Une nouvelle idée de la lutte contre le Sida | Act Up-Paris
Mais il y a encore autre chose. Nous savons tous que le sida est la seule et triste raison d’être d’Act Up. Mais nous savons aussi qu’on ne peut lutter contre le sida sans, du même coup, et comme par surcroît, rejoindre d’autres combats. Combat pour la dignité des malades, pour celle des noirs, des drogués, des homosexuels, des femmes, des prisonniers, des immigrés : combat contre tout ce qui rend possible aujourd’hui le sida, qui existait avant et qui continuera à exister après. Combattre tout cela, c’est encore lutter contre le sida ; mais ces combats dépassent en même temps la stricte lutte contre l’épidémie. Autrement dit, les complices et les relais du sida ne peuvent qu’être nos ennemis au-delà de la question du sida.
Act Up-Paris est une association de lutte contre le VIH-Sida issue de la communauté homosexuelle créée en 1989. Elle rassemble des séropositifVEs, des militantEs concernéEs par la maladie, des hommes, des femmes, lesbiennes, gays, biEs, trans, hétéros, pour qui le sida n’est pas une fatalité. “Nous pensons que des réponses politiques doivent être apportées à cette épidémie, vaincre le sida n’est pas du seul ressort de la médecine”.
· Note de Cabrioles : Suite à notre récent thread Twitter sur l’histoire d’Act Up il nous a semblé important de partager l’introduction du livre Le Sida, combien de divisions ?, un très précieux bilan des premières années d’Act Up-Paris paru en avril 1994 chez Dagorno, dont nous avons déjà re-publié deux parties : Les malades, expert·es de la maladie et Compter les personnes infectées : une épidémiologie opportuniste.
Act Up-Paris a par ailleurs récemment publié une importante tribune, co-écrite avec Winslow Santé Publique, sur la pandémie de Covid : 65 MILLIONS DE COVID LONG ET ÇA CONTINUE : un aperçu de la recherche COVID après 4 ans et demi de pandémie.
Nous profitons également de cette publication pour relayer l’annonce de l’évènement « De la démobilisation pandémique au Covidactivisme », journées d’études organisées par Winslow Santé Publique les 26 et 27 septembre à Aubervilliers sur le campus Condorcet. N’hésitez pas à soutenir leur cagnotte.
« Il n'y a pas que le sida. »
Jean-François Girard, Directeur général de la Santé,
le mardi 23 novembre 1993,
devant deux cents membres d'Act Up-Paris
Au commencement d'Act Up, il y a la colère. Tous ceux qui nous ont rejoints, à un moment ou à un autre de l'histoire de l'association, vous le diront. On entre à Act Up parce que les plombs sautent. On se présente un mardi soir parce qu'on est malade et parce qu'on a passé trois heures dans une salle d'attente pour être reçu à la va-vite par un médecin débordé, parce qu'on a entendu un couturier exalté dire à la télévision que le sida est juste une punition, parce qu'on a le sentiment qu'on n'a pas été suffisamment informé pour pouvoir éviter sa contamination, parce qu'une amie voudrait venir à Act Up et qu'elle est trop faible pour le faire, parce qu'un autre ami vient de mourir et que ses parents ont soigneusement dissimulé le nom de sa maladie, parce qu'un ministre de la Santé parle encore d'évaluer des méthodes qui ont fait leurs preuves à l'étranger, parce qu'on a vu à la télévision un groupe d'excités dire ce qu'on essayait de se formuler à soi-même dans son coin.
Act Up-Paris a été créé en juin 1989, à l’occasion de la Gay Pride, cette marche qui réunit chaque année plusieurs milliers de gays et de lesbiennes dans les rues de la capitale. Une quinzaine d’entre eux s’étaient couchés en travers de la route. Sur leur t-shirts, une équation qui n’était pas encore célèbre en France : Silence=Mort. Et le triangle rose de la déportation des homosexuels masculins, mais retourné, la pointe en haut, histoire de marquer sa résolution à opposer une réponse claire et positive à une épidémie qui décimait de préférence des milliers de pédés.
Au commencement d’Act Up, il y a donc la colère de quelques homosexuels. Certains d’entre eux étaient séropositifs ; d’autres ne l’étaient pas. Tous avaient en tout cas le sentiment très fort de l’indifférence, du silence et de mépris que rencontraient alors et rencontrent encore les malades du sida.
Indifférence de la société, des médias et de l’opinion publique, parce qu’on pouvait encore faire croire que le sida ne frappait que dans les marges : chez les pédés, chez les toxicomanes, chez tous ceux dont on pouvaient dire a posteriori que la maladie dont ils souffraient n’était que le signe d’une vie corrompue. Mais aussi indifférence des pouvoirs publics, parce que la politique en matière de sida consistait tout au plus à quelques bricolages, à quelques ajustements qui ne concernaient que le court terme ; parce que les malades du sida étaient encore négligeables médicalement (sans commune mesure avec les cancéreux ou les personnes atteintes de maladies cardio-vasculaires) et surtout politiquement : il n’y a pas de vote homosexuel ou toxicomane. Au pire, le sida était donc traité comme une aubaine par les plus réactionnaires, qui voyaient en lui une façon propre et efficace de se débarrasser des populations les plus marginales. Généralement, on l’envisageait comme un problème secondaire : s’intéresser au sida, c’est encore s’intéresser aux pédés, ce qui ne fait jamais très sérieux pour des politiques responsables. Au mieux, le sida était ce nouveau « grand problème de société » à propos duquel on se devait de formuler quelques lamentations contrites : les grands problèmes de société, comme chacun sait, « c’est la faute à personne ».
Au même moment, c’est toute une partie de la communauté homosexuelle qui était décimée. Nous nous voyions conduire à des tombes honteuses et sans sépulture : nous voyions s’effondrer autour de nous des réseaux de vie et d’amitié.
Certes, des groupes s’étaient organisés pour parer au développement de l’épidémie avant qu’il ne soit trop tard. Dans l’urgence, ils avaient pris entièrement en charge le travail d’information et de prévention, au risque de décharger les pouvoirs publics de leurs responsabilités. Et le monde tournait rond : on soulignait le caractère exemplaire de la communauté homosexuelle, et on passait à autre chose.
C'est pourquoi le premier cri de ralliement d'Act Up aurait pu être : « nos amis meurent comme des cons et tout le monde s'en fout ». Et la réplique immédiate qui s'en suit : quittes à mourir comme des cons, autant le faire en gueulant pour refuser la honte, qui est la seule condition qu'on nous accorde ; autant nous montrer pour que nul n'ait plus le droit de dire qu'il n'a pas vu ou qu'il n'a pas su. En espérant crier assez fort et être assez visibles pour que tous ne subissent pas le même sort.
Act Up-Paris n'est pas né tout seul : nous avions un modèle. À New York, depuis 1987, le premier groupe Act Up avait contribué à rendre visibles les malades et le problème du sida, en usant d'armes dont nous nous resservirions : le triangle rose, les affiches provocantes, les slogans lapidaires - Silence=Mort, Action=Vie. À l'origine d'Act Up-New York, il y avait une colère similaire, et la même intuition que cette colère ne pouvait pas rester lettre morte, qu'elle serait plus féconde si l'on se regroupait et constituait un front uni contre l'épidémie de sida : Colère=Action. Cependant Act Up-Paris n'est pas et ne s'est jamais conçu comme une filiale d'Act Up-New York. L'association américaine est pour nous une référence, un groupe avec lequel nous conjuguons à l'occasion nos actions et nos informations, comme avec tous les autres Act Up de France et du monde, pas une maison-mère.
Act Up-Paris a donc commencé par être un groupe catégoriel et « hystérique ». Mais face au sida, on ne peut pas en rester longtemps à une position simplement affective. Partant de sa propre maladie, de celle de ses amis, de la mort de son amant, on s'affronte immédiatement à une nuée de questions essentiellement politiques.
Dans les pays industrialisés, le sida n’a pas frappé en premier lieu n’importe quel homme ou n’importe quelle femme, mais des catégories socialement définies : les homosexuels, les toxicomanes, les minorités ethniques, les prisonniers, maintenant les femmes, oubliées par la recherche médicale ; la liste n’est pas exhaustive. En ce sens, le sida n’est pas seulement un drame humain ou collectif ; c’est encore aujourd’hui un drame ciblé sur des catégories sociales précises, définies par leurs pratiques et leurs écarts par rapport au modèle dominant : des pratiques rapportées à des groupes humains socialement déterminés et politiquement signifiants. Dans cette mesure, et quoi qu’on en dise, le sida, n’a rien à voir avec la mythologie des précédentes grandes épidémies : « tous égaux devant la mort » (ce qui n’est d’ailleurs qu’une mythologie : la peste, la lèpre et le choléra avaient aussi leur dimension politique, mais sur un autre plan). Le sida se diffuse par des conduites et non par un simple contact. C’est donc au fondement même de nos manières de vivre qu’il s’attaque, et non simplement à notre situation géographique. Que ces manières de vivre ne soient pas conformes à celles qui sont socialement admises et aux normes morales majoritaires, et ceux qui les ont adoptés seront les plus exposés au virus. Ils seront exclus de la prévention, de la recherche et des soins, en raison des discrimination dont ils font quotidiennement l’objet. En ce sens, lutter contre le sida, c’est nécessairement mettre en question le modèle qui fonde nos sociétés, et déjà constituer un front des minorités contre l’aveuglement et le cynisme des bien-pensants.
Cette première détermination générale de la lutte contre l’épidémie s’accompagne d’une série de remises en cause :
1) Remise en cause du pouvoir médical et du rapport médecin / patient
De même que le sida s’installe partout où il y a des carences sociales et vise majoritairement ceux qui n’ont pas droit à la parole, la maladie place le patient dans une relation de dépendance absolue à son médecin : il est déchu de sa qualité d’adulte et n’a droit que de se taire en attendant le verdict. Le sida a pourtant jeté un sérieux discrédit sur une partie de l’institution médicale qui, de l’affaire de la contamination d’hémophiles et de transfusés aux réflexes corporatistes de certains médecins qui n’hésitent pas à se dresser d’un seul bloc contre des malades qu’ils ne savent pas soigner, s’est singulièrement déconsidérée. Lutter contre le sida, c’est apprendre aux malades à reprendre la main, et à instaurer un dialogue à part égale avec le médecin, à leur donner les chances de pouvoir choisir leurs traitements et leur destin.
2) Remise en cause des processus de recherche scientifique
Le sida a porté un coup fatal à la mythologie d’une recherche scientifique désintéressée. Lutter contre le sida, c’est concevoir que les modalités de recherche sont tissées de déterminations politiques et économiques. C’est aussi se heurter à des processus trop cloisonnés et de plus en plus inadaptés à la vitesse et à la violence spécifiques de l’épidémie de VIH. D’où l’importance, pour les associations de malades, de contrôler ces processus et de les accélérer : en bref, modifier notre rapport à la science et aux laboratoires pharmaceutiques, de celui de simple consommateur à celui d’usager qui à son mot à dire et qui transforme du même coup les processus de recherche eux-mêmes.
3) Remise en cause des pouvoirs publics et de leur inaction en matière de prévention comme en matière de soins
L’État seul a les moyens d’une politique d’envergure de prévention et de soins. Il en est du reste depuis 1987 légalement responsable. Lutter contre le sida, c’est être quotidiennement confronté à un déni de responsabilité de la part des pouvoirs publics, déni dont « l’affaire du sang contaminé » n’est que le sommet de l’iceberg. C’est être au fait de la façon dont ont été négligés tous les espaces publics – des hôpitaux aux écoles, en passant par les prisons – où aurait pu et où aurait du être mise en place une politique systématique d’information, de prévention, de soutien. Sans parler du Tiers monde, abandonné une fois de plus à ses tragédies silencieuses.
4) Remise en cause des autorités morales de la société civile : Églises, médias, partis politiques, syndicats, etc.
Certaines prises de position des autorités morales de la société civile peuvent influencer considérablement le comportement de chacun. Inversement, les décisions de l’État dépendent en partie de ces prises de position. Lutter contre le sida, c’est interroger ces autorités, combattre le silence des uns – certains médias, les partis politiques, les intellectuels, les artistes – et les déclarations criminelles des autres – certains médias, l’Église, le Front national, pour ne citer qu’eux.
5) Remise en cause de toutes les complicités anonymes et quotidiennes du virus : charlatans, laboratoires crapuleux, pharmaciens refusant de vendre des seringues, licenciements abusifs, atteintes au secret médical ou à la vie privée, etc.
Les pouvoirs politiques et moraux ne participent à l’expansion de la maladie que grâce à des relais anonymes dans la vie quotidienne : petites exclusions, petites discriminations, petits mépris qui isolent les malades et les séropositifs, mais aussi les homosexuels, les usagers de drogues, les personnes démunies, les SDF, les femmes, les prostitués des deux sexes, etc. pour en faire les cibles idéales du virus. Lutter contre le sida, c’est lutter contre toutes ces bassesses ordinaires, partout où elles ont lieu.
Les premiers militants d’Act Up ont ainsi dû passer très vite d’une position individuelle, morale et affective, à une compréhension politique de la maladie. La lutte contre le sida est devenue une guerre politique contre des forces hétérogènes qui convergent vers la même fin : creuser le lit du sida et les tombes des sidéens. Lutter contre le sida n’est plus une seule lutte psychologique contre le désespoir et la fatalité, mais un combat contre des structures de décision et des pouvoirs politiques, économiques et symboliques qui constituent, chacun à sa façon, de solides relais pour l’expansion du sida. C’est donc aux piliers mêmes de notre société qu’Act Up se trouvait et se trouve aujourd’hui plus que jamais confronté : l’inaccessibilité de la science, la séparation incontrôlée des pouvoirs qui permet à certains de se déclarer « responsables mais pas coupables », l’ordre moral et le familialisme puritain qui envoie des adolescents à l’abattoir, l’exclusion des minorités.
En conséquence, Act Up s’est organisé autour d’un certain nombre de principes et de points de références qui constituaient la base de sa vision politique. Act Up devait défendre et développer autant qu’il était possible des réseaux de solidarité entre les minorités, combattre pour la liberté sexuelle, le droit des malades, l’affirmation de sa différence, lutter contre tous les processus qui fabriquent des victimes idéales. Il s’agissait avant tout de permettre à ceux qui n’y avaient pas droit de parler pour leur compte, de faire entendre leur voix.
De ces impératifs, qui sont encore les nôtres aujourd’hui, découle l’organisation même de l’association. Car c’est d’abord à l’intérieur d’Act Up que nous devions combattre pour la démocratie. Il fallait reprendre la parole, la rendre à ceux qui ne l’ont jamais, créer les conditions d’un débat et d’une circulation permanente de l’information. Il était inconcevable que l’ensemble du groupe ne se réunisse pas chaque semaine, quelles que soient les difficultés qui peuvent se présenter à l’occasion d’une réunion hebdomadaire de plus de deux cents membres. À Act Up, chaque membre peut proposer une action ou une réaction à l’ensemble du groupe ; aucune décision ne peut être prise en dehors de ces réunions. Ce livre est l’un des résultats de cette injonction démocratique : il rassemble le travail de réflexion de l’ensemble du groupe ; il est écrit à plusieurs voix ; il a été relu par tous les membres d’Act Up qui l’ont voulu.
Act Up concerne tout le monde, parce que ce qui permet au virus de tuer chaque jour un peu plus, c’est aussi toutes les instances de pouvoir pour lesquelles la vie et la dignité sont choses secondaires. C’est donc aussi en ce sens qu’Act Up s’adresse à tout le monde : parce que lutter contre le sida, c’est opter pour une autre forme de vie commune, et donc choisir une autre façon de faire de la politique.
Entre activisme, lobbyisme et militantisme
Être à Act Up, c’est savoir que les structures traditionnelles de parti ou d’association ne peuvent pas, ne peuvent plus ou ne veulent pas correspondre à la spécificité et à la vitesse de propagation de l’épidémie du sida. Notre expérience nous a montré qu’aucun parti politique n’était prêt à associer son nom et son travail à la lutte contre l’épidémie : le sida concernait avant tout les minorités et les minorités n’ont jamais fait élire personne en France. Mais l’expérience a encore prouvé que la structure et la forme d’organisation d’associations de type « classique » ne sauraient répondre aux enjeux spécifiques de la lutte telle qu’elle s’imposait à nous. Quelles que soient l’importance et la nécessité des associations caritatives, elles manquent, dans une certaine mesure, la dimension politique de l’épidémie – parce qu’elles ne peuvent vivre sans subventions, elles doivent le plus souvent observer le silence sur cette dimension. Quant à celles qui se définissent par un but ou un espace circonscrit (les associations dites « de terrain »), elles apparaissent, nous semble-t-il, inadaptées à la prolifération hétéroclite des complices de la maladie. Lutter contre le sida est donc à la fois un enjeu politique trop restreint pour les partis politiques (les champions de l’universalité abstraite) et trop vaste pour les associations traditionnelles (les bénévoles de l’action de terrain). Quant à la voie gauchiste groupusculaire, elle était singulièrement inadaptée à l’urgence de la maladie : il eût été dérisoire de constituer un groupe clandestin et anonyme qui, un jour et une fois morts, auront eu raison.
Face à cette série d’impasses partielles, la nécessité s’imposait de donner un sérieux coup de pied dans la fourmilière. Faire sauter la passivité des politiques, la timidité des associatifs et l’impuissance des gauchistes. Faire éclater les distinctions traditionnelles entre les luttes locales et les luttes universelles : la lutte contre le sida se déplace chaque jour sur un nouveau front, pour y découvrir de nouveaux ennemis et de nouveaux alliés. Redistribuer, enfin, les cartes de la politique : Act Up ne rentre pas dans la vieille logique des camps qui consacre une différence intangible entre la gauche et la droite. L’histoire du sida a malheureusement montré, et contre le gré de la majorité d’entre nous dont les sympathies allaient et continuent d’aller a priori à gauche, que ceux qui se disent progressistes se révèlent souvent aussi réactionnaires, homophobes, puritains et indifférents que ceux qu’ils prétendent combattre. Il en va ainsi de toutes les guerres : il s’agit de savoir qui fait le jeu du sida et qui ne le fait pas. Sur ce point, nous n’en avons donc pas fini avec les mauvaises surprises.
Il fallait donc inventer une nouvelle formule politique susceptible de constituer le front sans cesse mouvant des minorités, en misant d’une part sur le fait que les minorités politiques sont toujours les plus nombreuses (ils ne sont pas nombreux, les hommes blancs hétérosexuels observant une sérieuse abstinence du sexe et de la drogue ; mais il est vrai qu’ils sont à peu près les seuls à avoir la parole), et d’autre part, sur le fait cynique mais malheureusement réaliste, que les minorités de malades d’aujourd’hui seront les majorités de demain si les politiques de lutte contre le sida restent ce qu’elles sont : il ne faut pas cacher que la force d’Act Up et le nombre croissant de ceux qui rejoignent nos manifestations suivent de très près la courbe de la progression de l’épidémie.
Il fallait, surtout, créer une forme d’action politique qui puisse à la fois combattre les répressions et les exclusions, faire pression sur l’État et sensibiliser l’ensemble de la population. Aussi Act Up dut se faire tour à tour groupe activiste, groupe de lobbying et groupe militant.
Un groupe activiste d’abord, susceptible de mobiliser les médias autour d’actions rapides, ponctuelles et très spectaculaires : les zaps. Notre but est de susciter de l’information, de provoquer des réactions, de mettre à jour des problèmes spécifiques, d’inviter les spectateurs à répondre et à se situer, d’exhiber la violence à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés.
Un groupe de lobbying ensuite, suffisamment crédible pour être admis par les partis politiques, les députés, mais aussi les laboratoires pharmaceutiques, les institutions chargées de l’organisation de la recherche, des soins ou de la prévention, comme des interlocuteurs à part entière, l’expression de la voix et des revendications des malades.
Nous ne pouvions pourtant être efficaces que si nous administrions la preuve d’une représentativité réelle. C’est pourquoi Act Up est aussi un groupe militant qui attache une importance primordiale aux manifestations de rue : elles garantissent notre poids face aux institutions et à l’État quand nous les rencontrons pour proposer des solutions.
En d’autres termes, nous devions être sur tous les fronts : dans les médias, dans les institutions et dans la rue. Parce que c’est dans tous les espaces publics que peut se jouer la lutte au quotidien contre le sida.
Il fallait pour cela mettre sur pied une structure adaptée à cette nécessité d’un combat à la fois cohérent et en ordre dispersé. Tous ceux qui ont rejoint Act Up ou qui ont assisté à l’une au moins de ses réunions ont été frappés par la complexité de cette structure. L’ensemble du travail de collecte d’informations, de préparation des débats est assuré par des commissions. Chaque commission est chargée de traiter de problèmes qui relèvent d’un domaine social particulier et de diffuser ensuite le résultat de son travail et de ses réflexions lors des réunions hebdomadaires. Il leur revient de représenter Act Up face aux institutions et aux pouvoirs qui relèvent de leur domaine de compétence, de tisser des liens avec les communautés et les associations qui travaillent dans ce domaine. Elles sont au nombre de onze : commission Accès aux soins – Droit des malades, commission Traitements et recherche, commission Femmes, commission Prisons, commission Toxicomanie, commission Transfusion sanguine, commission Tuberculose, commission Éducation nationale, commission Banlieues, commission Nord/Sud et commission Prévention. C’est par les commissions que nous entretenons des liens constants avec des associations de lutte contre le sida, mais aussi des groupes et des mouvements aux vocations diverses : associations d’auto-support de toxicomanes, associations féministes, groupes de prisonniers en lutte, Comité national contre la double peine, associations d’élèves, associations d’hémophiles et de transfusés, etc. Enfin les commissions peuvent aussi proposer et soumettre à l’assentiment éventuel de la réunion hebdomadaire de nouvelles actions. Des groupes se chargent alors de l’organisation et de l’élaboration de ces actions. Le travail de ces groupes, que l’on pourrait d’écrire comme les prestataires de service d’Act Up, est réparti et centralisé chaque semaine à l’occasion d’une seconde réunion hebdomadaire, le Comité de coordination. Act Up est ainsi structuré selon deux axes distincts : les groupes, parce que le sida est notre guerre et qu’il n’y a de guerre qu’organisée ; les commissions, parce que cette guerre se joue sur tous les fronts.
Le combat pour les communautés
Act Up ne peut pas pourtant mener seul la guerre que nous avons engagée contre le sida. Nous avons besoin d'alliés pour mener un combat effectif sur chaque front (ces alliés peuvent être tour à tour des médecins, des associations, des artistes, des autorités morales, etc.). Mais nous avons aussi et surtout besoin de relais plus essentiels pour donner une cohérence et une unité à ces différents fronts. Ces relais sont les communautés.
On sait le rôle qu'ont pu et que continuent à jouer, dans la prévention contre la maladie, les organisations homosexuelles ou les associations d'auto-support de toxicomanes. Act Up n'a jamais cessé de réclamer que ce travail ne soit plus seulement effectué par elles, mais qu'il soit pris en charge et inscrit dans une politique globale qui supposerait d'abord que les droits et l'intégrité des homosexuels et des toxicomanes, pour ne donner que ces deux exemples, soient fermement défendus. En attendant, seules les communautés, frappées en première ligne, ont su assurer une prise en charge collective de la prévention. Sans l'existence, même fragile et aléatoire, d'une communauté homosexuelle pourvue de ses médias et de ses réseaux, il y a tout lieu de penser que le bilan de l'épidémie de sida parmi les homosexuels aurait été encore plus catastrophique qu'il ne l'est aujourd'hui. Par ailleurs, l'esprit de la communauté fait passer la compréhension de la maladie du statut de fatalité individuelle à celui de combat collectif : c'est en misant sur lui que nous avons pu nous rassembler derrière le symbole du triangle rose ; c'est par lui que nous avons pu crier que le sida était notre holocauste. Enfin, la présence d'une communauté vivante préserve à la fois du désespoir et des comportements suicidaires dus à la marginalisation sociale.
C'est donc sur les communautés qu'on doit miser pour construite un front commun contre le sida.
On reproche parfois à Act Up la façon dont nous affirmons sans cesse notre lien avec la communauté homosexuelle. Sous prétexte que le sida concernerait aujourd'hui tout le monde, il faudrait que nous effacions le fait que toutes les associations de lutte contre le sida sont nées de la communauté homosexuelle et qu'Act Up a été celle qui l'a le plus fermement revendiqué. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il n'y a pas d'hétérosexuels à Act Up. Au contraire : ils sont de plus en plus nombreux. Mais ils savent bien qu'à l'occasion de n'importe quelle action publique, ils passeront pour des pédés ou des lesbiennes. À la base d'Act Up, il y a la certitude que ce point de vue des minorités ne peut s'élaborer que dans des communautés fortes. On ne peut pas commencer aujourd'hui à compter, pour lutter contre le sida, sur ceux qui font son jeu depuis des années et ont attendu que l'épidémie concerne explicitement tout le monde pour la considérer comme un enjeu d'importance.
Disons-le une fois encore : le sida ne frappe pas de façon indifférenciée comme la majorité des grandes épidémies, suivant une simple contamination de proximité, mais se transmet au contraire par des pratiques déterminés. Son développement ne pouvait que profiter de l'atomisation de nos sociétés comme des sociétés du Tiers monde (dont on sait qu'elles ne parviennent pas à rassembler et à ressouder autour de l'urgence de la question du sida les restes des sociétés traditionnelles, leurs réseaux d'information et de solidarité). Ce n'est donc pas en agitant le spectre des mesures expéditives de règlement d'autres grandes épidémies (l'exclusion, la quarantaine de pans entiers de la population) qu'on pourra venir à bout du sida ; c'est au contraire en favorisant l'intégration et la solidarité. Sur ce point comme sur bien d'autres, la position d'Act Up n'est pas seulement morale : elle est avant tout pragmatique.
Considérer le problème du sida indépendamment de la force et de l'importance des communautés (et, a fortiori, de communautés qui se définissent par des pratiques), c'est encore entrer dans le jeu de la maladie.
C'est pourquoi Act Up n'a pu se constituer véritablement qu'autour de cette question des communautés, de leur défense et de leur renforcement.
Se battre pour les communautés, c'est militer pour leur survie et leur élargissement. Mais c'est aussi travailler pour qu'elles deviennent des communautés ouvertes au sein de la société ; qu'elles ne dégénèrent pas en communauté par défaut, en communautés de parias. Se battre pour la communauté homosexuelle, qui reste celle dont nous sommes le plus proche, c'est lutter tant contre ceux qui estiment que la question des homosexuels est maintenant réglée et que leur combat est d'arrière-garde (ceux-là qui confondent leurs propres privilèges avec l'état du monde) que contre ceux qui en vérouillent l'entrée, récusant par exemple l'idée d'une communauté homosexuelle mixte.
Nous ne sommes pas certains qu'il pourra jamais y avoir de "communauté sida", les communautés beurs, blacks, homosexuelles, féministes, etc. étant trop hétérogènes. Nous croyons en revanche en l'idée d'une coalition, terme que nous empruntons à la déclinaison du sigle ACT UP en américain (Aids Coalition To Unleash Power ; littéralement, coalition pour "déchaîner les forces" contre le sida). La lutte contre le sida peut en effet aider à constituer des réseaux de solidarité entre ces diverses communautés, permettant ainsi à la fois de les renforcer et de les ouvrir. Act Up est à ce titre sans doute l'une des seules associations en France où se retrouvent et se côtoient chaque semaine des homosexuel(le)s militant(e)s, des toxicomanes en lutte pour leurs droits, des féministes, des hémophiles, d'ancien(ne)s prisonnier(e)s, des travailleurs sociaux des banlieues et des sourd-muets radicaux, ayant toutes et tous un sentiment très clair et très profond de leur appartenance à leur communauté, mais réunis pour un combat commun qui engage et qui croise leurs luttes. Ainsi, grâce aux liens entre Act Up-Paris et l'association des Sourds gais et lesbiennes de France, les réunions hebdomadaires sont traduites en langage des signes. L'un des sourds assure toutes les semaines un cours pour les militants entendants. Act Up devient un des rares lieux où les sourds et les entendants dialoguent. Là comme ailleurs, Act Up fonctionne comme une machine à souder les communautés.
Nous ne savons que trop qu'il est vain de croire au miracle : un vaccin thérapeutique ou une molécule magique ne tombera pas tout seul, en un seul jour. On sait que les progrès se font et se feront lentement, et que leur partage pour tous se fera plus lentement encore. Mais la mise en place de réseaux de communautés, l'installation d'un front commun où se rassemblent diverses minorités en lutte peuvent seules permettre qu'une majorité de personnes bénéficient de ces progrès quand ils ont lieu et ne soient pas oubliées dans leur partage.
Plutôt que de rêver passivement à une communauté universelle et adulte sachant lutter contre le sida, autant commencer par défendre, reconstituer ou même constituer des communautés qui conservent une réelle capacité de résistance à la maladie. C'est pourquoi notre lutte s'inscrit dans une double temporalité : l'urgence parce que nos amis meurent chaque jour, qu'il faut à tout prix arrêter le désastre en appliquant sans réserve une série de mesures que nous ne cessons pas depuis quatre ans de préconiser ; mais aussi le long terme, pour organiser la résistance tant que rien de médical et de définitif n'aura été trouvé contre la maladie tant que tous ceux qu'elle menace ou qu'elle frappe ne seront pas hors de danger. C'est les sens que nous donnons au mot d'ordre que nous avons lancé le 1er décembre 1992 : Mobilisation générale !
Autour de la lutte contre le Sida
Lorsqu’adviendra le jour où Act Up pourra se dissoudre parce qu’on aura enfin eu raison du sida, la plupart d’entre nous seront sans doute morts. Du sida. Encore aurons-nous tout fait de ce qui était en notre pouvoir pour accélérer les processus de recherche, pour bénéficier et permettre à d’autres de bénéficier de nouvelles molécules, pour contribuer à rendre les conditions de soins et d’hospitalisation plus acceptables. Là est d’abord notre combat.
Mais il y a encore autre chose. Nous savons tous que le sida est la seule et triste raison d’être d’Act Up. Mais nous savons aussi qu’on ne peut lutter contre le sida sans, du même coup, et comme par surcroît, rejoindre d’autres combats. Combat pour la dignité des malades, pour celle des noirs, des drogués, des homosexuels, des femmes, des prisonniers, des immigrés : combat contre tout ce qui rend possible aujourd’hui le sida, qui existait avant et qui continuera à exister après. Combattre tout cela, c’est encore lutter contre le sida ; mais ces combats dépassent en même temps la stricte lutte contre l’épidémie. Autrement dit, les complices et les relais du sida ne peuvent qu’être nos ennemis au-delà de la question du sida. Au-delà du sida, l’expulsion d’étrangers du territoire français fait moins de morts, mais elle est tout aussi abjecte. Au-delà du sida, la chasse faite aux toxicomanes fait moins de morts, mais elle est tout aussi abjecte. Au-delà du sida, l’organisation du système de prison français fait moins de morts, mais elle est tout aussi abjecte. Au-delà du sida l’abandon actuel du Tiers monde fait moins de morts, mais il est tout aussi abject.
Bref, s’il est vrai que la lutte contre le sida est une lutte de chacun pour ses droits, et en particulier pour son droit à la vie, elle permet encore d’ouvrir les yeux sur tous les autres combats qu’elle peut croiser. Se battre pour soi, sa vie, sa sexualité, son travail – et il n’y a sans doute pas de combat plus important – c’est déjà se battre au-delà de soi : pour sa communauté d’abord, pour tous ceux qui partagent sa condition ; puis, très vite, pour les autres, ceux que nous n’avions pas forcément l’habitude de croiser : les toxicomanes si on n’a jamais touché à la drogue, les prisonniers si on ne l’a jamais été, les homosexuels si on ne l’est pas, etc.
Il y a une dernière motivation à notre lutte contre le sida, à la fois la plus superficielle et la plus profonde : quelque chose comme l’engagement éthique ou le souci de soi. Beaucoup d’entre nous sont malades. Beaucoup d’entre nous vont mourir. Mais quittes à mourir, parce qu’on n’aura rien trouvé à temps pour nous sauver et nous guérir, autant choisir sa propre mort. Parce que mourir ou souffrir dignement, sans honte, sans dette, ça n’est pas nécessairement rien. Parce que nous l’aurons dit, parce que nous l’aurons gueulé, parce que nous l’aurons craché à la face de ceux qui s’en foutent ou s’en réjouissent d’avance. Parce que s’ils nous ont condamnés, nous ne leur aurons au moins pas permis d’éviter le spectacle de notre mort. Et même si finalement nous ne mourons pas, nous n’aurons pas regardé tristement ailleurs en attendant que ça passe et en se lamentant un peu.
Non pas donc accepter la mort, mais avoir su tout au contraire la rejeter en dehors de sa propre vie jusqu’au bout. Avoir encore su danser en emmerdant tous les salauds de cette histoire. Jusqu’au bout.
Publication originale (04/1994) :
Le Sida, combien de divisions ? Act Up-Paris (Dagorno)