Pour l'autonomie sanitaire : réflexions depuis la Grèce | Carenotes Collective
Nous devons comprendre comment la désindividualisation des soins, ce que nous pourrions appeler la communisation des soins, est essentielle pour lutter contre les formes d'abandon racialisées et genrées de l'État et du capital. Garantir l'accès à la médecine et aux soins de santé est tout aussi important que de libérer des espaces inutilisés pour le logement ou de défaire l'emprise de la police sur des quartiers. Les expériences récentes d'espaces de soins autonomes en Grèce sont au cœur de l'expansion des luttes anticapitalistes mondiales autour de la reproduction des soins et de la communisation.
Le collectif CareNotes s'organise sur le terrain de “l’'intensification des inégalités et de la violence a renforcé la nécessité d'approfondir notre capacité à résister, à proposer des alternatives concrètes et à nous reproduire”, et cherche à “enregistrer et amplifier les expériences de celleux qui luttent pour l'autonomie en matière de santé dans leurs propres communautés”. En janvier 2020 iels ont publié For Health Autonomy chez Common Notions, dont le texte qui suit constitue l’introduction.
· Cet article fait partie de notre dossier Communisme du soin du 21 mai 2023 ·
// Note de Cabrioles : Il nous a semblé important de partager cette introduction aux expériences d’autonomies sanitaires grecs qui tentent de tracer une voie praticable tenant ensemble désinstitutionnalisation et réappropriation des infrastructures hospitalières.
Néanmoins, si nous partageons la critique du réductionnisme biomédicale de la médecine conventionnelle, nous pensons pour notre part qu’un même regard critique est de mise vis-à-vis de toutes les pratiques qui se présentent comme des médecines alternatives/holistiques/intégratives. La pandémie a fourni un rappel incisif de leurs liens avec les idéologies les plus réactionnaires, ainsi que de la vision ultralibérale de la santé dans laquelle elles peuvent s’incrire. //
"Dans la situation actuelle de libéralisation accrue de nos vies, que nous avons connue ces dernières années, les cliniques de solidarité ont été un filet de sécurité sociale. Le seul à une échelle aussi large. C'est un fait qu'aucun gouvernement, parti ou organisme institutionnel officiel ne peut s'approprier. Le fait que nous continuions à fonctionner n'a rien à voir avec une volonté de faire les choses comme avant. Nous n'avons nulle part où retourner. Et c'est un choix conscient. Dans toute situation d'instabilité politique et sociale, nous savons que nous disposons aujourd'hui des relations sociales et de l'expérience nécessaire pour continuer à jouer un rôle actif dans l'évolution de la société". - Invitation adressée à George Caffentzis par les centres de santé de Solidarité sociale d'Athènes, de Thessalonique et de Crète, 2015.
Depuis la crise mondiale de 2008, l'austérité est un outil largement utilisé par les gouvernements pour discipliner certaines couches de la société et rediriger l'argent du secteur public vers le secteur privé lors des périodes de ralentissement économique manifeste. La Grèce a été au centre de cette restructuration capitaliste mondiale, souffrant non seulement de mesures d'austérité radicales, mais aussi d'une violence constante de la part de l'État et d'idéologies fascistes. Ces forces ont ainsi détruit les services de première nécessité tels que le logement, l'alimentation et les soins de santé. À leur tour, les collectifs et les réseaux autonomes basés dans les communautés de migrant·es et de la classe ouvrière, qui répondent à toute une série de besoins médicaux et émotionnels, ont joué un rôle essentiel dans la création de cliniques sociales, de pharmacies, de petites exploitations agricoles et de soupes populaires. Ces institutions autogérées et réparatrices ont fourni un soutien aux migrant·es et des échanges de services, coordonné la distribution de vêtements et de denrées alimentaires et formé des comités d'autodéfense qui protègent les quartiers de la mafia armée, de la police et des organisations fascistes telles qu'Aube dorée.
For Health Autonomy est dédié à ces espaces de soins autonomes grecs, incluant toutes les cliniques, les espaces sociaux pour la santé, les cantines collectives et les espaces protégés libérés de l'État et du capital. Ces espaces se sont réapproprié les soins au-delà des limites des cadres biomédicaux, caritatifs et capitalistes. Le collectif CareNotes a invité ses ami·es à partager leurs expériences afin qu'elles puissent inspirer des projets similaires ailleurs. Nous nous sommes particulièrement intéressé·es aux espaces de soins auto-organisés et à ce qu'impliquent la mise en place et le fonctionnement de tels espaces dans un contexte d'austérité.
Parmi les questions soulevées dans les textes suivants, on trouve :
1. Quelles sont les théories ou les cadres conceptuels qui guident les pratiques de soins autonomes auto-organisées ?
2. Quelles actions sont déployées pour engager les participant·es dans un processus horizontal plutôt que dans la dynamique biomédicale existante du "sauveur" et de l'"expert" ?
3. Comment ces pratiques de soins gèrent-elles les coûts associés à la sécurisation de l'espace, des équipements et des salaires ?
4. Comment les collectifs s'engagent-ils avec d'autres groupes sociaux et politiques, leurs quartiers et l'espace public en général ?
5. Quel rôle, le cas échéant, un réseau plus large d'espaces de soins joue-t-il dans le partage des connaissances et d'autres pratiques contre la violence capitaliste/étatique ?
Les luttes et la portée de ces espaces s'intensifient au moment même où l'État, le capital et les institutions complices tentent de réduire leur pouvoir par le biais de l'austérité et de crises artificielles. Tandis que la police anti-émeute et les bulldozers du gouvernement attaquent les squats, de leur côté les ONG, les missionnaires évangéliques, les trafiquants de drogue et les proxénètes parasitent les migrant·es et les autres victimes de l'austérité. Nos contributeur·ies expliquent ce qui constitue un travail de soins autonome en Grèce et comment ces expériences peuvent inspirer des possibilités similaires ailleurs. Les lecteur·ices découvriront comment les expériences récentes d'espaces de soins autonomes en Grèce sont au cœur de l'expansion des luttes anticapitalistes mondiales autour de la reproduction des soins et de la communisation.
Au-delà des récits institutionnels du soin
Il existe plus de trente cliniques sociales en Grèce. Ces espaces fournissent des soins primaires et spécialisés à environ dix pour cent de la population et à un nombre croissant de migrant·es. Ils fonctionnent en dehors des flux financiers et de l'autorité de l'État, des organisations caritatives religieuses et d'autres bailleurs de fonds externes. Malgré l'aggravation des mesures d'austérité et des violences policières et fascistes, ces espaces maintiennent des assemblées horizontales qui coordonnent tous les aspects, de la collecte de fonds, des équipements médicaux, de la prestation de soins et du soutien émotionnel.
La plupart des récits d'universitaires, de journalistes et même de certain·es activistes ne considèrent le travail de soins autonome en Grèce que dans sa proximité avec la médecine moderne et réfléchissent à la réforme des soins de santé sur la base de ces expériences. Certain·es perçoivent ces espaces comme des matérialisations temporaires qui ne traitent qu'une gamme limitée de questions de santé par et pour les activistes, et qui disparaissent une fois que l'État et son appareil néolibéral formulent de nouvelles politiques de santé, ou des formes plus "efficaces" de services de santé. Cependant, ces idées reposent sur la perception nostalgique et erronée de la permanence d'un État-providence stable et bienveillant qui garantit l'accès à des soins de santé de qualité malgré des décennies de politiques néolibérales dévalorisant le personnel soignant, fermant des établissements de santé et empilant les dettes sur les étudiant·e-s des professions paramédicales. Par exemple, si l'on suit l'évolution du National Health Service au Royaume-Uni ou de l'Affordable Care Act aux États-Unis, on constate que le personnel soignant lutte constamment contre des fermetures d'hôpitaux malgré l'augmentation des besoins des patient·es, des horaires de travail plus longs, des conditions de travail plus dangereuses en raison de la rotation accrue des patient·es, et l'épidémie cachée de dépression, de toxicomanie et de suicide qui frappe le personnel soignant et les étudiant·es des professions paramédicales. La dévalorisation du travail de soins en général s'inscrit dans une logique néolibérale qui a conduit à une augmentation du nombre de personnes dépendantes des soins de santé, et non à une diminution. Le modèle biomédical ne parvient pas à assurer notre bien-être tout en détruisant notre capacité à nous regrouper et à nous opposer à la violence commise à l'encontre de nos corps et de nos écosystèmes.
Certains médecins, ancrés dans le modèle biomédical, peuvent déconsidérer ces cliniques sociales en raison de leur incapacité à traiter les aspects les plus aigus de la médecine clinique, tels que les blessures par balle, les lésions traumatiques ou le cancer. Ces cas requièrent en effet des services spécialisés et gourmands en ressources sur lesquels la médecine occidentale fonde sa supériorité. Toutefois, l'écrasante majorité des besoins en matière de soins de santé peuvent être satisfaits grâce à des approches préventives et de soins primaires que les systèmes de santé axés sur la logique de marché ne fournissent pas de manière égale ou efficace à la société.
Pour bien comprendre le fonctionnement des soins autonomes grecs, il faut imaginer leur fonctionnement au-delà de l'expérience biomédicale. Ici, le traitement des pathologies - comme les cancers ou les virus - est considéré comme aussi important que le démantèlement des causes des pathologies, y compris les problèmes sociaux de la dette, du manque de logement, des violences policières et de l'isolement. Nous devons comprendre comment la désindividualisation des soins, ce que nous pourrions appeler la communisation des soins, est essentielle pour lutter contre les formes d'abandon racialisées et genrées de l'État et du capital.
Garantir l'accès à la médecine et aux soins de santé est tout aussi important que de libérer des espaces inutilisés pour le logement ou de défaire l'emprise de la police sur des quartiers. Au chapitre 8, "La solidarité au-delà de la psychiatrie", l'Observatoire hellénique des droits dans le domaine de la santé mentale, par exemple, évoque son expérience de lancement d'un bureau d'information publique au sein d'un hôpital psychiatrique géré par l'État. Ce bureau défend et soutient les patient·es et leurs proches qui cherchent à obtenir des soins pour des souffrances émotionnelles, des informations sur les traitements et des alternatives à la pharmacothérapie. L'occupation du centre de soins de Zagliveri par des travailleur·euses de la santé et des membres de la communauté offre une autre approche de l'élargissement de l'accès aux services de santé existants par le biais d'assemblées de travailleur·euses et de patient·es (voir le chapitre trois, "Détails sur la fin du monde").
Pour bien saisir la contribution grecque au travail autonome de soins, il faut aussi comprendre comment le milieu autonome ou anticapitaliste au sens large influe sur d'autres modes de vie non capitalistes dans les domaines de l'art, de l'alimentation, du logement ou de la solidarité avec les migrant·es.
Cela n'est pas sans rappeler d'autres courants autonomes qui ont bâti des réseaux alternatifs, comme les femmes libres d'Espagne pendant le mouvement anarchiste des années 1930, les occupations d'hôpitaux et le travail autonome des Black Panthers et des Young Lords dans les années 1960 à New York, les cliniques et les écoles du Mouvement des travailleurs sans terre au Brésil dans les années 1980 ou les Zapatistes depuis 1994 au Mexique ; les barricades de la Commune d'Oaxaca en 2006 qui ont remis en question la dimension genrée de la reproduction sociale avec des cuisines collectives et des distributions de ressources ; et tant d'autres courants autonomes qui ont créé des réseaux alternatifs, tels que Food Not Bombs ou les jardins communautaires avec partage de la nourriture, le logement au moyen de squats ou d'arrangements de vie coopératifs, et d'autres formes de reproduction socialisée1. Les expériences grecques contemporaines de vie autonome décrites dans ce livre offrent un aperçu important et trop rare de la manière dont les luttes actuelles contre l'État, le capital et le modèle biomédical nous permettent simultanément de localiser un point de départ révolutionnaire dans le travail de soins, où les désirs de symbiose entre nous-mêmes et nos écologies sont libérés de la médecine institutionnelle par le biais de pratiques collectives de guérison et de partage des connaissances.
Soins autonomes
En Grèce, ce désir d'espaces de soins autonomes s'oppose aux récits capitalistes sur les soins, y compris les modes financièrement lucratifs de "self-care", tel que le coaching personnel, ou les plans de régime, qui nient les possibilités de faire grandir l'entraide ou la socialisation pour affronter la détresse et la précarité. Une grande partie de l'industrie du self-care est produite aux dépens des infirmières, des techniciennes et des masseuses qui sont majoritairement des femmes de couleur. De la même manière, les traditions du Sud global - telles que le yoga, l'ayahuasca et les remèdes à base de plantes - sont détachées de leurs importantes relations contextuelles avec la terre, l'humanité et la spiritualité.
L'exploitation perpétuelle et croissante des corps laborieux et des matières premières à des fins lucratives fait partie intégrante de la vie capitaliste. Les "crises" provoquées par le capitalisme à travers le chômage, la désindustrialisation, les violences sexuelles, la guerre et d'autres stratégies ont créé des corps exclus des flux de capitaux. Ce sont les "corps jetables" du capital. Les autres victimes de la violence capitaliste, les travailleur·euses, sont regroupé·es en tant que "matières premières" qui sont ensuite travaillées par diverses formations (ONG, prisons, soins de santé, police et institutions religieuses) afin d'assurer une production et des profits durables. On peut facilement reconnaître le rôle de la police, des gardiens de prison et des agents de liberté conditionnelle dans la gestion de la souffrance au sein du système de justice pénale, ou celui des soldats déployés dans des missions "humanitaires" ou de "maintien de la paix". Parmi le personnel soignant - infirmièr·es, médecins, conseiller·es et travailleur·euses sociaux - nous pouvons voir comment, dans le contexte capitaliste, la chaîne d'assemblage biomédicale transforme les soins en tâches isolées étroitement supervisées, en listes de contrôle et en algorithmes indifférents aux coûts et aux bénéfices émotionnels. Ces conditions sont particulièrement aggravées pour le nombre croissant de travailleur·euses du secteur des soins qui sont des femmes, des migrant·es et des personnes de couleur.
Les luttes autour du travail de soins dans le contexte grec, cependant, révèlent notre capacité à sortir du schéma binaire qui oppose l'aide sociale aux modèles néolibéraux de production capitaliste autour des soins. Assurer notre propre reproduction par diverses formes de travail utile pour nourrir, soigner, loger, jardiner et aimer, au-delà de la logique des relations monétaires et de la division du travail. Un tel processus exige que nous nous dissocions complètement des ONG ou des institutions professionnelles qui cherchent à extraire et à coopter des formes de vie autonomes pour en faire de nouveaux modèles de soins commercialisables. Les institutions capitalistes organisées autour des soins cherchent désespérément à découvrir de nouvelles maladies pour consommer davantage de médicaments, de matériel chirurgical et d'interventions médicales. Ces institutions travaillent en tandem avec l'État pour individualiser et pacifier une population exploitée potentiellement militante.
Au contraire, comme le montrent clairement les écrits de l'Espace social pour la santé, une clinique de quartier autonome occupée à Athènes, et du Centre de santé de l'occupation de Zagliveri dans la région de Thessalonique, les pratiques de self-care, les médicaments sur ordonnance et les médecins ne sont pas intrinsèquement "mauvais", tout comme les remèdes à base de plantes et les thérapies alternatives (par exemple, l'acupuncture) ne sont pas intrinsèquement "bons".² C'est la mesure dans laquelle ils sont individualisés et distribués à celleux qui ne peuvent pas se les payer qui importe. Par exemple, qu'en est-il des soins prodigués aux personnes incapables de faire face aux causes en amont de la maladie (par exemple, les saisies immobilières ou les violences sexuelles) ? Les services sont-ils organisés de manière hiérarchique et axée sur le profit ? Leurs pratiques renforcent-elles le racisme, le sexisme ou le validisme, qui sont les causes profondes de tant de souffrances ?
Comme le montrent les initiatives de Zagliveri en matière de soins de santé, décrites au chapitre 3, "Détails sur la fin du monde", et au chapitre 10, "Réflexions sur les cliniques de solidarité sociale en Crète", du collectif anarchiste Oktana, les formations autonomes doivent faire la distinction entre la déshospitalisation et la désinstitutionnalisation. La désinstitutionnalisation remplace le modèle biomédical, hiérarchique et centré sur le profit de la médecine moderne par des modes de soins horizontaux et non marchands. Ce processus est déterminé par l'assemblée des travailleur·euses de la santé et des résident·es de la communauté qui travaillent en coopération pour récupérer l'espace physique et les ressources de l'hôpital en vue d'un mode de production autonome.
Plusieurs modes de désinstitutionnalisation sont examinés ci-dessous et il est important de les souligner :
- L'intégration d'un processus autonome dans un cadre de soins de santé traditionnels. "Social Solidarity Clinics in Greece" (voir chapitre 6) présente les réflexions sur l'autonomie d'Ilektra Bethymouti, psychologue et participante au groupe qui a organisé la première clinique de solidarité à Thessalonique. La création de ce groupe de médecine alternative a permis aux professionnel·les de santé et aux patient:es de développer des approches visant à "briser la relation de pouvoir entre médecin et patient·e et à intégrer la médecine holistique et intégrale".
- Défendre les cliniques menacées de réduction de budget ou de fermeture. Plusieurs contributions à cet ouvrage analysent la manière dont les travailleur·euses de santé se sont mobilisé·es en réponse à l'austérité. La mobilisation du centre de soins de santé du village de Zagliveri, situé dans la région de Thessalonique, met en évidence un changement de paradigme dans la manière dont les travailleur·euses s'organisent de manière autonome par rapport aux structures syndicales traditionnelles, en tandem avec les résident·es de la communauté, afin d'améliorer les conditions de travail des travailleur·euses de santé et les soins prodigués aux patient·es.
- Récupération de cliniques abandonnées avec le modèle des assemblées. Comme le décrit le chapitre 9, " The Ongoing Process of Self-Organization of Health in Petralona ", tous les aspects des soins - de l'occupation de la clinique à son fonctionnement quotidien - restent sous la supervision de l'assemblée des travailleur·euses des soins et des habitant·es du quartier.
- Occupation et récupération d'un espace non clinique pour le travail de soins. À Thessalonique, la reprise par les travailleur·euses d'une usine de carrelage abandonnée par son propriétaire, appelée Vio.Me, en 2013 - avec le soutien du Centre de santé de solidarité sociale (SHC) de Thessalonique - a permis la création d'un espace de soins au sein de l'usine (voir les contributions de Haris Malamidis au chapitre quatre, "Workers' Medical Center at Vio.Me Self-Managed Factory" et de Marta Perez, au chapitre cinq, "Accessing the Greek Healthcare System").
Le travail de soins dans un horizon anticapitaliste
Les milieux anarchistes et autonomes grecs ont délégitimé et confronté les instruments du capital qui assujettissent et marchandisent les nouvelles formes de travail de soins émergeant des espaces autonomes. Tout, depuis le langage, l'esthétique et les modes d'organisation du travail de soins, est constamment menacé d'appropriation par les universitaires, les ONG et l'État, qui vendent ensuite ces technologies et connaissances de terrain à l'industrie capitaliste. Bien qu'il soit peu probable que la Banque mondiale ou Partners in Health adoptent un jour une structure d'assemblée horizontale ou squattent des cliniques abandonnées, ils s'emploient néanmoins à coopter l'esthétique et les relations de ces espaces, l'image ou l'expérience d'une assemblée horizontale, l'utilisation d'agent·es de santé communautaires déprofessionnalisé·es et faiblement rémunéré·es, la distribution très efficace de matériels médicals et la coordination de médecins bénévoles, ainsi que tant d'autres pratiques de soins autonomes.
En Grèce, les collectifs de travailleur·euses du soin sont également engagé·es dans des luttes anticapitalistes plus larges - de la confrontation avec la violence de l'État, de la mafia et du fascisme à la soi-disant crise économique avec ses saisies massives, ses expulsions et ses coupes dans les pensions, les soins de santé et les services sociaux. L'intersection de tant de luttes spécifiques et à plus grande échelle dans un horizon anticapitaliste transforme la potentialité des espaces de soins autonomes. Ils élargissent le corps collectif qui lutte pour affronter les instruments du pouvoir et de la violence et amplifient également le rôle déterminant du milieu anticapitaliste au sens large en fournissant un accès à la nourriture (par exemple, les coopératives agricoles et de pêche, les cantines sociales), un soutien émotionnel, des soins médicaux, des espaces sûrs, des logements, etc. Ce processus de lutte révolutionnaire pour l'autonomie sanitaire est décrit en profondeur par le collectif Oktana, dans sa discussion sur les principes fondamentaux de la clinique :
"Une clinique assure la prévention, les soins de santé primaires et la réhabilitation psychosociale ; 2) l'action directe qui met en lumière les conditions des populations exclues et établit une relation durable avec les personnes concernées ; 3) l'action défensive, promotrice et/ou offensive qui n'est pas sectorielle et médiatisée par l'État (bureaucratie syndicale) mais qui rassemble les travailleur·euses et les usager·es du secteur de la santé ; 4) la désinstitutionnalisation et la déshospitalisation".
L'horizon du travail de soins
Les expériences et les écrits collectifs rassemblés ici évitent de catégoriser et de défendre les espaces de soins activistes ou radicaux par rapport aux cliniques et hôpitaux publics et privés, ou la médecine orientale par rapport à la médecine occidentale. Les milieux anarchistes et autonomes grecs (parmi d'autres au niveau international) ont rendu ces distinctions obsolètes en communalisant les besoins en matière de soins. Ils ont développé la manière dont nous (en tant que travailleur·euses et usager·es des soins, collectifs et réseaux) défendons ce que nous avons et réclamons ce dont nous avons besoin. Cependant, qui a le pouvoir de déterminer ce qui constitue un besoin et comment les ressources sont distribuées pour répondre à ce besoin ?
Nous partons de l'idée que la quasi-totalité de nos besoins en matière de santé peuvent être satisfaits par des soins préventifs ou primaires. À la lumière de la destruction des soins primaires par le néolibéralisme, il est nécessaire d'étendre le territoire des soins au-delà de l'autorité du médecin, de la salle d'examen et des ordonnances. Ce faisant, il est possible de se réapproprier les formes les plus fondamentales de soins et d'entraide dans la vie quotidienne.
Ces nouvelles formes pourraient être décrites comme des "sphères" qui existent en tandem les unes avec les autres en tant que large écosystème de vie autonome. For Health Autonomy met ainsi en lumière l'imagination radicale et la création de nouveaux espaces de soins qui nous permettent d'acquérir le pouvoir de faire face aux crises systémiques auxquelles nous sommes collectivement confronté·es. En Grèce, ces espaces de soins majeurs montrent que le pouvoir peut être construit à travers des structures organisationnelles spécifiques et à travers la coordination et la circulation régulières d'expériences singulières, plurielles et transversales. Singulières dans le sens où les assemblées nourrissent des pratiques de soins uniques ou multiples au sein d'un même espace. Plurielles dans les formes de coordination et de collaboration entre les espaces de soins (pour le matériel médical, les connaissances, les spécialistes). Et enfin, transversal dans les pratiques de mise en commun soutenues par les communautés qui fusionnent le travail de soins avec d'autres pratiques qui répondent à nos besoins collectifs et récupèrent une vie autonome des profits et de l'État (y compris le logement, la nourriture, l'art et des espaces protégés).
Cette multiplicité de formes singulières, plurielles et transversales qui se chevauchent permet au travail de soins de croiser d'autres luttes pour vivre au-delà de la vie capitaliste. Dans le quartier ouvrier d'Exarcheia à Athènes, par exemple, on constate que le travail de soins est en constante transformation avec d'autres domaines de la vie autonome : le logement (squats, espaces de vie pour les migrant·es), l'alimentation (jardins urbains, cantines solidaires, marchés de producteur·ices gérés de manière coopérative) et des espaces protégés. Dans ces moments critiques, le mouvement anticapitaliste au sens large doit se rassembler et réfléchir à la manière dont la reproduction sociale peut canaliser les confrontations directes avec le capital pour en faire des possibilités de transversalité. Dans les pages qui suivent, nous explorons les réseaux et les collectifs de soins en Grèce qui nous ouvrent des horizons planétaires d'autonomie en matière de santé.
Publication originale (01/2020) :
For Health Autonomy
· Cet article fait partie de notre dossier Communisme du soin du 21 mai 2023 ·
Voir M.E. O'Brien, "Junkie Communism", Commune. No. 3, été 2019 (traduction française : https://agitations.net/2020/07/06/junkie-communism/) ; Barucha Peller, "Self-Reproduction and the Oaxaca Commune", ROAR, printemps 2016 ; Mariarosa Dalla Costa, Family, Welfare, and the State : From Progessivism to the New Deal (Brooklyn, NY : Common Notions, 2015) ; Silvia Federici, Revolution at Point Zero : Housework, Reproduction, and Feminist Struggle (Oakland, CA et Brooklyn, NY : PM Press/Common Notions, 2012).