Des syndicalistes s'organisent face au Covid | griffin epstein, kate klein
Comment notre syndicat pourrait-il lutter contre le validisme qui est omniprésent depuis le début de la pandémie ?
kate klein (iel) est animateur·ice, enseignant·e et militant·e. Iel s'organise au sein de son collectif abolitionniste local pour créer de la sécurité sans/malgré la police dans son quartier, et contre le validisme en milieu de travail avec griffin et d'autres travailleur·euses universitaires malades et handicapés. rebelpedagogy.ca
griffin epstein (iel) est éducateur·ice blan·che fol/psychiatrisé·e, chercheu·se engagé·e localement et poéte à Toronto (Dish with One Spoon/Two Row/Treaty 13 territory). griffin.epstein.com
En mars 2022, avec les professeur·es syndiqué·es du réseau universitaire de l'Ontario nous avons collectivement retenu notre souffle. Le College Employer Council, qui représente la partie patronale de 24 universités publiques de l'Ontario, négocie avec nous depuis juillet 2021. En novembre, les négociations sont complètement rompues et nous avons passé l'hiver à mener des actions de grève du zèle, refusant toute forme de travail non rémunéré et non négocié. Quatre mois plus tard, en mars 2022, notre équipe de négociation appelle à la grève.
En tant que professeur·es d'université engagé·es dans l'éducation radicale, nous - griffin et kate - voulions faire grève. Nous savions que seule une démonstration de force collective nous aiderait à obtenir de meilleures conditions d'apprentissage pour nos étudiant·es. Mais nous sommes également handicapé·es et nous vivons actuellement une pandémie mondiale qui affecte de manière disproportionnée les personnes marginalisées. Nous nous sommes demandé à quoi ressemblerait une grève accessible dans ces conditions. Comment notre syndicat pourrait-il lutter contre le validisme qui est omniprésent depuis le début de la pandémie ?
T.L. Lewis définit le validisme comme "un système d'attribution de valeur au corps et à l'esprit des gens" qui détermine qui est considéré comme capable de travailler et qui mérite de bénéficier d'une protection. Ce système découle de l'anti-noirceur, de la misogynie, du colonialisme, de l'impérialisme et du capitalisme, et les renforce.
La veille de la grève, notre section locale a demandé à ses membres de tenir un piquet de grève devant le campus du centre-ville de notre université pendant 20 heures par semaine, sans aucune mention de masques, de distanciation sociale ou d'alternatives à distance. En tant que militant·es de la justice pour toutes les personnes handicapées, nous savions que ces pratiques de grève validistes laisseraient de nombreux membres sur le carreau, nous y compris .
Cela faisait deux ans que nous vivions dans une pandémie et neuf mois que nous menions des négociations. Notre syndicat n'avait-il pas eu le temps de s'assurer que l'action collective serait vraiment collective ? Que personne ne serait mis en danger ou laissé pour compte ?
Après cette expérience, nous nous sommes demandé combien d'autres travailleur·euses étaient confronté·es aux mêmes problèmes dans leurs propres syndicats. Il n'a pas été facile de trouver des personnes qui s'organisent syndicalement en adoptant la perspective de la justice pour toutes les personnes handicapées. Nous avons parlé à quatre travailleur·euses syndiqué·es qui cherchaient à obtenir des protections contre le COVID-19 sur leur lieu de travail, et iels nous ont fait part de leur expérience dans la défense des mesures de prévention du COVID sur leur lieu de travail. Comme nous, iels ont eu du mal à s'organiser pour la protection collective dans le cadre des structures traditionnelles de leur syndicat. Mais iels ont eu des idées inspirantes sur la manière de mobiliser davantage de personnes pour qu'elles prennent au sérieux la protection face au COVID et en fassent une question de solidarité.
"Ce n'était pas quelque chose qui bénéficiait d'un soutien large et actif"
En Ontario, les premiers mois de 2022 ont coïncidé avec ce que Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant nomment "la production sociologique de la fin de la pandémie". Malgré le nombre élevé de cas, le gouvernement provincial a fait reculer les mesures de prévention du COVID au cours des mois de mars et d'avril, et en juin, il avait supprimé la quasi-totalité des mesures de protection. Les responsables politiques sont également passés du langage de la "sécurité collective" à celui du "choix personnel", transférant aux individus la responsabilité de se protéger contre le COVID.
Selon Mark Feltham, président de la section locale 110 du SEFPO, le Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, ces changements dans le débat public sur le COVID ont rendu difficile de s’organiser sur ces questions au sein du mouvement syndical traditionnel. Les syndicats se battent souvent pour des questions qui bénéficient du soutien d'un grand nombre de membres, mais deux ans après le début de la pandémie, de nombreu·ses travailleur·euses n'avaient plus envie de s'organiser pour obtenir des protections telles que le port obligatoire du masque. "Les gens pensent qu'iels sont immunisé·es", explique-t-il.
Lorsque l'employeur de M. Feltham, l'Université Fanshawe, a abrogé ses politiques en matière de masques et de vaccins en août 2022, il s'est rendu compte qu'il serait important de constituer une petite équipe dédiée, d'allié·es partageant les mêmes idées, pour travailler à l'établissement de mesures de protection collective. Il a décidé de déposer une plainte collective affirmant que l'établissement violait la Loi sur la santé et la sécurité de l'Ontario en ne prenant pas "toutes les précautions raisonnables pour la protection d'un·e travailleur·euse dans ces circonstances".
Feltham a choisi une approche ciblée pour recruter d'autres plaignant·es, optant pour la diffusion de son message parmi les personnes qu'il savait déjà investies dans la prévention du COVID et leur offrant la possibilité de se joindre à l'action. En outre, il s'est adressé aux médias au sujet de la plainte, soulignant l'importance des questions de sécurité sur les lieux de travail pour un public plus large - comme le dit Feltham, "nous voulions communiquer au monde ce que nous faisions, car il s'agit d'une question d'intérêt public".
En réfléchissant à ces expériences, M. Feltham affirme qu'il est important de traiter les questions d'égalité et de sécurité comme un sujet autour duquel s'organiser plutôt que comme une question à soumettre au vote. "La grande question, dit-il, est de savoir comment atteindre toutes les personnes qui ne se masquent pas, qui ne veulent pas s'engager sur ces questions. [...] Le COVID a mis en lumière des divisions [sociales] profondément ancrées. Chaque fois que les perspectives des gens sont remises en question de la sorte, c'est là que l'on assiste à un repli massif". À l'heure où nous écrivons ces lignes, la plainte de la section locale 110 concernant le port du masque est en attente d'arbitragede jugement.
Feltham n'était pas le seul à remarquer un manque d'énergie parmi les membres du syndicat pour lutter pour des protections contre le COVID. Au début de l'année 2022, une petite fraction passionnée des membres de l'Association des professeur·es de l'Université du Manitoba (UMFA) a lancé la campagne Safe Air UM, réclamant une meilleure ventilation, des tests antigéniques rapides et gratuits, ainsi que le maintien des obligations existantes en matière de port de masque et de vaccination. Mais selon David Camfield, membre du comité d'organisation et de communication de l'UMFA, il a été difficile de créer une dynamique.
"Il était clair qu'une minorité était fortement préoccupée", explique-t-il. "Mais ce n'était pas quelque chose qui bénéficiait d'un soutien large et actif de la part des membres". Camfield suppose que le désintérêt des travailleur·euses pourrait avoir reflété un désespoir général causé par l'abandon des mesures de prévention du COVID par le gouvernement manitobain.
Étonnamment, malgré ces difficultés, l'Université du Manitoba a décidé de maintenir l’obligation du port du masque, l'une des rares universités canadiennes à le faire, bien que le respect de cette obligation ait chuté selon un étudiant interrogé par le Winnipeg Free Press. M. Camfield estime que la décision de l'université de maintenir cette obligation est due à un certain nombre de facteurs, dont la campagne Safe Air UM.
"Nous devions nous battre", dit Camfield. Historiquement, les revendications de l'UMFA portaient essentiellement sur les questions salariales ; Camfield pense que la lutte pour les mesures de prévention du COVID a aidé les membres de l'UMFA à comprendre que le type de questions qu'un syndicat peut défendre, et la définition de "ce que 'syndicat' signifie" en général, sont beaucoup plus vastes qu'iels ne l’auraient imaginé.
"Ce n'est pas parce que la convention collective ne dit rien de significatif sur [une question] que nous ne devons pas utiliser le syndicat comme une organisation à travers laquelle nous pouvons développer un certain pouvoir pour avoir un impact", partage Camfield.
"Nous n'avons pas accepté le "non" comme réponse"
Alors que les syndicats établis peinaient à dépasser les tactiques habituelles, les travailleur·euses de Steamworks Baths, un sauna gay privé nouvellement syndiqué à Toronto, ont utilisé le COVID comme point de ralliement.
Lorsque des limites de capacité ont été annoncées pour les sex clubs et les bains publics en juillet 2021, Graeme Lamb raconte que son directeur à Steamworks a essayé de mentir sur la capacité réelle de l'établissement, criant souvent sur les travailleur·euses et les menaçant de les licencier s'iels appliquaient les limites fixées.
Comme le décrit Lamb : "Les gens faisaient des crises de panique à l'idée de venir travailler parce qu'iels avaient peur de devoir choisir entre [...] les directives juridiquement contraignantes qui sont là pour assurer la sécurité des gens, ou [avoir] une "journée sans cri"".
Pendant cette période, les employé·es ont trouvé de la force dans l'action collective. Lamb estime que les tensions créées par la pandémie ont été le catalyseur dont les travailleur·euses avaient besoin pour se syndiquer.
Avant la pandémie, de nombreu·ses travailleur·euses pensaient que la direction était de leur côté, mais la façon dont iels ont été traité·es leur a montré que ce n’était pas le cas. "Se faire crier dessus par son patron et menacer de licenciement pour avoir essayé de respecter la loi [...] met les choses au clair", explique Lamb.
Une fois que les travailleur·euses ont déposé leur demande auprès de la commission des relations du travail et remporté le vote de certification, leur employeur a mis fin à sa campagne de harcèlement et a accepté d'améliorer les pratiques de sécurité, notamment en utilisant des gants appropriés pour le nettoyage et en s'engageant à continuer à fournir des masques.
Les travailleur·euses de Steamworks militaient depuis longtemps en faveur des équipements de protection individuelle, qui étaient devenus doublement importants à cause du COVID. En se syndiquant pendant une pandémie, ces syndicalistes n'ont pas eu besoin de se recentrer sur les questions de santé et de sécurité : elles constituaient dès le départ une priorité.
Les travailleur·euses de Steamworks ne sont pas les seul·es à s'être rassemblé·es autour de la prévention du COVID pour améliorer leurs conditions de travail. Ana, qui a demandé à utiliser un pseudonyme, et ses collègues d'une organisation à but non lucratif de l'Ontario ont vu dans la pandémie une occasion de rendre les négociations plus inclusives et de remettre les travailleur·euses au centre.
Les réunions de négociation sont traditionnellement assez formelles, hiérarchiques et régies par des processus de prise de décision qui nécessitent une formation pour s'y retrouver. À l'approche des négociations, pour faciliter le processus pour les membres, l'équipe a organisé des réunions hebdomadaires informelles en ligne, encourageant les travailleur·euses à parler de leurs problèmes fondamentaux, de leurs craintes et de leurs souhaits.
Cette approche plus directe utilisée par l'équipe du syndicat s'est traduite par des revendications contractuelles émanant directement des travailleur·euses et répondant à leurs besoins, comme des options de travail à distance et une définition plus large des circonstances - au-delà de la seule définition légale du handicap - qui peuvent amener un travailleur à avoir besoin d'un aménagement.
Dans un premier temps, le syndicat a rejeté ces demandes en raison de l'absence de précédent. Mais, comme le note simplement Ana, "nous n'avons pas accepté un "non" comme réponse. Ce sont des choses dont nous avons besoin pour pouvoir faire notre travail", dit-elle.
Finalement, le syndicat a accepté. De nombreux syndicats n'avaient jamais eu à faire face à une pandémie auparavant, et Ana reconnaît qu'il s'agit d'un moment d’évolution pour toutes les personnes impliquées. "Iels ne savent pas comment se battre pour cela", explique-t-elle. Notre attitude était la suivante : "Il n'y a qu'une seule façon de le savoir. Alors, mettons-nous au travail".
Un tournant
Alors que nous entrons dans la quatrième année de la pandémie, le mouvement syndical se trouve à un tournant. Malgré le nombre record d'absences pour cause de maladie sur les lieux de travail, il reste pratiquement impossible "d'établir le lien avec le travail" dans les demandes d'indemnisation au titre de la sécurité au travail concernant les infections au COVID survenues sur les lieux de travail. Pendant ce temps, un nombre croissant de personnes deviennent handicapées - Statistics Canada estime que 14,8 % des adultes canadien·nes ayant un COVID Long (1 Canadien·ne sur 20 en âge de travailler) souffrent de symptômes de COVID Long qui affectent leur vie quotidienne.
Les syndicats sont-ils prêts à soutenir une main-d'œuvre de plus en plus handicapée ? En tant que travailleur·euses handicapé·es, nous n’en sommes pas convaincu·es. En 2021 et 2022, les travailleur·euses du CUPE ont détruit des campements que des personnes mal-logées, dont beaucoup d’handicapées, considéraient comme leur foyer. Notre syndicat, le SEFPO, inclus des gardien·nes de prison qui assurent la mise en œuvre d'un système d'incarcération qui handicape les personnes à des taux astronomiques. Comme le montrent clairement ces exemples et l'universitaire Liat Ben-Moshe, les syndicats nord-américains renforcent souvent le validisme et d'autres formes de violence structurelle au nom de la préservation des emplois.
Finalement, nous n'avons pas fait grève en mars 2022. À la dernière minute, le Conseil des employeurs de la faculté a accepté l'arbitrage exécutoire, un mécanisme de règlement des différends que le syndicat avait suggéré plusieurs mois auparavant. À bien des égards, il s'agit d'une victoire : nos actions ont forcé l'employeur à revenir à la table des négociations.
Pour nous, le validisme de la grève a également ouvert la voie à de nouveaux types d'action. À la fin du printemps 2022, nous avons créé un groupe dirigé par des travailleur·euses, appelé College Workers for Access [Travailleur·euses de l'Université pour l'Accèssibilité], pour nous engager dans des formes plus accessibles et plus créatives d'entraide, d'agitation et de perturbation. Ce groupe se réunit tous les mois depuis août 2022, construisant une communauté, développant une conscience politique et jetant les bases d'une action collective parmi les travailleur·euses des établissements de l’enseignement supérieur qui sont mis en danger par leurs employeurs qui imposent le travail en présence.
Si les syndicats s'engagent réellement à ne laisser personne de côté, ils devront dépasser le cadrage libéral du handicap, basé sur des aménagements individuels, et s'orienter vers une accessibilité collective au service de la libération collective, comme le souligne Sins Invalid, un projet de performance qui a été l'un des catalyseurs du mouvement contemporain en faveur de la justice pour toutes les personnes handicapées.
Comme le dit Camfield, "nous avons besoin d'un certain pouvoir pour faire bouger l'administration, et cela ne sera possible que si un grand nombre de membres sont prêt·es à agir". Préparer les travailleur·euses à agir face à une crise sanitaire mondiale doit commencer par une lutte proactive contre le validisme sur les lieux de travail et dans les syndicats eux-mêmes. Cela ne peut se faire que par un dialogue profond et démocratique : éduquer les travailleur·euses non handicapé·es à la justice pour les personnes handicapées, tout en écoutant les travailleur·euses handicapé·es, et en nous accueillant pour ouvrir la voie en utilisant le savoir que nous avons acquis en survivant à une pandémie.
Publication originale (08/05/2023) :
Briarpatch