Les malades, expert·es de la maladie | Act Up-Paris
Notre revendication d’un droit d’ingérence dans les processus de recherche se fonde à la fois politiquement et scientifiquement. Elle se fonde politiquement sur le fait de transformer enfin le rapport des malades à la recherche médicale : rappeler sans cesse aux chercheur·euses et aux médecins que les malades doivent être le seul horizon de leurs travaux ; leur rappeler que la recherche médicale n’a pas a céder au mythe de la « science désintéressée » puisqu’elle est au contraire éminemment « interessée » et que c’est aux malades de définir et de préciser cet intérêt. Les activistes sida ont ainsi contribué et contribuent encore, par leurs interventions, à modifier les procédures scientifiques, en les assortissant de considération éthiques, sociologique et politiques.
Act Up-Paris est une association de lutte contre le VIH-Sida issue de la communauté homosexuelle créée en 1989. Elle rassemble des séropositifVEs, des militantEs concernéEs par la maladie, des hommes, des femmes, lesbiennes, gays, biEs, trans, hétéros, pour qui le sida n’est pas une fatalité. “Nous pensons que des réponses politiques doivent être apportées à cette épidémie, vaincre le sida n’est pas du seul ressort de la médecine”.
[Note de Cabrioles] Ce texte est un chapitre de l’incroyable bilan d’Act Up-Paris publié avril 1994 aux éditions Dagorno sous le titre Le Sida, combien de divisions ?
· Cet article fait partie de notre dossier Science du 12 septembre 2022 ·
Janvier 1993 : une trentaine de membres d’Act Up se retrouve à Berlin, où doit se tenir cinq mois plus tard la IXe Conférence internationale sur le sida. Certain·es sont venu·es de New York ou de San Francisco ; d’autres de Paris, de Londres, de Hambourg, d’Amsterdam ou de Barcelone. Deux séries de problèmes sont inscrit à l’ordre du jour de ce week-end : le programme détaillé de la Conférence et la liste des points qui y seront abordés ; des questions relatives à l’organisation de la Conférence, à l’accès des personne atteintes par le VIH, à la présence de séropositif·ves vivant dans des pays en voie de développement, aux modalités de leur sélection et de leur inscription, aux infrastructures prévues pour les accueillir. Les militant·es se sont réparti·es en deux groupes pour préparer le terrain d’une discussion qui doit avoir lieu, au terme de cette rencontre, avec le responsable de la Conférence, le professeur Habermehl. Une série d’objections et de propositions lui sera présentée à cette occasion : un certain nombre de problèmes sociaux posés par le sida ont été négligé ; des interventions relatives à l’état de la recherche sur certaines infections opportunistes doivent être organisées ; il faut mettre d’avantage l’accent sur les avancées éventuelles de la recherche en matière de traitements dits alternatifs, préparer des sessions où des personnes infectées par le VIH pourront témoigner de leur expérience, et accorder une importance toute particulière à cell·eux qu’on appelle désormais les long term survivors (les survivant·es à long terme). Mais on doit aussi faire en sorte que le nombre de séropositif·ves et de malades ayant accès à la Conférence soit doublé, assurer la gratuité de leur inscription, etc. Avec Habermehl, on examinera point par point un programme alternatif de la Conférence proposé par Act Up.
Juin 1993 : l’amertume et la déception sont les sentiments partagés par les personnes atteintes par le VIH qui reviennent de Berlin. On estime à Act Up-Paris que cette Conférence aura été celle du désespoir. Aucun résultat n’y a été annoncé ; on a assisté aux démonstrations satisfaites d’un recherche qui piétine ; on a vu des laboratoires faire l’étalage de produits aux résultats limités qui ont déjà plusieurs années.
En dépit de la déconvenue qu’elles suscitent régulièrement, les conférences internationales sur le sida ont une spécificité qu’elles ne partagent avec aucune rencontre scientifiques relative à un autre type de maladie. Pour la première fois dans l’histoire de la médecine, des malades et les associations qui les représentent ont une voix relative au chapitre, expriment des revendications collectives auprès des chercheur·euses et des médecins, exercent des pressions pour que des sujets soient abordés, des recherches engagées, des procédures scientifiques modifiées dans un sens qui prenne en compte l’intérêt et les proposition des personnes atteintes du VIH. Pour la première fois, des malades ont acquis de vive lutte le droit d’être reconnu·es comme des expert·es de la maladie.
Cela n’allait pourtant pas de soi. Il fallait en effet modifier de fond en comble la façon dont était perçue la relation entre cell·eux qui souffrent de la maladie et des institutions scientifiquent jalouses de leurs prérogatives et de leur autonomie. On devait remettre en cause l’opposition traditionnellemnt admise entre l’expert·e et le profane, entre une communauté de chercheur·euses qui n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même, au nom de l’idéologie du progrès et de la pureté de la recherche scientifique, et des malades considéré·es comme des victimes passives, dont il ne serait pas nécessaire d’envisager les besoins puisqu’iels sont promis·es à une mort certaine. Il était indispensable de reconnaître que l’expérience quotidienne de la maladie est un savoir que ne partage aucun médecin.
Quand le sida apparaît au début des années quatre-vingts, la répartition des rôles est encore clairement définie. Le·a malade confie son sort àu la clinicien·ne, dont le pouvoir est garanti par un savoir sanctionné par l’institution et l’Université, y compris dans le cas de maladies réputées incurables. S’il existe des associations de malades, elles ne contestent pas la légitimité de la pratique scientifique : elles peuvent viser à défendre les droits sociaux, ou se donner pour but d’organiser des collectes de fonds en faveur de la recherche. Elles y contribuent dans cette mesure, sans empiéter pour autant sur le champ scientifique réservé aux chercheur·euses et aux praticien·nes. On en voit chauqe année la démonstration à l’occasion du Téléthon, où des myopathes témoignent de leur vie de malade et invitent les téléspectateur·ices à envoyer des dons pour favoriser la recherche contre les maladies génétiques. Quant aux associations d’hémophiles, elles étaient chargées de seconder les malades et les médecins, en indiquant aux premier·es les démarches à suivre, en les orientant vers les second·es.
Une aussi parfaite distribution des tâches et des fonctions a été singulièrement mise à mal par les associations activistes de lutte contre le sida. Parcequ’elles rassemblaient des malades, elles ont travaillé à modifier le statut et la représentation qui leur était usuellement dévolues. Mais elles ont dans cette mesure été amenées à contester le pouvoir exclusif de l’institution médicale.
L’initiative de cette contestation revient à quelques gays américain·es malades du sida. En 1983, des sidéen·nes de la côte Ouest et de la côte Est se rassemblent pour la première fois, à l’occasion du deuxième Congrès national sur le sida qui se tient à Denver. Tous·tes ont le sentiement commun d’avoir été dessaisi·es de leur autonomie : iels sont considéré·es comme les victimes d’une maladie dont on sait encore très peu de choses. Iels doivent s’en remettre à des médecins qui n’ont pourtant pas plus de prise qu’ell·eux-même sur l’épidémie. Cell·eux de New York estiment que le travail accompli par une association caritative qui s’est mise en place peu après l’apparition des premiers cas de sida, la Gay Men’s Health Crisis, ne suffit déjà plus. Elle a rassemblé des fonds pour aider les malades en difficulté mais elle ne s’est pas autorisée de ce travail pour attaquer publiquement les autorités new yorkaisesqui font comme si le risque du sida n’existait pas parcequ’il semble alors qu’il ne concerner que la communauté gaie. Les personnes atteintes par le sida ne sont encore que des mourant·es muet·tes qu’il faut accompagner.
Les malades réuni·es à Denver rédigent une charte que l’on peut considérer aujourd’hui comme l’acte de naissance de l’activisme du sida. Son préambule est une mise au point lexicale. Iels refusent d’être traité·es comme des « victimes » et estiment qu’iels ne sont des « patient·es » qu’à l’occasion de tel ou tel acte médical. Ces deux termes évoquent en effet « l’impuissance », « la dépendance » et « la passivité » : « Nous sommes des personnes atteintes par le sida ( People With Aids -PWA) ». Et « nous luttons pour notre vie ».
La suite du texte est un appel solennel aux « PWA ». Il est urgent qu’iels se prennent en charge. Iels ne doivent pas abdiquer en confiant leur destin à d’autres qu’ell·eux-mêmes. Iels formeront des comités, se choisiront des représentant·es, établiront les conditions d’une parole colletive inédite, s’adresseront ell·eux-mêmes aux média et décideront démocratiquement des stratégies qu’iels emploieront et de l’ordre de leurs priorités. Iels demandent d’être désormais partie prenante à tous les niveaux de décision, de participer à tous les colloques sur le sida, d’y bénéficier d’une crédibilité égale à celle des autre intervenant·es, d’y faire connaître leurs expériences. Iels s’engagent à adopter des pratiques à moindre risque et à « informer leurs partenaires sexuel·les éventuel·les de leur état de santé ». Iels exigent enfin d’avoir accès « à des soins médicaux et à des services sociaux de qualité, sans discrimination d’aucune sorte relative à leur orientation sexuelle, leur sexe, leur état de santé, leur statut économique ou leur race », de recevoir « des explications complètes sur toutes les procédures médicales et sur les risques qu’elles comportent », de pouvoir « choisir ou refuser les modalités des traitements qui leur sont proposés », et de « prendre des décisions pour leur vie en toute connaissance de cause ».
Les principes de Denver décrivent le programme de l’activisme sida pour les années qui suivent. Les malades, parce qu’iels sont les premier·es concerné·es par l’épidémie, peuvent et doivent contribuer à une meilleure connaissance du sida. Il en va de leur vie et de leur mort : leurs intérêts doivent donc être les premiers pris en considération lors des décisions sur les orientations de la recherche, lors de l’élaboration des essais thérapeutiques et lors de leur déroulement. Mais iels peuvent et doivent aussi rivaliser avec les scientifiques sur leur propres terrain, contester leurs méthodes et leurs priorités quand elles leur semblent inappropriées aux urgences de l’épidémie, échanger le statut de victimes du sida pour celui d’expert·e de la maladie.
Il fallait en passer par une auto-éducation des militant·rs dont la plupart n’avaient à l’origine aucune formation scientifique ni médicale. Cela supposait qu’iels fassent pression pour obtenir un accès à l’information égal à celui dont bénéficient les expert·es reconnu·es par l’institution et qu’iels crééent leurs propres réseaux pour faire ensuite circuler cette information. C’est pourquoi il était indispensable qu’iels assistent à des colloques où les malades n’étaient représenté·es, quand iels l’étaient, qu’à titre d’exemples, de cas ou de cobayes. Forcer la porte des institutions scientifiques afin de s’immiscer dans son système de fonctionnement était la condition pour pouvoir critiquer de l’intérieur les déterminations idéologiques de la pratique scientifique, pour être en position de dénoncer une industrie pharmaceutique dont les priorités sont définies par des considérations économiques.
Il est ainsi revenu aux activistes du sida de dénoncer les prix prohibitifs pratiqués par les laboratoires Burroughs-Wellcome sur l’AZT, première molécule antivirale mise sur le marché, et d’en obtenir une réduction conséquente. C’est encore ell·eux qui ont fait pression sur la Food and Drug Administration (FDA) pour l’homologation des aérosols de pentamidine utiles dans les traitements préventifs et curatifs de la pneumocytose. Au milieu des années quatre-vingts, la pneumocystose était la première cause de décès des personnes infectées par le VIH. Pour la combattre on administrait de la pentamidine par voie intraveineuse. Une infime proportion du produit parvenait aux poumons : la majeure partie était absorbée par le foie, les reins et la rate, où ses effets étaient très toxiques. Quelques médecins américain·es, proches de groupes de malades, eurent alors l’idée d’administrer la pentamidine en aérosols, afin que la totalité du produit parvienne directement aux poumons. Parce que les institutions officielles américaines refusaient de procéder à une étude clinique pour évaluer cette idée, à laquelle elle ne croyaient pas, iels mirent en place d’ell·eux-même un essai thérapeutique communautaire, et obtinrent des résultats encourageant. Les associations de malades, Act Up-New York en tête, n’eurent alors de cesse de faire autoriser la mise sur le marché de ce nouveau médicament. Ce fut chose faites en 1989 : pour la première fois, un produit était homologué par la FDA sans avoir été soumis aux procédures classiques imposées par une administrations manifestement dépassée par le sida.
Les activistes sida ont ainsi contribué et contribuent encore, par leurs interventions, à modifier les procédures scientifiques, en les assortissant de considération éthiques, sociologique et politiques.
Le fait que le sida ait d’abord été considéré comme une maladie de pédés dans les pays occidentaux permet d’expliquer, dans une certaine mesure, la mise en place de ce type de stratégie. Il n’était envisageable d’opposer à l’épidémie une réponse collective que dans la mesure où elle émergeait d’une communauté un tant soit peu organisée. Encore faut-il ajouter que la communauté gay avait ses spécificités, aux Etats-Unis comme en France : avant le sida, il existait déjà une contestation par les gays de la légitimité médicale. Être gay ou se présenter comme pédé, c’est refuser une « identité homosexuelle » assignée de l’extérieur par la médecine institutionnelle. En ce sens, il y a une parenté entre le droit d’ingérence dans le domaine médical qu’ont revendiqué les séropositif·ves et les malades activistes et la mise en cause, par les mouvements féministes des années soixante et soixante-dix, de pratiques médiacales dominées par des représentations machistes. L’apparition du sida a rendu plus urgente et nécessaire encore cette contestation.
Pourtant, les médecins, les chercheur·euses, les scientifiques, les industriels ou les institutionnels de la Santé ne sont pas souvent prêt·es à admettre la légitimité d’un parole qu’iels n’ont pas sanctionnée. De congrès en congrès, d’un conférence internationale à l’autre, la question se pose de nouveau. Six ans après la rédaction des principes de Denver, deux ans après la création du premier Act UP, à New York, les malades n’avaient toujours pas droit de cité dans les colloques. C’est pourquoi la Ve Conférence internationale sur le sida qui se tient à Montréal en 1989 marque une rupture radicale dans le statu quo des relation entre malades et médecins. Elle est en effet dominée par la présence et les intrventions bruyante d’Act Up-New York, au grand dam des chercheur·euses qui n’entendent pas que leur travail soit interrompu par des malades et qui estiment que la pureté scientifique est entachée par des argumentations dont iels se refusent à admettre la légitimité médicale. Une « déclaration des droits et des besoins de la personne atteinte du VIH », dite aussi « Manifeste de Montréal », rédigée par Act Up-New York et AIDS ACTION NOW de Toronto est lue et distribuée dans les rangs. Elle reprend et développe les principes de Denver, exige que les communautés les plus exposées, les séropositif·ves et les malades soient socialement protégé·es. Elle en appelle à la créationd’une baque de données internationale où seraient rassemblé « tous les renseignements de nature médicale concernant l’infection par le VIH ». Elle demande que soient uniformisés, à l’échelle internationale, « les critères régissant l’homologation des médicaments et des traitements, de manière à faciliter l’accès, partout dans le monde, aux médicaments et aux traitements nouveaux ». Elle prend enfin ouvertement position contre les essais thérapeutiques menés selon la méthode du placebo, « quand elles sont le seul moyen d’avoir accès à certains traitements ». Dans ce type d’essai, le sujet ignore si la molécule testée lui est ou non administrée. Les activistes objectent d’abord qu’un telle procédure n’est pas conforme à l’éthique médicale quand il s’agit de sauver des vies : iels préconisent donc l’établissement d’autres types de distribution des produit, afin que les malades puissent, sur leur demande et en concertation avec leurs médecins, bénéficier de la molécule sans participer à l’essai, avant même que son efficacité soit démontrée, à leur risques et périls. Mais iels développent encore un argumentation méthodologique qui vise à invalider le bien-fondé scientifique des essais placebo : parce qu’iels n’ont pas le temps d’attendre et qu’iels récusent une méthodologie qui ne les considère que comme des cobayes sans prendre en compte leurs espérances, les malades étudié·es peuvent tricher, se procurer d’autres médicaments, arrêter en route et fournir des résultats biaisés. Un an plus tard, des militant·es étaient introduit·es dans des comités consultatifs gouvernementaux américains chargés de contrôler et de superviser les essais cliniques.
Il faut cependant attendre la VIIIe Conférence internationale d’Amsterdam pour voir participer effectivement, et pour la première fois, des associations de personnes atteintes par le VIH, sous la pression des activistes et l’impulsion de l’organisateur de la Conférence, le docteur Jonathan Mann, ancien directeur du programme de lutte contre le sida de l’Organisation mondiale de la Santé. Mann nomme des « community liaisons » et définit leur rôle comme autant de courroies de transmission entre les responsables de la Conférence et les associations réprésentant les communautés les plus touchées et les malades en général. Parmi les conférencier·es, on comptera à Amsterdam un certain nombre de malades activistes. Act Up obtient en outre que soit programmé une conférence à l’intérieur de la Conférence, une assemblée générale (Aids Global Meeting) regroupant chercheur·euses, clinicien·nes et associations dans le but d’encourager un échange réel et concret d’informations.
Tout n’était pas gagné pour autant. À Amsterdam, comme à Berlin l’année suivante, ces assemblées générales furent majoritairement boudées par les chercheur·euses et les médecins, au point qu’on peut se demander si le fait de les avoir autorisées n’était pas seulement un alibi pour se donner bonne conscience. Les clinicien·nes et les chercheur·euses n’ont manifestement pas encore bien compris l’intérêt qu’il y avait pour ell·eux de rencontrer les malades que leurs recherche sont théoriquement destinées à soigner. Peut-être y auraient-iels conçu, par exemple, qu’il y a urgence à engager des recherches enfin sérieuses et dotées de moyens conséquents dans les thérapies contre un certain nombre d’infections opportunistes. Pour des raisons qui tiennent à la fois de la probabilités de retombées économiques énormes et de distinctions honorifiques, la majorité des chercheur·euses a orienté ses efforts dans le domaine des antiviraux. Mais on par là négligé relativement les raisons pour lesqueslles les malades souffrent aujourd’hui et les infection qui les tuent parce que le virus a liquidé leur système immunitaire. Ne donnons ici que l’exemple de la cryptosporidiose, un infection de l’intestin qui peut provoquer jusqu’à vingt-cinq diarrhées par jour et entrainer une malnutrition souvent fatale. Il n’existe aujourd’hui en France qu’une seule molécule susceptible de traiter des malades atteint·es par cette infection opportuniste, la paromomycine. Mais elle ne convient pas à tous·tes les malades et n’est efficace que sur une courte durée. Pire : jusqu’en 1986, elle était commerciélisée par les laboratoires Parke-Davis sous le nom d’Humatin. Mais ce produit a été retiré du marché pour des raisons de rentabilité. Il n’en reste aujourd’hui qu’une version pédiatrique, l’Humagel, qui nécessite la prise de quinze sachets par jour, alors que les malades atteint·es de cryptosporidiose peuvent souvent à peine boire. Ce n’est qu’un exemple parmi des dizaines d’autres, mais il montre, de la façon la plus simple qui soit, combien il est précieux que les clinicien·nes, les chercheur·euses ou les laboratoires soient à l’écoute de l’expérience des malades.
Il faudrait surtout qu’iels le soient à tous les niveaux de leur réflexion. Il a fallu le poids et l’influence des activistes américain·es pour qu’au bout de dix ans d’épidémie, des malades puissent être considéré·es comme des interlocuteur·icess dans les conférences internationales. Act Up-Paris s’est efforcé d’exercer une pression similaire au niveau national. Nous avons largement contribué à contraindre l’Agence nationale de Recherche sur le sida (ANRS), qui y était d’abord réticente, à convoquer chaque mois les associations de lutte pour des réunions d’information sur l’état actuel des recherches. En 1992, Act Up-Paris, Actions-Traitements, Aides, Arcat-Sida et VLS (Vaincre le Sida) se sont rassemblées en un groupe inter-associatif dénommé TRT-5 (Traitements et Recherches thérapeutiques), destiné à obtenir une meilleure prise en compte des besoins des personnes infectées par le VIH dans la recherche thérapeutique et les traitements. Il s’agit de faire en sorte que les personnes infectées par le VIH soient associées à toutes les étapes du développement de la recherche.
L’interlocuteur privilégié de TRT-5 a d’abord été l’ANRS. Aujourd’hui, de plus en plus, les laboratoires pharmaceutiques conçoivent l’intérêt qu’il peut y avoir à négocier avec les malades. Là encore, la partie n’est pas gagnée. Nous en avons eu la confirmation en 1993 dans le bras de fer que nous avons engagé contre les laboratoires Roches. Ces derniers avaient menés, l’année précédente, des essais sur la tolérance et la toxicité d’un produit antiviral d’un type nouveau : un inhibiteur de protéase. Mais ils tardaient à en analyser les résultats comme ils tardèrent ensuite à les rendre publics. Ils ne comprenaient pas, surtout, pourquoi les malades que nous sommes tenaient à ce que les procédures de recherche soient accélérées et leurs résultats communiqués au plus vite. Aujourd’hui, nous leur avons accordé une trêve : nous sommes régulièrement en contact avec eux, et ils font au moins mine de comprendre le sentiment d’urgence que nous éprouvons et notre volonté d’être au fait de toutes les avancées de la recherche, d’en être partie prenante.
Il y a encore d’autres tabous à briser, d’autres barrières à faire sauter. Si nous avons obtenu, avec TRT-5, d’être considéré·es comme des interlocuteur·ices, des acteur·ices officiel·les de la recherche thérapeutique, il nous faut maintenant pénétrer plus avant dans la machine institutionnelle. C’est pourquoi il nous importait de participer au groupe de travail chargé de dégager les stratégies de l’ANRS en matière de recherche et d’essais thérapeutiques. Ce groupe, intitulé Action coordonnée n°5 (AC-5), qui rassemble des clinicien·nes, des chercheur·euses, des virologues et des statisticien·nes, était jusqu’à présent fermé aux malades du sida, et plus généralement à tous·tes cell·eux qui n’avaient pas de « raison » professionnelle d’y participer, quand bien même iels seraient membres d’associations de malades. Nous avons dû nous battre pour y faire admettre notre présence et notre participation. C’est chose faite aujourd’hui, au moment précis où nous achevons la rédaction de ce livre. Encore faudrait-il aller plus loin : Act Up devrait participer activement à toutes les autres actions coordonnées de l’ANRS, portant sur l’épidémiologie, la qualité des soins, les études sociologiques, etc. Nous nous y emploierons.
Et qu’on ne nous dise plus que, par notre activisme, nous tendons à désorganiser les processus de recherche, ou même à en ralentir les progrès. D’abord, parce que depuis treize ans, les dits progrès sont infimes : ensuite, parce que si c’est bien la science qui est au service des malades et non l’inverse, il devrait être normal que cell·eux-ci cherchent à expliquer à celle-là leur attente et leurs besoins. C’est pourquoi notre revendication d’un droit d’ingérence dans les processus de recherche se fonde à la fois politiquement et scientifiquement.
Elle se fonde politiquement sur le fait de transformer enfin le rapport des malades à la recherche médicale : rappeler sans cesse aux chercheur·euses et aux médecins que les malades doivent être le seul horizon de leurs travaux ; leur rappeler que la recherche médicale n’a pas a céder au mythe de la « science désintéressée » puisqu’elle est au contraire éminemment « interessée » et que c’est aux malades de définir et de préciser cet intérêt ; leur rappeler donc qu’on ne saurait les traiter n’importe comment. La médecine est une science par définition humaniste et les chercheur·euses qui le déplorent n’avaient qu’à faire autre chose.
Mais ce n’est pas tout : un tel droit à l’ingérence se fonde aussi scientifiquement. Avant tout, parce que la recherche où tant d’intérêts économique sont en jeu ne saurait progresser en suivant une logique autonome. C’est donc au coeur même des processus de recherche que nous devons essayer de substituer notre orientation à celle qu’impose jusqu’à présent la quête de profit des laboratoires. En revendiquant un droit d’ingérence et en l’imposant peu à peu, nous n’allons pas à l’encontre de la science ; nous ne faisons que la pousser à multiplier ses avancées et les modalités de ses recherches.
Nous ne nous leurrons pas : nous savons qu’il y a un intérêt stratégique à faire collaborer des activistes plutôt que de les voir exiger la fermetures d’agences gouvernementales, demander la démission de leurs responsables ou manifester régulièrement devant les portes du laboratoire. Nous commençons à faire comprendre que la participation de personnes infectées par le VIH et la prise en compte de leurs demandes sont déterminantes pour la bonne marche de la recherche thérapeutique, tant dans ses enjeux que dans ses méthodes et ses résultats. Si on arrive un jour à avoir raison du sida, il semble acquit que cette mise en crise de la relation thérapeutique laissera des traces qui dépassent très largement le seul domaine de l’épidémie de VIH. Mais nous savons que seule la lutte a permis d’obtenir cette audience et, surtout qu’à l’avenir encore, elle dépend du rapport de force que nous saurons imposer.
Publication originale (04/1994) :
Le Sida, Act Up Paris (Dagorno)
· Cet article fait partie de notre dossier Science du 12 septembre 2022 ·