L'Aide Médicale à Mourir est devenue une dystopie au Canada | David Moscrop
L'euthanasie au Canada représente la victoire cynique de la logique brutale du capitalisme dans sa phase finale sur le système de protection sociale - nous allons vous priver des ressources financières dont vous avez besoin pour vivre une vie digne, et si vous n'aimez pas ça, pourquoi ne pas tout simplement vous suicider ?
David Moscrop est journaliste, commentateur politique, et anime le podcast Open to Debate.
· Note de Cabrioles : Alors que le gouvernement Macron entend faire passer, avec le soutien de la gauche eugéniste, le suicide assisté dans la loi tout en détruisant les conditions de vie et de soin des personnes malades et handicapées, nous ne pouvons que vous conseiller d’aller lire la dernière tribune du collectif handiféministe Les Dévalideuses « Une ‘mort digne’, mais pour qui ?», de demander à Politis l’accès libre à l’interview d’Elisa Rojas « Notre mort est toujours considérée comme libératrice par cette société », et de lire notre première publication sur le sujet. Partout dans le monde des personnes handicapées se mobilisent contre ces projets de loi, récemment plusieurs manifestations ont eu lieu en Angleterre, portées par des collectifs comme Not Dead Yet UK ou Disabled People Against Cuts. L’actrice handicapée Liz Carr a réalisé “Better Off Dead ?” (Mieux vaut être mort ?), un film documentaire d’ 1 heure sur le sujet diffusé sur la BBC le 14 mai 2024, et ce depuis le point de vue de personnes handicapées et de militant·es antivalidiste. Pour les anglophones il est visible avec sous-titres sur le site de la BBC en passant par un vpn, et également sur Youtube. Une version sous-titrée en français serait plus que bienvenue. Pour finir, si l’usage inquestionné de la notion de ‘maladie mentale’ dans l’article qui suit nous semble problématique, il nous a tout de même paru utile pour saisir de manière synthétique la réalité désastreuse de l’Aide Médicale à Mourir en régime capitaliste.
Faute de matelas, un homme est mort. C'est en résumé l'histoire d'un homme tétraplégique qui a choisi de mettre fin à ses jours en janvier par le biais de l'aide médicale à mourir. L'histoire de Normand Meunier, telle que rapportée par la CBC, a commencé par une visite dans un hôpital québécois en raison d'un virus respiratoire. M. Meunier a ensuite développé une escarre douloureuse parce qu'il n'a pas eu accès à un matelas adapté à ses besoins. À cause de cela, il a demandé à bénéficier du programme canadien d'Aide Médicale à Mourir (AMM ; Au Canada l’acronyme utilisé est MAiD pour ‘Medical Assistance in Dying’]).
Comme l'écrit Rachel Watts dans son reportage, Meunier a passé quatre-vingt-quinze heures sur une civière dans une salle des urgences, soit quelques heures de moins que quatre jours. L'escarre qu'il a développée "a fini par s'aggraver au point que les os et les muscles étaient exposés et visibles, ce qui a rendu son rétablissement et son pronostic très sombres". L'homme qui "ne voulait pas être un fardeau" a choisi de mourir chez lui. Une enquête interne est en cours.
Cela fait des années que les personnes handicapées et d'autres militant·es nous avertissent que l'AMM met les gens en danger. Iels nous ont prévenus que le risque de voir des personnes choisir la mort parce que c'est plus simple que de se battre pour survivre dans un système qui appauvrit les gens, et ce de manière disproportionnée pour les personnes handicapées, est réel. Le sous-investissement dans les soins médicaux poussera les gens jusqu'au bord du gouffre et au-delà, ce qui signifie que certain·es choisiront de mourir plutôt que de "peser" sur leurs proches ou sur la société dans son ensemble. Iels avaient vu juste.
Aide Médicale à Mourir : l'échec de l'État-social
Le Canada a aujourd'hui l'un des taux de suicide assisté les plus élevés au monde. Comme l'a rapporté le Guardian en février, 4,1 % des décès dans le pays ont été assistés par un médecin - et ce chiffre ne cesse de croître, augmentant de 30 % entre 2021 et 2022. Dans une enquête menée auprès d'un peu plus de 13 100 personnes ayant opté pour l'AMM, une grande majorité - 96,5 % - a choisi de mettre fin à sa vie face à une maladie en phase terminale ou à une mort imminente, note Leyland Cecco, auteur du reportage. Mais 463 ont choisi de mettre fin à leurs jours en raison d'une "maladie chronique".
Un ethos libertarien a en partie contribué au fait que peu de personnes ont réagi lorsque l'AMM a été mise en place. Adoptant une vision plus large des droits, beaucoup de celleux qui n'étaient pas des adeptes du libertarianisme pur et dur furent convaincu·es que les préoccupations relatives à l'autonomie corporelle et à la compassion étaient des raisons suffisantes pour adopter l’AMM. Cependant, en l'absence d'un État-social solide et face à la pauvreté et aux discriminations structurelles, en particulier à l'égard des personnes handicapées, il n'existe pas de monde dans lequel l'aide médicale à mourir puisse être considérée comme "progressiste".
En effet, l'année dernière, Jeremy Appel a affirmé que l'AMM "commence à ressembler à une solution dystopique pour contourner le coût de l'aide sociale". D'abord favorable à l'initiative, il a changé d'avis sur l'AMM en considérant que les décisions prises par les gens ne sont pas à proprement parler individuelles, mais plutôt façonnées collectivement et parfois "le produit de circonstances sociales qui échappent à leur contrôle". Lorsque nous ne prenons pas soin les un·es des autres, à quoi aboutissons-nous ?
"J'en suis venu à réaliser, écrit-il, que l'euthanasie au Canada représente la victoire cynique de la logique brutale du capitalisme dans sa phase finale sur le système de protection sociale - nous allons vous priver des ressources financières dont vous avez besoin pour vivre une vie digne [...] et si vous n'aimez pas ça, pourquoi ne pas tout simplement vous suicider ?"
Si l'on met entre parenthèses la question de l'existence même du programme, le fait de permettre aux personnes souffrant de maladies mentales d'accéder à un programme de suicide - ce que le gouvernement était prêt à autoriser avant de reporter l'extension controversée de la loi à 2027 - relève de la science-fiction cauchemardesque. Nous pourrions plutôt nous concentrer sur la réalité aberrante et inquiétante qui fait que notre système de soins médiocre et sous-financé au Canada a conduit certaines personnes à franchir la porte du suicide assisté. Tant que les choses resteront ainsi, d'autres suivront. C'est grotesque.
Dans la province la plus peuplée du Canada, l'Ontario, un bénéficiaire de l'aide aux personnes handicapées reçoit environ 1 300 dollars par mois - une somme dérisoire qu'il est censé utiliser pour se nourrir, se loger et répondre à d'autres besoins fondamentaux. Ontario Works - le programme d'aide sociale de la province - verse actuellement un maximum de 733 $ par mois. Dans le même temps, les coûts de location d'un appartement avec une seule chambre à coucher atteignent régulièrement une moyenne de 2 000 dollars par mois dans de nombreuses villes. En avril, à Toronto, un appartement d'une chambre coûtait en moyenne près de 2 500 dollars par mois.
Euthanasiés par l'État
Dans un article publié en 2023 dans le Canadian Medical Association Journal et intitulé "Qu'est-ce qui motive les demandes d'AMM ?", James Downar et Susan MacDonald affirment que
malgré les craintes que la disponibilité de l'AMM pour les personnes atteintes d'une maladie en phase terminale conduise à des demandes d'AMM motivées par la précarité socio-économique ou la faible disponibilité de certains services (par exemple, les soins palliatifs), les données disponibles indiquent systématiquement que l'AMM est le plus souvent reçue par des personnes ayant un statut socio-économique élevé et des besoins de soutien moindres, ainsi que par des personnes bénéficiant de nombreux soins palliatifs.
De leur propre aveu, les données sur cette question sont imparfaites. Mais même si elles l'étaient, le fait que "la plupart" des patient·es qui choisissent l'AMM sont dans une bonne situation socio-économique passe à côté du problème. Certain·es ne le sont pas - et ces "certain·es" sont important·es. Il s'agit notamment d'un homme atteint de sclérose latérale amyotrophique qui, en 2019, a choisi la mort médicalement assistée parce qu'il ne pouvait pas trouver de soins médicaux adéquats qui lui auraient permis de rester auprès de son fils. Il s'agit également d'un homme dont le dossier ne mentionnait qu'une "perte d'audition" et dont le frère dit qu'il a été "pratiquement mis à mort". Cette histoire est survenue un an après que des expert·es eurent exprimé leur inquiétude quant au fait que le régime de l'AMM du pays était une violation de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
En 2022, Global News a dit tout haut ce qui était tu : c'est la pauvreté qui pousse les Canadien·nes handicapé·es à envisager l'AMM. Ces "certain·es" qui sont poussé·es au suicide assisté en raison de la pauvreté ou de l'impossibilité d'accéder à des soins adéquats méritent de vivre dans la dignité et avec les ressources dont iels ont besoin pour vivre comme iels l'entendent. Iels ne devraient jamais, au grand jamais, se sentir incité·es à choisir de mourir parce que nos institutions de protection sociale sont à bout de souffle et que notre système de santé a été vandalisé par des années d'austérité et d’abandon gouvernemental.
Compte tenu de la manière dont nos institutions et nos élites politiques et économiques créent et maintiennent la pauvreté au Canada, en particulier parmi les personnes handicapées, nous devrions être particulièrement sensibles aux implications du programme d'AMM pour celleux qui sont la plupart du temps ignoré·es quand iels alertent sur les dangers de la loi.
Le fait que nous ayons collectivement la richesse, les moyens et les ressources nécessaires pour lutter contre la pauvreté endémique et fournir des soins adéquats à toustes, mais que nous choisissions de ne pas le faire alors qu’au même moment un certain nombre de personnes pauvres et handicapées sont euthanasiées par l'État, est proprement scandaleux.
Pour qui sonne le glas
Dans un article publié en février dans le Globe and Mail, Trudo Lemmens, professeur de droit à l'université de Toronto, écrit : "Les conséquences de la promotion par le programme d'AMM de l'accès à la mort comme étant un bienfait, et de la relativisation de la mort en tant que mal contre lequel il faut se protéger, sont de plus en plus claires". Critiquant la deuxième phase du programme d'AMM, qui étend le suicide assisté par un médecin aux personnes qui ne sont pas confrontées à une "mort raisonnablement prévisible", Trudo Lemmens souligne que, deux ans après son adoption, "les organismes responsables de la deuxième phase du programme d'AMM ont déjà mis fin à la vie de près de 700 personnes handicapées, dont la plupart avaient encore des années de vie devant elles".
Exprimant des inquiétudes au sujet de l'extension de l'AMM aux maladies mentales, Lemmens a ajouté qu''"il y a de plus en plus de craintes que l'insuffisance des soins sociaux et de santé mentale, et la défaillance de l'aide au logement, poussent les gens à demander l'AMM", notant que "l'introduction des maladies mentales comme motif pour accéder à l'AMM ne fera qu'augmenter le nombre de personnes exposées à des risques élevés de mourir prématurément".
En 2021, Gabrielle Peters a alerté dans le magazine Maclean's que l'extension de l'AMM aux personnes qui ne sont pas confrontées à une mort directement prévisible était "dangereuse, inquiétante et extrêmement préjudiciable". Elle a décrit les différentes façons dont une loi AMM élargie pourrait conduire les gens à choisir de mourir en raison de l'austérité, en apportant une perspective intersectionnelle qui est souvent absente de nos discussions et de nos débats sur la question.
Elle a averti que nous échouons à prendre en compte "la façon dont la pauvreté et le racisme s'imbriquent avec le handicap pour créer de plus grands risques de préjudices, plus de préjugés et de barrières institutionnelles, des couches supplémentaires d'aliénation et de déshumanisation, et moins de ressources pour traiter tous ces problèmes". Et maintenant, nous en sommes là. Nous aurions dû écouter plus attentivement.
Si l'AMM peut être défendable en tant que moyen pour les individus d'exercer un choix personnel sur la manière dont iels veulent vivre et mourir lorsqu'iels sont confronté·es à la maladie et à la douleur, elle est tout simplement indéfendable lorsque l'austérité et l'incurie de l'État conduisent des personnes à choisir de mettre fin à leur vie, qui a été rendue injustement insupportable. En bref, nous tuons des gens parce qu'iels sont pauvres et handicapé·es, et cela est terrifiant.
Il incombe donc aux défenseur·euses de l'AMM de prouver que ces décès peuvent être évités, tout comme il incombe aux décideur·euses politiques de construire ou de reconstruire des institutions qui garantissent que personne ne choisira jamais de mettre fin à sa vie par manque de ressources ou de soutien, que nous pourrions fournir en abondance si nous le décidions.
Publication originale (02/05/2024) :
Jacobin