L'entraide radicale des survivant·es de la psychiatrie | Leah Harris
Les communautés en ligne qui se réapproprient activement les origines radicales de l'entraide des survivant·es de la psychiatrie sont une source de force et de renouveau indispensable en ces temps incertains.
Leah Harris est une militante et écrivaine qui a publié des articles dans le Huffington Post, Rooted in Rights, le Disability Visibility Project, Mad in America, le Milwaukee Journal-Sentinel et le Philadelphia Inquirer. Ce reportage est paru en mars 2020.
Au cours de la pandémie actuelle de coronavirus, la pratique de l'entraide – définie au sens large comme une manière de s’associer pour répondre aux besoins de survie et de relation des un·es et des autres – s’est étendue au grand public. Pourtant, la présentation médiatique de cette pratique passe souvent sous silence le fait qu'elle trouve son origine dans des mouvements menés par des personnes marginalisées, notamment les personnes racisées, handicapées, fols et survivant·es de la psychiatrie.
Les personnes reléguées en marge de la société savent depuis longtemps qu'elles ne peuvent pas toujours compter sur le système pour leur survie. Par exemple, l'association Mutual Aid Disaster Relief est née des communautés de couleur de la Nouvelle-Orléans abandonnées après le passage de de l'ouragan Katrina, lorsque les autorités publiques ont répondu aux appels à l'aide avec des fusils automatiques.
Comme l'a expliqué l'activiste Reyna Crow de Duluth (Minnesota), « J'ai appris, non pas à travers cette crise-ci, mais à travers des crises antérieures qui m'ont affecté de façon similaire pendant des périodes prolongées, que c'est vers celleux qui sont déjà passé·es par là que je peux me tourner pour obtenir un véritable soutien. Les systèmes institutionnels ne sont ni efficaces ni sûrs dans mon cas. La communauté est le meilleur moyen de s'assurer que nos besoins fondamentaux sont satisfaits. »
Les survivant·es de la psychiatrie ont dû pratiquer l'entraide pendant des décennies pour sauver leur propre vie. « Les pratiques populaires de soutien par les pair·es ont été développées par nécessité par les survivant·es de la psychiatrie », écrit Darby Penney. Comme l'explique Penney, ces groupes sont apparus dans les années 1970 « en réaction aux expériences négatives vécues lors des prises en charge et au mécontentement suscité par les limites du rôle dévolu aux patient·es psychiatriques ».
Si les impératifs de distanciation sociale face au COVID-19 obligent une grande partie du monde à se tourner vers Zoom, des projets d'entraide autogérés par des pair·es existent dans les espaces virtuels depuis des décennies. Les fols et les handicapé·es intimement familiarisé·es avec l'isolement se retrouvent depuis longtemps en ligne. Comme l’explique Kevix, activiste autiste et fol de Brooklyn : « La "distanciation sociale" est une chose que la société me fait subir depuis 50 ans. J'ai appris que j'étais autiste à l'âge de 40 ans et le recours à la communauté en ligne m'a sauvé de l'isolement social et intellectuel. »
Depuis le début des années 2000, des groupes indépendants tels que le Projet Icarus hébergent des forums de discussion très actifs pour les personnes cherchant à se soutenir mutuellement de diverses manières. Les personnes qui souhaitent se sevrer des médicaments utilisés en psychiatrie, se tournent également les unes vers les autres sur des forums de ce type depuis des dizaines d'années, faute de pouvoir trouver des informations fiables auprès de la communauté médicale.
Certaines de ces communautés se sont ensuite déplacées sur Facebook et d'autres réseaux sociaux, mais elles ont conservé des fonctions similaires. Dans la pandémie actuelle, toute une série de projets organisés par des pair·es connaissent un renouveau sans précédent.
Soutien de crise « contrôlé par les pair·es », en ligne
Inspirée par le Projet Icarus et d'autres projets d'entraide, Alyssa Cypher a lancé le collectif de santé mentale radicale Inside Our Minds sous la forme d'un blog en 2016. « Nous fondons notre philosophie sur des perspectives de justice sociale en matière de santé mentale », explique Alyssa Cypher. « Il est très important pour nous que ce soit "contrôlé par les pair·es", c'est-à-dire entièrement dirigé par des personnes ayant une expérience vécue qu'elles définissent elles-mêmes. »
Le groupe a finalement reçu des financements de fondations locales pour organiser des événements dans la région de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Ceux-ci comprenaient une série d'ateliers en ligne sur la santé mentale radicale, un café mensuel de la santé mentale « axé sur des discussions informelles et une entraide amicale dans un espace accueillant pour tous·tes », ainsi qu'un open mic anonyme, un projet de récit en direct qui offre la possibilité à celleux qui souhaitent rester anonymes de demander à un·e autre interprète de leur choix de raconter leur histoire sur scène.
La transition des activités en personne vers les activités en ligne n'a pas constitué un bouleversement majeur pour Inside Our Minds. « Nous étions très orienté·es sur le plan local à Pittsburgh, mais nous avons toujours eu des possibilités de participation en ligne pour des raisons d'accessibilité », précise Cypher. « Lorsque la pandémie est arrivée, nous avons donc pu passer très rapidement à la communication en ligne parce que nous proposions déjà cette possibilité. »
Cypher exprime des sentiments mitigés quant à la façon dont la pandémie a rendu possible les types d'aménagements et d'accès que les personnes handicapées demandaient depuis longtemps et qui leur avaient souvent été refusés. Parlant des nouveaux espaces virtuels d'entraide en ligne, Cypher déclare : « C'est à la mode en ce moment parce que c'est nécessaire, et beaucoup de gens dans notre communauté se réjouissent de ces possibilités, mais sont également contrarié·es de ne pas avoir été pris en compte plus tôt. »
Parmi les personnes qui participent aux groupes d'entraide d’Inside Our Minds, Cypher rapporte que, sans surprise, le sentiment d'isolement est le thème le plus fréquent. Elle a également eu des conversations privées sur l'accès aux ressources pour les personnes actuellement confrontées à des situations de violence domestique.
La participation aux groupes en ligne s'est étendue au-delà de Pittsburgh, dans d'autres régions des États-Unis et au niveau international. Le travail va du soutien émotionnel à la mise en relation des personnes avec leurs réseaux d'entraide locaux : « Nous pouvons nous connecter d'un côté à l'autre de la côte, mais je ne peux pas livrer des courses à des gens à l'autre bout de l'Amérique », dit Cypher.
L'entraide dans « tous les sens du terme »
À Portland, dans l'Oregon, Molly Indrelie organisait déjà des réunions depuis 18 mois dans le cadre d'un groupe d'entraide indépendant et d'un club pour la neurodiversité, Reimagining Recovery. Indrelie a commencé à prendre part à l'organisation de ces groupes en 2018 et dirige un groupe Facebook du même nom qui compte plus de 168 000 abonnés.
Avant la pandémie, Reimagining Recovery proposait déjà des discussions liées à l’entraide comme « Traverser le deuil climatique » et « Au-delà du complexe industriel de la désintox ». Indrelie a d'abord essayé de proposer des groupes en ligne, mais a constaté que les événements en présentiel étaient plus fréquentés. Aujourd'hui, ces groupes en ligne comptent 50 % d’habitant·es de la région, le reste étant constitué de nouveaux participant·es nationaux·les et internationaux·les. Comme Cypher, Indrelie constate l'impact insidieux des mesures de distanciation sociale : « Il y a beaucoup de gens isolés, qui souffrent. »
Selon Indrelie, les groupes quotidiens fabriquent de l’entraide « dans tous les sens du terme ». Se décrivant elle-même comme une autodidacte qui a abandonné ses études secondaires, elle ajoute : « Il serait facile de considérer ce que je fais comme du simple "bénévolat", mais j'en retire tellement de choses. Une grande partie de mon travail préparatoire pour ces réunions ferait partie de ma formation et de mes recherches de toute façon. »
Parmi les nombreux sujets abordés, les groupes ont discuté de l'impact de l'âgisme et du validisme dans le contexte actuel. Les discours selon lesquels le coronavirus n'est susceptible de tuer que « les personnes âgées et les personnes immunodéprimées », ainsi que les conversations sur le rationnement des biens de prémières nécessitées, font que les communautés de personnes handicapées se sentent jetables et menacées. Indrelie raconte : « Un climat eugéniste croît, et ça fait flipper. Et le fait que Trump veuille faciliter les traitements et internements sous contrainte également très effrayant et inquiétant. » Ces réalités préoccupantes pèsent sur Indrelie et les participant·es du groupe.
Ces derniers jours, Indrelie a dû suspendre son travail de facilitatrice pour s'occuper de ses propres besoins. Elle est consciente de la nécessité de partager les compétences et d'assurer la pérennité de l'action des groupes au cours de ce qui pourrait être une longue période de crise et d'incertitude. Indrelie prévoit donc d'organiser un atelier le 2 avril pour les membres de la communauté Reimagining Recovery qui souhaitent développer leurs compétences en matière d'animation de groupes en ligne.
« Nous essayons, au moins, de nous protéger les un·es les autres »
Avant la pandémie, la militante new-yorkaise Allilsa Fernandez travaillait bénévolement dans un centre d'hébergement pour le Sylvia Rivera Law Project, du nom de Sylvia Rivera, pionnière des droits civiques, ayant participé au soulèvement de Stonewall en 1969 et militante pour les droits des personnes de couleur et queers aux revenus modestes.
Pour Fernandez, qui a elle-même été récemment privée de logement et a fait l'expérience directe des centres d'hébergement, ce combat est personnel. « Cette expérience m'a ouvert les yeux. Iels ne respectent pas vos pronoms et n’ont pas de ressources, en particulier pour les personnes LGBTQ. »
Alors qu’on prenait la mesure de la gravité de la pandémie aux Etats-Unis , Fernandez était active sur les réseaux sociaux, faisant part de ses préoccupations concernant les conditions dangereuses et insalubres dans ces centres d’hébergements.
Le 13 mars, Fernandez a créé un groupe Facebook intitulé Santé mentale pandémique (Mental Health Pandemic). Fernandez a souligné les points forts des communautés en ligne dont elle fait partie, même, voir surtout, en période de crise collective. « C'est une résilience qui émerge des traumatismes », déclare-t-elle. « C’est d’autant plus vrai pour les personnes noires, indigènes et de couleur, le système ne réagit jamais pour elleux, jamais. Nous l'avons vu avec l'ouragan Maria. Nous l'avons vu avec l'ouragan Harvey. Nous l'avons vu avec Sandy. Tout au long de l'histoire, les Noir·es et les indigènes ont toujours su qu'on ne se souciait pas d'elleux. »
Fernandez organise des réunions en ligne, des soirées cinéma et des groupes d'entraide via Santé mentale pandémique, qui compte plus de 250 membres à l'heure où nous écrivons ces lignes. Le groupe compte de nombreuses personnes issues des réseaux de Fernandez à New York, mais il s'étend également à l'ensemble du pays. À l'instar des groupes de Cypher et d'Indrelie, les discussions sur l'entraide ont largement porté sur les manières de faire face à cette période d'isolement.
Dans les jours et les semaines à venir, Fernandez et d'autres membres du groupe organiseront des « cafecitos » virtuels ainsi que des événements Facebook Live sur des sujets tels que la santé mentale pendant la pandémie dans les communautés latino-américaines et des informations provenant des travailleurs de la santé en première ligne.
Fernandez a expliqué à Mad in America : « Nous essayons, au moins, de nous protéger les un·es les autres, de nous inspirer mutuellement et de nous soutenir du mieux que nous pouvons. C'est ce que j'ai vu jusqu'à présent. Tout le monde est prêt à partager et à créer cet espace. »
"Décoloniser collectivement notre société"
Pour Vesper Moore, directeur·ice du Zia Young Adult Access Center, un projet du Kiva Center du Central Massachusetts Recovery Learning Community, le passage à un soutien entièrement en ligne n'a pas été un changement majeur, car les communautés de jeunes (dans lesquelles le centre s’inscrit et qu’il soutient) ont toujours évolué dans les espaces virtuels.
Toutefois, Moore remarque que l'entraide en ligne présente des particularités. « Lorsque vous êtes physiquement présent avec quelqu'un·e, le soutien est tangible, presque palpable. Il ne s'agit pas d'un contact physique, ni de quoi que ce soit de ce genre, mais de la présence de quelqu'un·e. C'est un élément qui, je le sais, manque à beaucoup de gens. »
Si Moore constate les mêmes problèmes de solitude et de détresse que d'autres animateur·ices d'espaces en ligne, iel s'oppose à l'idée que les survivant·es de la psychiatrie sont intrinsèquement plus fragiles en cas de crise. « Je pense qu'il y a une idée fausse que le public et les médias aiment véhiculer sur notre fragilité. En même temps, les gens ne réalisent pas que beaucoup d'entre nous sont aussi des personnes immunodéprimées. Beaucoup d'entre nous avons été contraint·es à l'isolement. Beaucoup d'entre nous avons déjà vécu ces choses. »
Moore insiste sur la capacité d'adaptation des personnes qui ont toujours été « à risque » qui continue de se manifester face à la nécessité. « En tant que survivant·es, nous nous sommes débrouillé·es. J'ai vu beaucoup de gens se dire : "Si c'est ça la vie maintenant, c'est dur, je ne suis pas fragile et je vais trouver un moyen d'aller de l'avant." »
Pour Moore, la crise actuelle représente également une opportunité de sensibiliser le monde entier à l'histoire du mouvement des survivant·es de la psychiatrie. L'idée de Moore de créer la série de webinaires des survivant·es de la psychiatrie est née du constat que parmi les pair·es certifié·es du Massachusetts et d'autres endroits, les origines radicales et basées sur l’entraide du mouvement restent largement ignorées. « Les gens disent : "Nous venons du mouvement de pair-aidance". Mais ce n'est pas un mouvement. Il s'agit d'une force de travail », a déclaré Moore. « Et si l'on croit qu'il s'agit d'un mouvement, alors c’est facile de le contrôler, car c'est le système qui le finance. »
Moore considère que l'accent mis sur la survie et l'histoire des survivant·es de la psychiatrie constitue une résistance face aux termes tels que « pair·e » ou « usager·e » qui ont été cooptés par les systèmes de santé mentale, ainsi qu'une bannière plus inclusive que certaines de ces identités. « Si vous vous identifiez c
omme fol, que vous soyez une personne handicapée ou que vous vous reconnaissiez dans votre diagnostic de santé mentale, c'est un endroit où vous pouvez être et continuer à vous identifier à la survie. »
Pour Moore, les communautés en ligne qui se réapproprient activement les origines radicales de l'entraide des survivant·es de la psychiatrie sont une source de force et de renouveau indispensable en ces temps incertains. « On veut diffuser ces idéaux dans le monde entier et, je pense, décoloniser collectivement notre société. »
Outre les projets d'entraide détaillés ci-dessus, il existe un nombre sans cesse croissant de projets gérés par des survivant·es et des allié·es. Le Black Emotional and Mental Health Network (Réseau noir de santé émotionnelle et mentale) a organisé une série d'ateliers dirigés par des pair·es à l'intention des communautés de couleur et proposera une formation sur le thème Black Mental Health and Healing Justice 101 (Santé mentale des Noir·es et justice curative) le 4 avril. Et l'Institut pour le Développement des Arts Humains, une école populaire pour la « santé mentale transformative », a récemment organisé un atelier en ligne sur les « pratiques transformatives d'aide mutuelle (T-MAPs) » centré sur la crise actuelle ; le groupe organisera un open mic communautaire le 30 mars.
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