Le Covid long fait perdre leur emploi à des millions de personnes | Fiona Lowenstein et Ryan Prior
Au lieu d'étudier l'impact des méfaits continus de la pandémie sur la main-d'œuvre, beaucoup se sont empressé·es de présenter la Grande Démission à travers des récits de cols blancs cherchant un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Pour une société censée vouloir tourner la page de la pandémie, le Covid long est une vérité qui dérange. En d'autres termes, la Grande Démission pourrait être le symptôme d'un événement handicapant de masse.
Fiona Lowenstein est une journaliste indépendante, fondatrice de Body Politic et éditrice de l'ouvrage à paraître The Long Covid Survival Guide.
Ryan Prior a couvert la pandémie de Covid-19 en tant que journaliste de CNN et est l'auteur du livre The Long Haul, à paraître prochainement.
· Cet article fait partie de notre dossier Covid-19 du 12 octobre 2022 ·
Nous avons tous vu les gros titres sur les pénuries de main-d'œuvre, les défections de travailleur·euses ou - comme de nombreux médias grand public l'appellent - "la grande démission".
C'est vrai : depuis 2020, un nombre record de personnes ont quitté leur emploi. La tendance se poursuit, et certain·es affirment que la démission est contagieuse. Mais, c’est une autre contagion qui est probablement à l'origine de la desertion massive du marché du travail.
Depuis 2020, plus de 95 millions de cas de Covid-19 ont été enregistrés aux États-Unis, 1 million de décès et toujours plus cas de maladies chroniques et d'invalidité induites par le Covid, connues sous le nom de Covid long. Une étude récente des Centers for Disease Control and Prevention a estimé que le Covid long touche une personne sur cinq infectée par le Sars-CoV-2. Une analyse récente de la Brookings Institution montre également que 2 à 4 millions de personnes pourraient être sans emploi en raison de cette situation. Avec plus de 11 millions d'emplois vacants aux États-Unis, il est plausible que jusqu'à un tiers des pénuries de main-d'œuvre actuelles soient dues au Covid long.
En d'autres termes, la Grande Démission pourrait être le symptôme d'un événement handicapant de masse.
Alors, pourquoi ne parle-t-on pas davantage des démissions et des Covid longs ? Au lieu d'étudier l'impact des méfaits continus de la pandémie sur la main-d'œuvre, beaucoup se sont empressé·es de présenter la Grande Démission à travers des récits de cols blancs cherchant un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Pour une société censée vouloir tourner la page de la pandémie, le Covid long est une vérité qui dérange. Son impact potentiel sur la force de travail est encore plus gênant, car les gouvernements invoquent souvent les difficultés économiques pour justifier l'abandon des pratiques d'atténuation du Covid-19.
Bien que les médias se concentrent largement sur les cols blancs qui ont démissionné, les pertes de personnel dues à la pandémie sont plus manifestes dans les secteurs "essentiels" qui nécessitent un travail en présentiel. De nombreux États sont confrontés à une grave pénurie d'enseignant·es et les travailleur·euses de la santé continuent de démissionner. Le secteur de la restauration et des services alimentaires connaît encore aujourd'hui de graves pénuries de main-d'œuvre liées à la pandémie. Ces travailleur·euses ont été confronté·es à des taux d'infection plus élevés que cell·eux qui travaillent à distance, et connaissent probablement des taux plus élevés de Covid long - à la fois parce que la prévention de l'infection est le seul moyen de prévenir le Covid long et parce que les réinfections peuvent augmenter le risque.
Il est clair que les Covid longs peuvent être à l'origine de pénuries dans ces secteurs. Une étude réalisée en 2021 par des scientifiques de l'université de Californie à San Francisco a indiqué que les cuisinier·es à la chaîne étaient confronté·es au plus haut risque de mortalité dû au Covid-19. Un·e professionnel·e de l'éducation sur cinq est touché·e par le Covid Long, et les travailleur·euses de la santé ayant un Covid long disent que les pressions sur le lieu de travail rendent difficile le maintien de l'emploi.
Étant deux personnes personnellement touchées par des maladies post-virales, nous comprenons les choix difficiles auxquels sont confrontés les malades du Covid long qui ne peuvent pas survivre financièrement sans travailler. Nous comptons tous·tes les deux sur le travail à distance et des horaires flexibles pour tenir compte de notre santé - des privilèges que beaucoup de personnes atteintes de Covid long n'ont pas. Nos symptômes sont également plus légers que ceux de beaucoup d'autres, ce qui nous permet de travailler. Les Covid longs plus gravement malades sont confronté·es à des obstacles majeurs pour accéder aux prestations d'invalidité de la sécurité sociale. Cell·eux qui y ont droit ne reçoivent en moyenne que 1 358 dollars par mois.
Lorsque Tracey Thompson est devenue trop malade pour se tenir debout, il était clair qu'elle ne pourrait pas reprendre son ancien travail de cheffe cuisinière. Plus de deux ans plus tard, Tracey Thompson est au chômage et handicapée, souffrant de dysfonctionnements cognitifs et d'une "fatigue écrasante". Elle a récemment retrouvé assez de force pour soulever une poêle à frire, mais reste confinée à la maison et la plupart du temps alitée. "Un grand nombre des possibilités normales de travail - comme le travail physique ou le travail mental - me sont inaccessibles", explique-t-elle. "Vous ne pouvez pas cuisiner à distance".
Depuis qu'elle est tombée malade, Mme Thompson a établi des liens avec d'autres Covid longs qui sont également sans emploi. "Il y a beaucoup de gens qui ne tiennent qu'à un fil...", dit-elle. "Et il y a des gens qui vont au travail en étant malades". Malheureusement, passer outre les symptômes du Covid long afin de continuer à travailler peut entraîner une détérioration de la santé. Mais, comme l'explique Thompson, "les gens ne peuvent pas se permettre de prendre des congés".
Leigh, une kinésithérapeute de l'Ohio qui préfère être identifiée par son seul prénom, est l'une de ces personnes atteintes de Covid long. Elle se surprend parfois à oublier les interactions avec ses patient·es et a rarement le temps de s'occuper d'elle-même. Si elle pouvait avoir accès aux soins tout en travaillant moins, elle le ferait. "J'en ai tellement marre d'être tout le temps fatiguée", dit-elle. "Je ne veux pas laisser tomber qui que ce soit, mais je suis... en train de lutter. Et je ne suis pas sûre de vouloir que les gens sachent à quel point."
Alors que des Covid longs se battent pour conserver leur emploi, une vidéo TikTok sur les "départs silencieux" a déclenché une vague de reportages consacrés aux travailleur·euses qui disent non à la culture de la pression. Comme pour la Grande Démission, la plupart des discussions sur les "départs silencieux" n'abordent pas l'impact des dommages de la pandémie, se concentrant plutôt sur la perception des divisions générationnelles. Pour reprendre une phrase souvent attribuée à Mark Twain, c'est comme si un mème TikTok avait fait le tour du monde avant que la vérité n'ait eu le temps de mettre ses chaussures.
Les "départs silencieux" et les démissions peuvent également être motivés par les récentes suppressions d'options de travail à distance, les levées d’obligation de port du masque et de quarantaine. Certain·es Covid longs qui peuvent travailler à temps partiel ou à temps plein sont désormais mis sur la touche en raison du risque accru en cas de réinfection. Ces personnes rejoignent les millions d'autres individu·es à haut risque qui ont été de plus en plus marginalisé·es et qui doivent maintenant se débrouiller seul·es.
Le lien entre la sécurité des lieux de travail, les maladies chroniques et le travail lui-même n'est pas nouveau. Depuis des décennies, les militant·es pour la justice en matière de santé exhortent les responsables politiques à répondre à l'augmentation des taux de pauvreté des personnes handicapées, en exigeant de meilleures adaptations du lieu de travail et des prestations d'invalidité. Cependant, les décideur·euses politiques ne cessent d’échouer à aborder ces questions de manière adéquate. Effacer la maladie est d’autant plus facile dans un monde où les malades chroniques semblent disparaître complètement de la société.
Depuis que nous avons commencé à couvrir le Covid long au printemps 2020, les patient·es à qui nous avons parlé nous ont toujours fait part de problèmes financiers considérables. Pourtant, peu de choses ont été faites pour les aider. Au lieu de cela, les Covid longs vident leurs comptes d'épargne, perdent leur maison et font des allers-retours dans des emplois qu'iels ne peuvent plus exercer en toute sécurité. Certain·es pourraient appeler cela une Grande Démission, ou un "départ tranquille". Pour nous, c'est un exemple de la négligence du gouvernement face à une crise de santé publique, et des choix impossibles auxquels sont confrontés aujourd'hui les malades chroniques et les travailleur·euses à haut risque.
Pour remédier à la pénurie de main-d'œuvre, il faut traiter, adapter et réduire les Covid longs. Il faut également construire une société à laquelle les personnes handicapées peuvent participer.
Publication originale (15/09/2022) :
The Guardian
· Cet article fait partie de notre dossier Covid-19 du 12 octobre 2022 ·