas comme nous", dans une tentative de convaincre une société validiste qu'elles méritent des soins médicaux. Certaines personnes atteintes de maladies controversialisées, en particulier de Covid Long, utilisent la rhétorique de la controversialisation pour creuser un fossé entre elles et nous, dans le but de persuader les acteurs de l'État et de la santé de légitimer leur maladie aux dépens de la nôtre.
Au vu de l'immense souffrance des personnes atteintes de maladies controversialisées, toute action pertinente qui ne s'oppose pas à cette controversialisation constitue un manque de solidarité révoltant. Un tel manque de solidarité n'est guère surprenant - bien que consternant - de la part des masses de personnes valides et validistes qui abandonnent et maltraitent régulièrement les personnes handicapées pour tenter d'échapper à l'idée qu'elles deviendront presque certainement handicapées à leur tour. Il ne l’est que légèrement plus lorsqu’il vient de personnes généralement bourgeoises et blanches, handicapées par des maladies légitimées, qui s’évertuent à se dépeindre comme de bonnes personnes handicapées par opposition à nous. Le terme "validisme latéral" est souvent utilisé pour décrire le validisme perpétué par les personnes handicapées à l'égard de personnes dont le handicap est différent du leur. Mais ici, le terme n'est pas adéquat, car il ne rend pas compte de la dynamique en jeu : ces personnes bénéficient comparativement d'un soutien de l'État et de la société, et contribuent à et aggravent l'abandon des autres afin d'accroître ce soutien pour elles-mêmes. Un terme plus adéquat pour cette dynamique pourrait être validisme vertical ou, pour reprendre les mots de @twitchyspoonie, le bon vieux "punching down".
Mais résister à la controversisation de la maladie n'est pas seulement une question de solidarité avec celleux dont la maladie est controversialisée. J'ai soutenu que la controversialisation de différentes maladies ne sert pas seulement à abandonner celleux d'entre nous qui en souffrent, mais aussi, en constituant une base pour les politiques d'austérité validistes, à abandonner les personnes handicapées de manière plus générale. Ainsi, refuser la controversialisation des maladies, c'est désamorcer l'accusation de simulation en général, se détourner d'une économie politique de la santé fondée sur l'idée que la simulation doit être combattue, et résister à l'affirmation selon laquelle la prestation de soins et d'assistance médicale doit s'appuyer sur une biocertification et des tests invasifs. La lutte contre la controversialisation ne nous profite pas seulement à nous, mais à toutes les personnes handicapées, voire à toutes les personnes qui, surtout si elles sont victimes de racisme, de classisme et/ou de cishétérosexisme, connaissent intimement la suspicion des médecins - suspicion violente, et parfois meurtrière - mais aussi la suspicion des patrons, des proches et des connaissances. La lutte contre la controversialisation de la maladie est nécessaire à la création d'un monde où les soins, y compris les soins de santé, sont dispensés selon une logique non pas d'austérité mais d'abondance ; dispensés non pas par des institutions étatiques et privées agissant dans l'intérêt du capital, mais par nous tous·tes, copieusement, les un·es envers les autres, pour notre subsistance collective et notre épanouissement commun.
Publication originale (16/02/2024) :
Epistemology of the Clinic