Le deuil et l’espoir peuvent coexister | Mariame Kaba, Kelly Hayes
Pour maintenir l'ordre social et économique actuel dans les années instables qui s'annoncent, les gouvernements capitalistes devront compter sur la poursuite de la normalisation de la mort de masse. Alors que les migrations liées au climat continuent de s'intensifier et que les sécheresses et autres catastrophes provoquent des pénuries alimentaires, la consolidation des richesses se poursuivra et l'élimination des êtres humains qui n'ont pas leur place dans l'économie s'intensifiera, à moins que nous ne luttions pour une autre manière de vivre en relation avec ces crises.
Mariame Kaba est une militante formée aux méthodes de l’organizing, éducatrice et autrice américaine. Elle travaille sur la fin de la violence, le démantèlement du complexe industriel carcéral, la justice transformatrice et le soutien au leadership des jeunes. Les éditions Hors d’Atteinte ont récemment publié une traduction française de son livre En attendant qu'on se libère, vers une justice sans police ni prison.
Kelly Hayes est autrice, organisatrice, éducatrice et photographe. Elle est également l'animatrice du podcast Movement Memos de Truthout. Elle est cofondatrice du collectif Lifted Voices et de la Chicago Light Brigade. Ses écrits figurent dans de nombreuses publications et anthologies.
En mai 2023 Mariame Kaba et Kelly Hayes ont publié Let This Radicalize You, Organizing and the Revolution of Reciprocal Care dont le texte qui suit est extrait.
· Note de Cabrioles : Nous aimerions dédier cette première publication de l’année à toustes les camarades qui ont éclairé 2023 en multipliant les initiatives sur le front de l’autodéfense sanitaire. Nous pensons particulièrement aux camarades de l’Asso pour la Réduction des Risques Aéroportés, aux Mask Bloc Nantes, Mask Bloc Bordeaux et Mask Bloc Paris, mais aussi aux camarades de Lyon et au Mouvement Indépendant de Riposte Antifasciste qui affirme “que l’autodéfense sanitaire et l’autodéfense antifasciste doivent être menées de concert.” Et nous ne pouvons que vous encourager à aller lire l’important article de Justine Partout, Vague après vague, Récit de quatre années de pandémie et d’autodéfense sanitaire, paru récemment sur Jef Klak.
Nos pensées vont aussi vers toutes les personnes mortes ou handicapées par le Covid du fait des politiques gouvernementales criminelles et de la complicité des oppositions politiques et médiatiques. Ainsi que vers toustes les camarades que la violence de l’époque écrasent et poussent au désespoir. Parfois irrémédiablement. Nous portons leurs coeurs dans nos coeurs, et continuerons de souffler sur les braises ·
Why write love poetry in a burning world?
To train myself, in the midst of a burning world,
to offer poems of love to a burning world.
—Katie Farris, Why Write Love Poetryin a Burning World
En octobre 2020, les États-Unis passaient le cap symbolique des cent mille personnes officiellement décédées du COVID-19, l'absence de commémoration était frappante. Si il n'était souvent pas possible de se rassembler en raison des restrictions sanitaires, Kelly et d'autres organisateur·ices de Chicago ont estimé qu'il fallait trouver un exutoire au chagrin que les gens ressentaient, ou, pire, ne s'autorisaient pas à ressentir. Dans une société au bord du fascisme, nous sommes nombreu·ses à craindre que cette absence de commémoration ne contribue à une érosion plus large de l'empathie qui, en fin de compte, donnerait plus de pouvoir aux fascistes. Dans le but d'aider les gens à surmonter ce moment ensemble, malgré la distance physique qui les séparait, le collectif de Kelly, Lifted Voices, et d'autres ont planifié une semaine d'action et de commémoration.
Tenant compte du fait que les gens ne pouvaient pas se rassembler en toute sécurité, le groupe a travaillé avec des ami·es et des allié·es dans tout Chicago sur un événement d'une semaine intitulé "Signs, Shrines, Collages, and a Mixtape : A Remote COVID Vigil" (Affiches, Autels, Collages et Mixtape : une veillée à distance pour le COVID). Les participant·es ont été encouragé·es à fabriquer des affiches, des autels et des collages et à partager des photos de leurs créations sur les réseaux sociaux en utilisant le hashtag #WeGrieveTogether (Nous sommes en deuil ensemble). Des images des œuvres d'art commémoratives créées par les participant·es et les bénévoles étaient disponibles en ligne et pouvaient être imprimées pour être utilisées dans la création d’autels et de collages. Les organisateur·ices ont déposé des affiches devant les maisons des personnes qui souhaitaient se photographier avec l'œuvre, mais qui n'avaient pas accès à une imprimante. Les militant·es ont également accroché des dizaines de banderoles portant l'inscription "We Grieve Together" dans les quartiers de la ville. Ces banderoles, dont beaucoup portaient les noms de personnes décédées du COVID-19, ont été accrochées aux clôtures de parcs, à l'extérieur d'écoles, aux portes d'églises, au First Nations Garden, aux devantures de magasins et devant les maisons des habitant·es. Les jeunes de la Chicago Freedom School ont également organisé un lâcher de banderoles dans le centre-ville, une tactique de protestation qui consiste à déployer de grandes banderoles dans un lieu public. D'un point de vue militant, le lâcher de banderoles est souvent considérer comme un geste d'interruption du cours des choses, et c'est précisément ce dont il s'agissait ici : empêcher l'invisibilisation du deuil.
Un groupe d'activistes a également enregistré les discours qu'iels auraient prononcées lors d'une commémoration en personne, et l'artiste de Chicago Ric Wilson a monté ces discours sur une mixtape intitulée Let This Radicalize You, en guise de clin d'œil affectueux aux mots souvent cités de Mariame, "Let this radicalize you rather than lead you to despair" (Laissez cela vous radicaliser plutôt que de vous conduire au désespoir), qui sont également à l'origine du titre de ce livre. La semaine s'est terminée par une action sonore : un petit groupe d'activistes s'est rassemblé devant le Metropolitan Correctional Center, dans le centre de Chicago, et a diffusé la mixtape sur un haut-parleur afin que les personnes incarcérées dans la prison fédérale puissent l'entendre. La cassette a également été diffusée en ligne pour que chacun·e puissent l'écouter chez ellui. Certain·es des orateur·ices de la mixtape se sont adressé·es directement aux personnes emprisonnées, condamnant leur abandon par le système alors que le COVID faisait rage derrière les barreaux en exprimant leur solidarité avec les personnes détenues à l'intérieur de la prison. Les discours de la mixtape ont également été compilés dans un zine que les militant·es et leurs proches ont envoyé à de nombreuses personnes emprisonnées.
Les proches de certaines des personnes emprisonnées à l'intérieur de la prison ont rejoint les militant·es qui les ont salué·es depuis le trottoir et ont brandi une banderole sur laquelle on pouvait lire "We Love You" (Nous vous aimons). Les personnes enfermées dans la prison ont salué l'action en faisant clignoter des lumières depuis leur cellule.
Les actions de la semaine ont offert aux personnes confrontées au deuil et à l'isolement l'occasion de se rapprocher et de répandre la vérité de leur deuil commun - et la réalité de notre interconnection - à travers le temps et l'espace. Alors que les gens étaient confrontés à la maladie, à la mort de masse et à la menace croissante du fascisme, iels ont pu créer un sentiment de communion politique et s'opposer à la normalisation de la mort de masse. Comme l'écrit Kelly dans l'introduction du zine commémoratif,
Il y a une raison pour laquelle notre chagrin collectif a été étouffé par des mensonges et des numéros de cirque politique au cours de cette pandémie. C'est parce qu'il y a un pouvoir dans la solidarité et la commémoration collective, et que les puissants ont peur de cette empathie et de cette solidarité. Cette pandémie, tout comme les horreurs du système carcéral, a démontré à quel point il est néfaste pour les êtres humains d'être privés de liens. Nous en étions déjà privé·es par le culte de l'individualisme.
La réponse est plus d'empathie et de connexion. La réponse est de devenir une force inébranlable lorsque nous sommes ensemble et une constellation de pouvoir et d'empathie lorsque nous sommes séparé·es.
Une question impensable
Au XXIe siècle, une question impensable hante de nombreux organisateur·ices et activistes : Notre monde est-il en train de mourir ? Face à la hausse des températures, aux vagues d'ouragans record, aux incendies de forêt tentaculaires, les scientifiques nous ont sévèrement mis en garde quant à la nécessité de réduire les émissions de carbone, des appels à l'action que les pays riches, comme les États-Unis, ont largement ignorés. Alors que les dégâts se poursuivent, les craintes que la fin de la vie sur Terre soit proche amènent certain·es organisateur·ices à se demander si la construction de luttes sociales a encore un sens. Nous pensons que c'est le cas.
Nous ne cherchons pas à minimiser la gravité du moment que nous vivons. Nous savons que l'activité humaine a réchauffé le climat de la Terre à un rythme sans précédent au cours des deux derniers millénaires. Selon le rapport 2021 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), "la température à la surface du globe continuera d'augmenter au moins jusqu'au milieu du siècle" dans tous les scénarios prévisibles, ce qui signifie que les catastrophes climatiques continueront de s'aggraver. Si, en tant qu'êtres humains, nous avons encore la possibilité d'influer sur la hausse des températures dans les années à venir, nous reconnaissons que, malgré tous nos efforts, les effets du changement climatique coûteront la vie à de nombreuses personnes et détruiront de nombreuses créatures et écosystèmes précieux. Nous compatissons profondément avec celleux qui souffrent et avec les jeunes qui ont hérité de cette ère de catastrophe. Nous partageons leur peine et leur colère.
Nous savons également que l'espoir et la tristesse peuvent coexister et que, si nous voulons transformer le monde, nous devons apprendre à les vivre simultanément. Ce processus impliquera, comme toujours, de se tourner vers de la communauté.
Dans une société où la camaraderie et les liens sont si rares, où l'isolement et la solitude abondent, nous sommes souvent mal équipé·es pour vivre nos deuils. Nos efforts maladroits en ce sens aboutissent souvent au refoulement, à la désensibilisation ou au désespoir. Une telle inaptitude peut s'avérer dangereuse, comme au lendemain du 11 septembre, lorsqu'un gouvernement manipulateur a transformé le chagrin des masses en ferveur nationaliste et en complicité dans une guerre sans fin. Le chagrin peut également nous conduire à nous replier et à reculer et, trop souvent, à abandonner des personnes à des souffrances auxquelles nous ne supportons pas d’être confronté·es. Nous avons vu de tels comportements se manifester chez certaines personnes au cours de la pandémie de COVID.
Si nous disons cela, ce n'est pas pour blâmer les individus, mais pour faire comprendre que nous, en tant que personnes, avons du pouvoir. En fonction de nos choix, nous pouvons nous désintéresser de l'injustice et la laisser perdurer, ou nous pouvons faire face à notre chagrin et aller de l'avant pour modifier le cours de la vie sociale et faire face à l'échec massif des dirigeants et à l'abandon institutionnel. Après tout, le chagrin est une manifestation d'amour, et notre capacité à vivre le deuil est, d'une certaine manière, proportionnelle à notre capacité à prendre soin des autres. Le deuil est douloureux, mais lorsque nous le vivons en communauté, nous risquons moins de sombrer dans le désespoir.
Pour maintenir l'ordre social et économique actuel dans les années instables qui s'annoncent, les gouvernements capitalistes devront compter sur la poursuite de la normalisation de la mort de masse. Alors que les migrations liées au climat continuent de s'intensifier et que les sécheresses et autres catastrophes provoquent des pénuries alimentaires, la consolidation des richesses se poursuivra et l'élimination des êtres humains qui n'ont pas leur place dans l'économie s'intensifiera, à moins que nous ne luttions pour une autre manière de vivre en relation avec ces crises. Si le grand public accepte comme inévitables des morts massives évitables, le système se maintiendra. La pandémie nous a donné un avant-goût de la manière dont le gouvernement va aborder les futures expériences de catastrophe et d'effondrement : en donnant la priorité à l'économie plutôt qu'aux vies humaines. Ils comptent sur nous pour nous entêter à maintenir la normalité au lieu de nous révolter et de bouleverser la culture de la cupidité et de la jetabilité humaine qui a déjà causé tant de morts. Nos oppresseurs comptent sur notre hésitation à ressentir quelque chose pour les autres. Ils comptent sur notre refus de l'empathie et du chagrin et sur la désensibilisation qui s'installe souvent comme un mécanisme de défense face à tant de souffrance. Ils espèrent que la série de catastrophes dont nous sommes témoins en temps réel réduira notre attention jusqu'à ce que les victimes soient oubliées en un clin d'œil.
Heureusement, la volonté du système d'étouffer et d'émousser notre capacité à ressentir la tristesse nous offre un levier pour le changement. Nos oppresseurs ne sont absolument pas préparés à affronter un mouvement multiracial et intergénérationnel de personnes qui partagent une pratique aimante du chagrin et qui sont prêtes à prendre soin les unes des autres et à agir pour se défendre mutuellement. Comme l'écrit Cindy Milstein dans Rebellious Mourning, "notre deuil - nos sentiments, sous forme de mots ou d'actions, d'images ou de pratiques - peut ouvrir des fissures dans le mur du système. Il peut également ouvrir des espaces de contestation et de reconstruction, d'intervulnérabilité et de force, d'empathie et de solidarité. Il peut mettre à mal les histoires racontées par les autorités qui voudraient nous faire croire que nous ne sommes pas humain·es ou que nous ne méritons pas d'avoir une vie digne de ce nom - ni d'ailleurs une mort digne de ce nom".
Comme dans le projet "We Grieve Together", le fait d'affronter pleinement notre tristesse en étant en relation les un·es avec les autres peut constituer un acte de rébellion politique face aux tentatives de normalisation venues d'en haut. Le simple fait de reconnaître que nous ne sommes pas seul·es dans notre deuil peut, comme le note Milstein, apporter un sentiment de solidarité et de force collective. Cette force alimente notre énergie pour affronter l'avenir, en allumant le feu de l'espoir.
Nous savons que l'espoir est essentiel au changement social, car pour changer les choses, il faut d'abord imaginer que cela est possible. Certain·es trouvent qu'il est difficile de pratiquer l'espoir au milieu des projections climatiques brutales auxquelles nous sommes confrontés, mais il est important de se rappeler que les gens ont toujours trouvé des moyens de cultiver l'espoir, même face à des obstacles décourageants ou insurmontables. Nombre de nos ancêtres ont connu la fin des mondes qu'iels avaient connus. Pendant les périodes de siège et d'esclavage, au milieu de la guerre ouverte et de la famine, derrière des barreaux et en vivant comme des fugitif·ves, et avec la menace d'une annihilation nucléaire au-dessus de leur tête, les générations précédentes ont trouvé des moyens de s'organiser pour le changement et pour la survie collective. Nous devons nous inspirer de leur histoire et de leurs traditions pour faire face à un avenir incertain. Nous pouvons également nous inspirer des organisateur·ices d'aujourd'hui qui, face à des obstacles apparemment insurmontables, trouvent les moyens d'aller de l'avant dans l'espoir. En suivant leur exemple, nous devons permettre à notre tristesse et à notre espoir de coexister en nous accrochant courageusement à l'une et à l'autre.
[...]
Mener des actions de soins
Le 11 avril 2020, alors que les écoles de l'Illinois étaient fermées et qu'un décret de mise à l'abri était en vigueur dans tout l'État en raison du COVID-19, les habitant·es du quartier Little Village de Chicago ont été confronté·es à une nouvelle catastrophe : le monde à l'extérieur de leurs fenêtres disparaissait dans un nuage de fumée toxique. Le panache de poussière qui a consumé le quartier ressemblait à une zone de guerre. Certain·es habitant·es ont été pris·es au piège en se rendant au travail, en allant faire leurs courses ou en sortant avec leurs enfants lorsque le nuage toxique a envahi le quartier.
"Cette poussière toxique s'est infiltrée dans les maisons des gens sans aucun avertissement", nous a raconté la militante Juliana Pino. "Imaginez que vous êtes chez vous et que, tout à coup, toutes les surfaces avec lesquelles vous entrez en contact sont recouvertes d'une couche de poudre que vous identifiez mal, et que vous savez que ce nuage de poussière provient d'une usine de charbon responsable de 41 décès prématurés par an, de milliers de visites aux urgences et de centaines de jours d'absence à l'école et au travail", explique Juliana Pino. Les personnes qui se trouvaient à l'extérieur ont été soufflées par la poussière".
Le nuage de poussière était le résultat de la démolition, approuvée à la hâte, d'une cheminée de charbon désaffectée, réalisée par la société Hilco Redevelopment Partners. Les organisateur·ices locale·aux s'étaient opposé·es à ce plan de démolition désastreux, mais n'ayant été prévenus que quelques heures à l'avance, iels n'ont eu que peu de temps pour intervenir. La plupart des habitant·es, encore moins prévenu·es, ont été totalement pris au dépourvu lorsque la poussière a envahi le quartier.
Fernando Cantú, un habitant de Little Village âgé de soixante-dix-huit ans, est décédé peu après la démolition. Comme de nombreux habitant·es de ce quartier majoritairement latino-américain, Cantú souffrait d'asthme et les habitant·es pensent que la poussière dégagée par l'implosion a pu aggraver l'état de son système respiratoire. Quant aux effets à long terme sur la santé des habitant·es, Pino nous dit que "c'est une histoire toujour en train de s'écrire".
Pino est le responsable politique de la Little Village Environmental Justice Organization (LVEJO), un groupe communautaire de première ligne basé à Little Village qui s'organise pour la justice environnementale et l'autodétermination des familles immigrées, à faibles revenus et de la classe ouvrière. Au cours des années 2000, LVEJO et ses camarades de lutte ont mené une bataille de dix ans, finalement victorieuse, pour fermer la centrale à charbon Crawford Generating Station, dangereuse pour l'environnement. En 2020, iels ont été confronté·es à des actions de démolition irresponsables menées par Hilco, le nouveau propriétaire du terrain sur lequel s'élevait la centrale de Crawford.
"Hilco se considère comme un nettoyeur d'entreprises et d'installations", nous a expliqué Pino. Ils sont arrivés dans la communauté, ont racheté l'usine de charbon et ont dit : "Nous allons installer un entrepôt de distribution ici". Les membres de la communauté avaient une autre vision du site : un espace nettoyé et réaffecté qui pourrait être utilisé pour des programmes de formation professionnelle et un marché couvert. Mais leur projet a été rejeté au profit d'un autre qui engendrerait encore plus de pollution dans la zone.
Pino estime que Hilco a profité du chaos provoqué par la pandémie pour faire approuver rapidement ses plans de démolition. La ville a autorisé le plan d'Hilco malgré les signes évidents que la destruction pourrait s'avérer désastreuse. "Little Village est une communauté très dense", nous a expliqué Pino. "La partie non industrielle du quartier est plus dense que Manhattan. Nous avons donc beaucoup de familles et très peu d'espace, alors les installations industrielles sont placées juste à côté des maisons des gens.
Les conséquences du racisme environnemental font depuis longtemps partie de la vie quotidienne des habitant·es de Little Village. "Les habitant·es sont confronté·es chaque jour à la pollution toxique, à des personnes souffrant de maladies respiratoires, ne sachant pas s'iels vont se retrouver aux urgences, si leurs enfants vont développer de l'asthme ou si l'eau qui sort du robinet est salubre".
Pino explique : "Little Village est également l'un des quartiers les plus jeunes de Chicago, une grande partie des habitant·es a donc moins de dix-huit ans, et un nombre encore plus important a moins de vingt-cinq ans. Il y a donc des facteurs sociaux et économiques qui font que le quartier est très surveillé. La police de Chicago, l'ICE dans certains cas, et le FBI sont constamment dans les parages, surveillant les jeunes, harcelant les riverain·es".
Mais malgré la pollution et les contrôles policiers incessants dont les habitant·es font l'objet, Pino nous a dit que "le quartier est vraiment, je pense, un endroit magnifique. Les gens aiment beaucoup l'endroit d'où ils viennent, ils y restent et se battent, malgré les conditions oppressives qui leur sont imposées".
LVEJO était déjà en crise avant l'implosion en raison de la vulnérabilité du quartier à la pandémie. En mai 2020, Little Village comptait plus de cas confirmés de COVID que n'importe quel autre quartier de l'État. Depuis le début de la pandémie, ce quartier compte parmi les taux de cas et de décès les plus élevés de la ville. Les habitant·es de Little Village ont réclamé à la municipalité une intensification des tests de COVID, mais leurs demandes ont été rejetées. Ils ont demandé des ressources supplémentaires pour se préparer à l'impact disproportionné de la pandémie sur le quartier, mais leur demande ont été ignorées.
"Nous savions que les communautés noires et brunes fortement touchées par la pollution de l'air allaient être durement frappées, car elles connaissent déjà des taux élevés de maladies respiratoires", a déclaré Pino. "Nous savions que cela allait être très difficile pour les familles qui n'ont pas accès à l'eau potable. Il y avait déjà cette sorte de peine intense à propos de ce qui se passait à l'extérieur de Little Village, et les choses ont empiré très rapidement à Little Village".
LVEJO est passé à la vitesse supérieure, faisant des choix difficiles à chaque nouvelles étapes. "Nous avons pris la décision, en tant qu'organisation, de sortir notre travail du bureau", nous explique Pino. "Nous n'allions donc plus au bureau, mais notre travail d'organisation continuait à se faire en personne, car il était vraiment important d'être en contact avec la communauté. Et je pense que pour nous, il y avait cette dimension supplémentaire : comment cela se manifeste-t-il dans nos propres corps ? Nous devions nous occuper de nous-mêmes et de notre groupe, en tant que petite communauté, aussi bien que des voisins du quartier."
Pino et d'autres organisateur·ices étaient également préoccupé·es par les membres de la communauté détenus à la prison du comté de Cook, qui se trouve à Little Village. Le 23 mars 2020, deux personnes incarcérées dans cet établissement, qui est l'une des plus grandes prisons du pays, ont été testées positives au COVID-19. En à peine plus de deux semaines, le virus s'est propagé dans la prison, infectant plus de 350 personnes. Le 23 avril 2020, le New York Times a rapporté que la prison du comté de Cook était devenue "la plus grande source connue d'infections à coronavirus du pays ".
"Beaucoup de gens [à Little Village] avaient des membres de leur famille qui étaient incarcérés", nous dit Pino. "Les gens se battaient désespérément pour s'assurer que les membres de leur famille survivent, et certains n'ont pas survécu à cause de la négligence du comté et de son manque total d'attention pour les personnes incarcérées, en tant que membres de la communauté."
Pino a souligné que, au-delà du fait que des habitants de Little Village non incarcérés ont des membres de leur famille dans la prison, tous ceux qui se trouvent à l'intérieur de la prison du comté de Cook font partie de la communauté de Little Village. "C'est un mur arbitraire qui les sépare physiquement des autres, mais il n'y a pas de différence dans notre esprit", dit-elle. "Lorsque des personnes sont détenues dans la prison du comté de Cook, peu importe qu'elles viennent d' ailleurs, elles font partie de la communauté de Little Village et sont touchées par les événements qui s'y déroulent. Le manque de considération pour leur vie a des répercussions sur le reste de la communauté."
La pandémie a mis en évidence le mépris du gouvernement de Chicago pour les personnes incarcérées et leur place dans la communauté de Little Village. La négligence affichée à l'égard des détenu·es s'est répercutée dans tout le quartier.
"Ils ne voulaient pas distribuer de masques ou permettre à quiconque de le faire", a rapporté Pino. Ainsi, pour les organisateur·ices de Little Village, "la question était de savoir comment soutenir les gens, une personne après l'autre et une famille après l'autre, pour au moins leur donner les informations dont iels ont besoin, si nous ne pouvions pas leur fournir les produits dont iels ont besoin".
Au printemps 2020, Health Affairs a publié une étude indiquant que "le cycle prison-communauté était un facteur prédictif significatif des cas de [COVID-19], représentant 55 % de la variance des taux de cas entre les codes postaux de Chicago et 37 % de la variance dans l'ensemble de l'Illinois". L'étude a également révélé que le cycle prison-communauté "dépasse de loin la race, la pauvreté, l'utilisation des transports en commun et la densité de population en tant que facteur prédictif de la variance". Les auteurs de l'étude ont montré que le passage de personnes par la prison du comté de Cook était associé à 15,7 % de tous les cas documentés de COVID-19 dans l'Illinois et à 15,9 % de tous les cas documentés à Chicago à la date du 19 avril 2020. À l'heure où nous écrivons ces lignes, une personne sur sept dans le zone postale 60623, qui englobe la majeure partie de Little Village, a eu un cas confirmé de COVID-19, ce qui en fait la zone postale le plus touché de Chicago.
Comme le reste de la communauté, les personnes enfermées dans la prison du comté de Cook ont été exposées aux effets respiratoires nocifs de l'implosion d'Hilco ainsi qu'au COVID-19. "Tout est lié, explique Pino, parce que la violence structurelle est cumulative et se combine".
Onze jours après l'implosion de Hilco, les habitants de Chicago ont participé à une caravane de protestation pour demander à la ville et à Hilco de rendre des comptes à propos de la démolition et pour honorer la mémoire de Fernando Cantú et d'autres victimes de la violence environnementale. La caravane était une manifestation tentaculaire avec une file de voitures qui s'étendait sur trois miles. "Dans le domaine de la justice environnementale, il existe une pratique de visites de sites toxiques, où l'on montre aux gens une vue d'ensemble de certaines infrastructures dans un quartier" :
Il s'agissait en quelque sorte d'une version modifiée de ce type de visite, car il ne s'agissait pas uniquement de la partie toxique. La caravane a commencé dans le corridor industriel, en plein cœur de Little Village, où de nombreuses personnes extérieures à la communauté n'avaient aucune idée qu'il s'agissait d'une succession de complexes industriels. Ils sont passés devant ces infrastructures, puis ont immédiatement pénétré dans une zone commerciale et résidentielle. Je pense que le contraste a vraiment frappé les gens au cœur. Je pense que beaucoup de gens imaginaient que ces choses étaient proches, mais ne réalisaient pas vraiment - nous parlons d'écoliers et de sites majeurs de pollution séparés par une clôture.
La caravane a traversé les quartiers de Little Village et de Pilsen pour finalement encercler l'hôtel de ville. Le cortège incluait une diffusion audio en direct qui proposait une visite guidée aux conducteur·ices, expliquant l'histoire et le continuum du racisme environnemental contre lequel les habitant·es luttent, y compris cell·eux enfermé·es dans la prison du comté de Cook. Les habitant·es impacté·es ont partagé leurs histoires, et les participant·es ont pu poser des questions au fur et à mesure qu'iels découvraient la situation.
Pino raconte :
"Nous devions aider les gens à comprendre que les communautés ne sont pas confrontées à une seule infrastructure, mais à des centaines. Et cela ne concerne pas qu'une seule communauté. La plupart des communautés noires et brunes de Chicago sont confrontées à un problème de racisme environnemental qui n'est pas reconnu, et la vie des gens est souvent raccourcie de plusieurs dizaines d'années à cause de cela, et à cause de toute la violence à laquelle iels sont confronté·es par ailleurs. Il était important de faire voir cela à travers les vitres des voitures et de montrer à la ville que les gens étaient en colère.Les décideurs devaient savoir que nous étions déterminés à faire voir l'invisible."
Ce cortège de voiture est le résultat de l'alliance de syndicats et d'organisations communautaires de première ligne, telles que LVEJO et El Foro del Pueblo.
"Il était extrêmement important qu'il y ait un témoignage, nous dit Pino, et le fait de raconter ces histoires était une intervention importante, pour le deuil et le soin et pour soutenir un esprit de résistance.” Selon Juliana Pino, les habitant·es ont ressenti le besoin de commémorer ce moment et les personnes qu'iels avaient perdues afin de lutter contre l'oppression qu'iels subissaient. Pino nous dit : "Je pense qu'il est à la fois douloureux et important qu'une personne spécifique symbolise ce deuil, une personne dont la vie avait un sens, et qu'il y ait tant d'autres personnes qui luttent pour s'en sortir, qui luttent pour respirer, qui s'inquiètent pour leurs familles et qui perdent des membres de leur famille à ce moment-là, que d'une certaine manière il s'agissait du Señor Cantú, mais aussi de la mort massive qui se produit dans la communauté."
Selon Pino, la caravane a permis aux membres de la communauté de lutter contre l'effacement probable de leurs souffrances par la ville et la presse. Les gens avaient besoin de dire : "C'est en train d`arriver. Nous le ressentons. Ce sont des gens qui ont compté pour nous. Et même si l'État veut faire disparaître nos expériences, ces vies avaient de la valeur, et nous nous battrons en leur honneur, pour nos propres vies et pour le changement". Ces récits, associés aux soins communautaires, ont été des éléments déterminants de la réponse de LVEJO à la pandémie et à l'implosion.
La caravane a été une action puissante qui a attiré une participation massive, mais sur le terrain, à Little Village, les organisateur·ices ressentaient également la douleur et la pression du moment. L'exacerbation de la violence structurelle existante, telle que la pollution industrielle, le harcèlement policier et la privation de ressources, faisait des ravages au sein de la communauté. Pour certain·es, l'implosion a été ressentie comme un choc catastrophique. "Les gens ont ressenti le chagrin et l'ont ressenti durement", nous a confié Pino. Elle a ajouté qu'il était important de reconnaître les sentiments de désespoir, plutôt que d'essayer de les écarter. "Dans notre travail, les résultats sont long à se faire sentir, a expliqué Pino, et les gens ont vraiment eu des moments d'émotion, comme ‘Wow, qu'est-ce qu'on va faire ? Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire ?’"
Pour certains membres de la communauté, l'implosion a été ressentie comme la réalisation d'une dystopie totale, et certain·es organisateur·ices ont commencé à sentir le désespoir les envahir. Mais alors que le COVID-19, la violence carcérale et le racisme environnemental s'abattaient sur elleux, Pino et ses compagne·ons de lutte n'ont pas perdu espoir. "Je pense qu'il est important de reconnaître que notre travail consiste à faire mentir statistiques", a-t-elle déclaré. "Notre travail s'oppose à ce qui est probable, ou à ce que d'autres personnes au pouvoir pensent qu'il va se passer. Je pense que se souvenir de cela nous a permis de repousser le désespoir et de nous retrouver, en tant que personnes engagées dans ce travail et dans la communauté, dans cette sorte d'espace relationnel, et c'est là que nous avons trouvé l'énergie de nous battre". Pino nous a dit que les organisateur.ices épuisé·es "sont vraiment revenus à l'essentiel" : prendre des nouvelles des personnes, faire du porte-à-porte pour s'assurer que les habitant·es avaient accès à l'eau, fournir des moyens de transport et s'assurer que les gens connaissaient les tests COVID et savaient où iels pouvaient y avoir accès. Les organisateur·ices ont permis de résoudre des problèmes au sein de la communauté, en demandant aux gens : "Avez-vous tout ce dont vous avez besoin pour tenir jusqu'à la fin de cette journée ? Si ce n'est pas le cas, essayons de trouver un moyen d'y remédier".
"Nous pensons parfois à notre travail d'organisation uniquement comme ces grandes campagnes que nous menons, mais il y a aussi ces sortes de micro-campagnes, où nous menons de véritables actes de soins", dit Pino. "Nous menons des actions de soins, et c'est ainsi que nous surmontons la perte et que nous créons de l'espoir. Nous disons : "Nous allons entreprendre cet acte de soins au mépris de l'État, qui nous dit que nos corps ne valent rien et qu'on peut s'en passer". Selon Pino, en menant des actions de soins, les organisateur·ices de Little Village se sont insurgé·es contre la normalisation de la mort de masse et contre l'effacement des inégalités dont iels ont fait l'expérience face à la catastrophe. " C'est comme ça que nous avons navigué ", nous dit-elle, " dans la lutte ; dans les soins que nous avons prodigués, dans le refus de la jetabilité humaine, dans la prise de nouvelles constantes, dans le fait de voir les visages des un·es et des autres par vidéo, de se regarder dans les yeux et de se dire : "Est-ce que ça va ? Est-ce que tu as ce dont tu as besoin ?" C'était comme si nous tenions tous de petites bougies dans la nuit, en essayant de nous voir collectivement, de nous voir les un·es les autres et de nous assurer que nous restions au chaud.”
Pino nous a dit,
"Je pense que la seule façon pour nous de gérer le deuil et la perte de nos proches d'une manière appropriée, à ce moment là, était d'être en mesure de nouer ces éléments ensemble. Au lieu de nous concentrer sur les objectifs que nous essayons d'atteindre à grande échelle, c'est le bien-être qui était au centre de nos préoccupations. Ces choses sont importantes, bien sûr, mais la manière dont nous agissons l'est tout autant. Et je pense que la pandémie a fait prendre conscience de cette réalité d'une manière différente que par le passé. Comment nous organisons-nous pour prodiguer des soins ? Quelle est notre propre pratique de soins ? Comment nous assurons-nous que la communauté est soignée ?"
À Little Village et ailleurs, les personnes les plus touchées par le racisme environnemental sont les mêmes familles qui sont confrontées à la violence policière. Ce sont les mêmes personnes qui voient disparaître les cliniques de santé mentale et les écoles. Et toutes ces choses cumulées sont en train de nous tuer. Il était donc très important pour les gens de tisser ce récit, à ce moment-là. C'était aussi l'occasion de répondre d'une nouvelle manière à l'ensemble des besoins de la communauté. D'une manière que seuls le moment de la pandémie et cette sorte d'intersection de problèmes, tels qu'ils se présentaient, rendaient possible. La survie collective faisait partie intégrante de toute chose. Et je pense que la nature de ce type d'actions était différente, nécessairement, à cause de cela.
Beaucoup d'actions ont également été déployé·es pour s'assurer que les gens avaient accès aux médicaments et à la nourriture, pour leur permettre de survivre. Les gens ont vraiment redoublé d'efforts pour se nourrir les un·es les autres dans les jours qui ont suivi l'implosion et pour s'assurer que les gens pouvaient se rendre au magasin pour acheter ce dont iels avaient besoin, pour se procurer leur inhalateur contre l'asthme. Ces gestes de soins ont augmenté, non seulement parce que les besoins étaient plus importants, mais aussi parce que les gens se sentaient profondément engagé·es à se soutenir les uns les autres. Cela faisait partie de la résistance. C'était la façon pour la communauté de dire : "Ils essaient de nous tuer. Nous voulons vivre. Telle est la bataille. Et c'est dans ces conditions que nous allons prodiguer des soins et résister à ces forces qui veulent nous détruire".
À l'automne 2020, Pino a participé à la création de Let This Radicalize You : A COVID Memorial Mixtape et a été l'une des organisatrices qui a préparé un discours qui a été enregistré dans la cassette.
Le discours de Pino se terminait par ces mots,
Ensemble, nous transformons l'eau qui regorge de particules toxiques.
Ensemble, nous purifions l'air, chargé de pollution, de COVID et de mensonges.
Ensemble, nous rendons hommage à la terre, écrasée par les déchets de l'industrie et les ossements des ancêtres.
Ensemble, nous nous souvenons des âmes arrachées à nos familles, toujours trop tôt.
Ensemble, nous réduisons les chaînes en poussière, rendant aux plantes les minéraux contenus dans l'acier et le béton.
Ensemble, nous nous reposons en communauté sans être abandonné·es à notre sort.
Ensemble, nous nous levons pour priver le monstre de son histoire trop simple et la remplacer par la nôtre.
Publication originale (05/2023) :
Let This Radicalize You
Organizing and the Revolution of Reciprocal Care