Petits fascismes, grandes entreprises | Rodrigo Nunes
La vague d'extrême droite qui en a surpris plus d’un doit aussi être comprise comme un grand mouvement entrepreneurial. L'agitation d'extrême droite et le monde du coaching se ressemblent beaucoup : dans les deux cas, pour nourrir l'"optimisme cruel" qui entretient la croyance en l'entrepreneuriat, il est essentiel que les candidat·es influenceur·euses sachent jouer le rôle d'objets d'admiration.
Rodrigo Nunes est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l'Université catholique pontificale de Rio de Janeiro (PUC-Rio), au Brésil. Il est l'auteur de Organisation of the Organisationless : Collective Action After Networks et de nombreux articles dans des publications telles que Les Temps Modernes, Radical Philosophy, South Atlantic Quarterly, Jacobin, Al Jazeera et The Guardian. En tant qu'organisateur et éducateur populaire, il a participé à plusieurs initiatives au Brésil et en Europe, notamment aux premières éditions du Forum social mondial. Il a récemment publié Neither Vertical nor Horizontal, A Theory of Political Organization (2021, Verso) et Do transe à vertigem – Ensaios sobre bolsonarismo e um mundo em transição (2022, Ubu)
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
Les derniers sondages indiquent que le cocktail d'ineptie, de négligence, d'érosion institutionnelle et, maintenant, de corruption flagrante a finalement commencé à saper les bases du soutien à Jair Bolsonaro. Certaines choses, cependant, restent inchangées ; parmi elles, comme on a pu le constater lors des manifestations de Sete de Setembro, la loyauté des électeur·ices plus âgé·es, des riches et de celleux qui se déclarent entrepreneur·euses.
Sans surprise les milieux d'affaires restent bolonaristes, car c'est le seul secteur dont le gouvernement s'est préoccupé tout au long de la pandémie. Au milieu du flot de désinformation qui s'est déversé directement depuis le bureau présidentiel, l'un des rares messages constants disait qu'aucune préoccupation n'était plus grande que l'économie, et que toutes les autres préoccupations étaient subordonnées au bien de l'économie.
Cela ne s'est pas traduit par des avantages pour les entreprises et des mesures énergiques pour protéger les emplois. Le soutien de Bolsonaro aux entrepreneur·euses s'est exprimé de manière essentiellement symbolique, mais pas de manière inefficace. Il s'est manifesté dans le sabotage permanent des mesures restrictives des États et des municipalités, dans la critique de la fermeture des commerces et dans des clins d'œil aux mouvements organisés par les entrepreneur·euses pour exiger que leurs entreprises continuent à fonctionner et, surtout, dans l'affirmation répétée qu'il n'y avait rien d'autre à faire que de continuer à travailler normalement pendant que les morts s'accumulaient.
La relation entre le bolsonarisme et le milieu entrepreneurial ne s'arrête toutefois pas là. Il serait hâtif de comprendre la popularité de Bolsonaro parmi les entrepreneur·euses et les riches comme une seule et même chose. Malgré la perte de soutien dans les classes inférieures, il reste à la fois un bolsonarisme de classe supérieure et un bolsonarisme populaire, précisément parce que le bolsonarisme est un phénomène interclasse. Pour que cette alliance interclasse soit possible, certaines images et certains mots ont dû produire une identification parmi des secteurs très disparates de la société. Tout comme "mamata" (qui construit un ennemi qui va de la "vieille politique" aux bénéficiaires des quotas dans les universités) et "bon citoyen" (qui a différentes significations pour différentes personnes), "entrepreneur" est l'un de ces signes. En effet, c'est un terme qui non seulement recouvre des réalités très différentes, du cadre supérieur au travailleur informel, du propriétaire d'une chaîne de grands magasins au petit commerçant, mais, en représentant un objet d'aspiration, il peut se référer à la fois à une réalité et à un désir. Dans un monde où les gens sont constamment exhorté·es à admirer les entrepreneur·euses et à voir les choses de leur point de vue, il n'est pas surprenant qu'une candidature qui se présente comme défenseuse des entrepreneur·euses puisse attirer à la fois les riches et les pauvres.
Mais cette fonction d'opérateur idéologique d'alliance entre différentes classes ne dit pas tout du rôle de l'entrepreneurialisme dans la politique actuelle. Il est nécessaire de comprendre le bolsonarisme non seulement comme pro-entrepreneur, mais aussi comme un phénomène entrepreneurial en soi. Depuis le tournant qui a transformé le progressisme diffus de 2013 en protestations pro-impeachment de 2015, "être de droite" (puis progressivement, d'extrême droite) est devenu une perspective de carrière pour un certain nombre de personnes. Cet "entrepreneuriat politique" a joué un rôle clé dans la construction de la vague qui a propulsé Bolsonaro à la présidence, et, bien sûr, a atteint un autre niveau lorsqu'il a pris le pouvoir.
L'idéologie de l'entrepreneurialisme qui a prévalu au cours des dernières décennies a des sources diverses, allant du néo-schumpeterianisme du théoricien de l'administration Peter Drucker à la généralisation de l'"entrepreneuriat" comme pratiquement synonyme d'action humaine par l'école autrichienne de Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek. Dans des pays comme le Brésil, sa diffusion à partir des années 1980 a été principalement due à quatre facteurs. Les deux principaux sont naturellement l'hégémonie absolue des idées néolibérales dans le débat public et les politiques inspirées par ces idées, qui privilégient le marché comme mécanisme d'allocation des ressources au détriment des droits sociaux et des services publics, augmentant la coercition économique sur les personnes et intensifiant la logique du "tuer ou être tué". Mais la pénétration croissante des églises évangéliques prêchant la "théologie de la prospérité" et l'essor de l'industrie du développement personnel et du coaching ont également pesé dans la balance. Ce dernier facteur, sorte d'ouroboros entrepreneurial dans lequel la demande constante d'optimisation de soi pour le marché est elle-même transformée en opportunité commerciale, consiste en une curieuse branche dans laquelle un individu dont la seule activité est lui-même enseigne à d'autres individus les secrets pour réussir dans les affaires.
Les gouvernements de gauche qui ont prospéré en Amérique latine au début de ce siècle n'ont pas signifié un reflux de l'idéologie entrepreneuriale. Comme le souligne la sociologue argentine Verónica Gago dans son livre The Neoliberal Reason : Baroque Economies and Popular Pragmatics, ils l'ont largement mobilisée tout en la "démocratisant" d'une certaine manière. Dans cette période, les conditions économiques favorables et l'attention portée aux politiques distributives et au marché intérieur de la consommation ont créé les bases d'un "entrepreneuriat populaire", source de dynamisme économique et d'ascension sociale. De cette manière, le progressisme a contribué à la consolidation de ce que Gago appelle le "néolibéralisme par le bas" : une condition dans laquelle les classes populaires, de plus en plus habituées à la privatisation des risques et aux discours de légitimation de l'ordre économique promus par le néolibéralisme, intériorisent la logique de l'"entrepreneur·euse de soi-même" et commencent à concevoir leurs propres stratégies de vie en ces termes.
Même dans des conditions normales, le marché produit toujours beaucoup plus de perdant·es que de gagnant·es. En outre, la fiction selon laquelle il s'agit d'un espace dans lequel les individus s'épanouissent exclusivement grâce à leurs mérites sert généralement à dissimuler tous les avantages dont ils ont bénéficié (sous la forme de richesses intergénérationnelles, de bonnes relations et d'un accès privilégié au pouvoir politique, par exemple). Mais la force de l'idéologie entrepreneuriale vient du fait que l'identification à cette idéologie non seulement n'a pas besoin d'une base matérielle (elle se réfère plus à une attitude qu'à une activité), mais tend à se renforcer, et non à s'affaiblir, face à l'impossibilité de sa réalisation. Lorsque l'on croit que le succès dépend exclusivement de l'effort individuel, l'échec n'est pas vécu comme un signe que les dés sont pipés, mais comme une culpabilité, une honte et un appel à travailler encore plus dur. Le succès et la figure même de l'entrepreneur deviennent ainsi les objets de ce que la théoricienne américaine Lauren Berlant, récemment décédée, appelait "l'optimisme cruel" : l'attachement à une promesse de bonheur qui non seulement ne se matérialise jamais mais nous empêche d'obtenir le bonheur, mais à laquelle nous revenons encore et encore avec l'espoir que "cette fois-ci, ce sera différent".
Accumulée au fil des décennies, cette répétition produit à la fois une solidarité négative (le sentiment que "si je dois en passer par là, tout le monde en passe par là") et du ressentiment (la haine découlant de l'expérience de ne pas obtenir ce que l'on s'imagine mériter). C'est de là que vient une grande partie du matériel avec lequel Donald Trump et d'autres dirigeant·es d'extrême droite ont travaillé aux États-Unis et en Europe. Mais le ressentiment peut aussi être produit dans un laps de temps beaucoup plus court, s'il y a un aplatissement soudain de l'horizon futur, comme cela s'est produit au Brésil. Ce n'est sans doute pas seulement l'omniprésence et l'attrait pervers de l'idéologie entrepreneuriale qui ont attiré des personnes issues de réalités très disparates vers la candidature de Bolsonaro en 2018. C'est aussi la crise économique qui a débuté en 2014 et qui a frustré les attentes du haut comme du bas de la pyramide sociale. L'explosion concomitante d'un scandale de corruption majeur a offert à la fois une explication causale simple et une cible facile pour le ressentiment : blâmer la "vieille politique" et le "vol du PT [Parti des Travailleurs, celui de Lula]". Étant donné que les années de vol du PT avaient également profité à certains groupes sociaux, la haine pouvait s'étendre au portier qui avait réussi à se rendre à New York, à la fille de la femme de ménage qui avait été admise dans une université publique, aux peuples indigènes dont les terres avaient été reconnues, aux personnes LGBTQIA+ qui avaient obtenu des protections juridiques ou organisé des événements avec le soutien de la loi Rouanet.
Le ressentiment soudain provoqué par la crise pouvait ainsi communiquer avec un ressentiment qui s'était progressivement construit au cours de la décennie précédente, et peut-être même avant. Contrairement au premier, commun aux riches et aux pauvres, le second était plus concentré dans une couche sociale particulière - la classe moyenne supérieure inférieure.
Lorsque Trump a remporté l'élection de 2016, cette surprise a été presque entièrement mise sur le compte d'une "classe ouvrière blanche" mythifiée des régions désindustrialisées par des décennies de mondialisation néolibérale. Si ces électeur·ices ont effectivement pu être décisif·ves dans l'issue du vote dans leurs circonscriptions, cette analyse a confondu l'anecdote et les faits en ignorant que seul·es 25 % des électeur·ices de Trump correspondaient au profil d'une personne blanche sans diplôme universitaire et dont le revenu du ménage est inférieur à la médiane nationale, ou en ne voyant pas que les électeur·ices pauvres par rapport à la médiane nationale s'avéraient relativement aisé·es par rapport aux régions dans lesquelles iels vivaient (" pauvres au niveau national " mais " riches au niveau local "). De même, au Brésil, alors que la gauche se concentre sur les millionnaires qui soutiennent le gouvernement et que la droite tente de se présenter comme la véritable voix du peuple, nous devrions peut-être identifier le cœur du bolsonarisme avec une couche que nous pourrions appeler, en nous inspirant de l'expression de George Orwell dans Le Quai de Wigan, la "basse classe moyenne supérieure".
Dans le Brésil d'aujourd'hui, très différent de l'Angleterre édouardienne dans laquelle Orwell a grandi, cette étiquette désignerait une frange de la population constamment hantée par le fantôme de la mobilité sociale négative. Bien que leurs revenus les placent dans la classe moyenne ou moyenne supérieure, iels ne disposent pas de la richesse accumulée en actifs ni du capital culturel et social des personnes ayant un niveau de vie similaire. Ces carences les rendent particulièrement sensibles aux différences de statut et exposés aux fluctuations de l'économie. Fruits de l'ascension sociale de la première ou de la deuxième génération, ou héritier·es de familles qui ont vu leur patrimoine diminuer, iels se trouvent en permanence dans une sorte de catégorie intermédiaire : consommation élevée, mais au prix d'un endettement ; diplôme universitaire, mais sans éclat et dans des institutions peu prestigieuses ; leur propre entreprise, mais ne fonctionnant jamais avec une marge vraiment confortable.
La condition de "lumpen-élite" en fait une proie facile pour un ressentiment dirigé à la fois vers le haut et vers le bas. Vers le haut, iels en veulent à une élite culturelle qui domine des codes qui leur échappent (et qu'iels considèrent comme de simples marqueurs de distinction sociale), à une élite sociale qui a les relations qui leur manquent (et qui se présente comme un réseau fermé de copinage) et à une élite économique qui détient la richesse à laquelle iels aspirent (un objet d'envie en même temps que d'émulation). Vers le bas, iels craignent de perdre leurs propres marques de distinction : l'exclusivité de l'accès à des biens de consommation tels que les voyages internationaux, à des espaces tels que l'université ou à des services tels que le travail domestique. Cette anxiété liée au statut implique, à son tour, une grande vulnérabilité aux perturbations de ce que le philosophe politique américain Corey Robin a appelé la "vie privée du pouvoir", que nous pouvons comprendre en étendant l'idée du sociologue américain W. E. B. Du Bois d'un "salaire psychologique de la blanchité" pour parler également des relations de classe et de genre. La personne chargée de ressentiment trouve souvent une compensation dans la possibilité de se sentir supérieure au serveur, à la femme de ménage, au Noir (dans le cas de l'homme blanc), à la femme (dans le cas de l'homme), à l'homosexuel·le ou au trans (dans le cas de l'hétérosexuel·le cisgenre) - et s'insurge donc contre tout risque de perdre ces avantages.
La basse classe moyenne supérieure n'a pas manqué de profiter des années d'abondance luliste, mais a vu ses gains diminuer par rapport aux profits des plus riches et aux avancées symboliques et matérielles des plus pauvres. C'est dans cet environnement que la prédication de personnalités comme Olavo de Carvalho a trouvé un terrain fertile, en plaçant, au sein du même cadre d'une grande conspiration contre les valeurs occidentales, la frustration du candidat qui n'est pas accepté aux concours (et commence à accuser les quotas raciaux), de l'homme qui ne peut pas être un mâle alpha (et commence à accuser le féminisme), de l'adulte qui se sent intellectuellement diminué (et commence à blâmer le marxisme culturel), et de l'entrepreneur qui n'a pas réussi, pour qui le problème réside dans les politiques de redistribution, comprises non pas comme des mécanismes visant à encourager l'activité économique et à corriger les inégalités historiques, mais comme des pots-de-vin versés par le gouvernement à des groupes d'intérêt. Les sentiments d'échec et d'impuissance ont ainsi trouvé non seulement une explication, mais aussi un espace pour s'abriter et s'organiser. En ce sens, la formation de la nouvelle droite brésilienne de 2013 à aujourd'hui, avec ses manifestations parfois délirantes et ses paniques morales autour des universités et des expositions d'art contemporain, a peut-être été le plus grand programme de santé mentale que le Brésil ait jamais connu.
C'est dans le segment de la basse classe moyenne supérieure qu'est né et se maintient le bolsonarisme le plus vigoureux. La famille Bolsonaro elle-même en ferait probablement partie si elle ne s'était pas découvert un sens politique certain. Mais c'est d'elle que sont issus non seulement la majorité des partisan·nes les plus ardent·es de la nouvelle droite, mais aussi nombre de ses organisateur·ices et intellectuel·les organiques. L'instabilité politique et économique ayant révélé l'existence de ce filon, des centaines d'entrepreneur·euses raté·es, de rockers décadents, d'acteur·ices fracassé·es, de journalistes à la réputation douteuse, de sous-célébrités "activistes", de traders en difficulté, de coach médiocres, de policiers et de militaires cherchant à compléter leurs revenus : toute la faune pittoresque des agitateur·ices "conservateur·ices", "patriotes", "libérale·aux" et "anarcho-capitalistes" - y ont trouvé l'occasion d'une nouvelle carrière.
Que ce soit en créant des mouvements capables de lever des fonds à la destination nébuleuse, ou en conquérant (ou regagnant) des espaces dans les médias traditionnels, ou encore en monétisant des chaînes YouTube et des profils Instagram, iels ont constitué un circuit dans lequel l'accumulation de capital politique se convertissait facilement en accumulation de capital économique, et vice versa. Cette convertibilité est d'ailleurs simultanément le moyen par lequel la trajectoire de l'entrepreneur·euse politique se construit et une fin. En se consolidant comme influenceur·euse, l'individu devient candidat à une fonction publique, par élection ou nomination ; la fonction publique, en retour, apporte la notoriété et un public fidèle, alimentant en retour la performance sur les réseaux sociaux. Même s'il ne débouche pas sur une carrière politique, ce type d'entrepreneuriat implique toujours des avantages pécuniaires, directs (invitations à des conférences, contrats de publicité et d'édition, vente de produits tels que des T-shirts et des autocollants, fonds publics) et indirects (remise de dettes fiscales, prêts, accès aux autorités).
C'est en ce sens que la vague d'extrême droite qui en a surpris plus d'un·e en 2018 doit aussi être comprise comme un grand mouvement entrepreneurial. C'est d'ailleurs l'un des points sur lesquels des phénomènes comme Bolsonaro et Trump se distinguent le plus des mouvements fascistes historiques de l'entre-deux-guerres. Alors que les premiers s'appuyaient sur des organisations de masse très disciplinées, conçues à l'image d'une armée parallèle, leurs épigones contemporain·es ressemblent davantage à une nuée d'entrepreneur·euses qui se taillent une place1. En utilisant des plateformes numériques plutôt que des formes d'organisation plus traditionnelles, iels relient une demande (frustrations, griefs et désirs divers) à une offre (accueil, explications, solutions et soupapes de secours). Comme la base de cette rencontre est la fragilité émotionnelle générée par l'incapacité à répondre à ses propres attentes, le terrain est fertile pour les opportunistes et les profiteur·euses en tout genre.
En cela, d'ailleurs, l'agitation d'extrême droite et le monde du coaching se ressemblent beaucoup : dans les deux cas, pour nourrir l'"optimisme cruel" qui entretient la croyance en l'entrepreneuriat, il est essentiel que les candidat·es influenceur·euses sachent jouer le rôle d'objets d'admiration. Même sans avoir jamais eu de performance entrepreneuriale, il faut projeter l'attitude de l'entrepreneur ; et même si leur nouvelle carrière cache un échec dans la précédente, iels doivent se présenter comme victorieux·ses dans l'univers concurrentiel du marché, de grand·es spécialistes dans leurs domaines respectifs, des autorités dont les mérites évidents n'ont cessé d'être reconnus qu'à cause d'une quelconque machination. C'est pourquoi le militantisme bolsonariste le plus ardent apparaît si clairement divisé entre celleux qui souffrent de ne pas atteindre les sommets promis par leur vision du monde et celleux qui prétendent connaître un secret caché ou une recette du succès. Pour chaque Ricardo Vélez Rodríguez - une vieille rancœur provinciale, bourgeoise et nostalgique - il y a toujours un Markinhos Show, le conseiller spécial nommé par le général Eduardo Pazuello au ministère de la santé, dont le site web le décrit comme un "conférencier motivateur, maître coach, analyste en neuromarketing, spécialiste en marketing, référenceur, hypnologue, mentaliste, praticien de la PNL, musicien, entrepreneur et spécialiste en marketing politique". Même le ministre Paulo Guedes, le cadre prétendument "technique" du gouvernement Bolsonaro, est quelqu'un dont les capacités intellectuelles n'ont jamais été tenues en haute estime par ses pairs, mais qui a réussi à convertir son succès en tant qu'opérateur boursier en un poste ministériel dans lequel il combine le rôle d'animateur de talk-show d'investisseurs avec la vente constante de terrains sur la lune.
Étant donné que c'est dans ce milieu de l'entreprenariat freestyle que le bolsonarisme a recruté la plupart de son personnel, il n'est pas surprenant que le gouvernement s'avère maintenant infesté de pickpockets négociant avec des faux, comme le suggèrent les fraudes que la CPI [Commission d’enquête parlementaire] de la pandémie a révélées. Mais les opportunités d'affaires n'ont pas été épuisées par la distribution de postes commissionnés à des sympathisant·es sans qualification discernable, ni par l'allocation de ressources publiques à des influenceur·euses numériques ami·es, ni par les dépenses en nourriture et boissons de luxe éventuellement surévaluées, ni par le relâchement des mécanismes de contrôle, le secret sur l’usage de la carte de crédit présidentielle ou la cession de pans entiers de l'administration et du budget à des partenaires. Le phénomène du "traitement précoce", promu par un réseau d'influenceur·euses du monde médical en synergie avec des laboratoires pharmaceutiques et un gouvernement désireux de se décharger de ses responsabilités dans la lutte contre le Covid-19, montre que le bolsonarisme continue de produire des essaims et des célébrités de niche qualifiées pour de plus hautes envolées dans un avenir pas si lointain.
"Tout porte à croire que, du moins dans son état actuel, l'agitation aux États-Unis est autant une escroquerie qu'un mouvement politique", ont écrit Leo Löwenthal et Norbert Guterman dans le classique les Prophètes du mensonge, une étude récemment republiée sur la rhétorique utilisée par les propagandistes d'extrême droite. Nous sommes en 1949. "Nous ne devons pas oublier que l'agitateur est convaincu que son public est composé de 'pigeons'", affirment les auteurs. "Des gens qui en veulent au monde parce qu'iels ont l'impression d'avoir été laissés pour compte, et qui sont donc insécurisé·es, dépendant·es et désorienté·es". Plus récemment, l'historien Rick Perlstein a souligné que la promiscuité de longue date entre les intérêts commerciaux et les objectifs politiques au sein du mouvement conservateur américain fait qu'il est impossible de dire où finissent les affaires et où commence l'idéologie. "Ce sont les deux faces d'une même pièce, l'escroquerie du remède miracle pour les maladies cardiaques qui ne coûte que 23 cents se transforme de manière infinitésimale en escroquerie des taux d'imposition marginaux minuscules comme remède miracle aux problèmes nationaux"2. Le conservatisme, "à cet égard comme à bien d'autres", conclut Perlstein, est exactement comme les systèmes pyramidaux ou le tristement célèbre "marketing multi-niveaux" de sociétés comme Amway - un vieil aimant de la basse classe moyenne supérieure.
Dans le discours de la méritocratie, la promesse apparemment démocratique que chacun·e peut "y arriver" par ses propres efforts est en équilibre précaire avec la célébration aristocratique de celleux qui "y arrivent" en tant qu'individus doués d'une perspicacité et d'un courage supérieurs à la moyenne. C'est ainsi, par exemple, que l'économiste Joseph Schumpeter vantait la "destruction créatrice" promue par l'entrepreneur, un révolutionnaire dont les réalisations se situent "en dehors des activités routinières que tout le monde comprend". Dans un monde extrêmement inégalitaire, cette dualité produit inévitablement, d'un côté, la souffrance très individualisée de l'échec et, de l'autre, l'espoir que la grande chance est toujours au coin de la rue, à la portée de celleux qui savent la reconnaître. L'éloge de l'effort devient alors facilement l'appréciation de l'intelligence et du coup de chance.
Cela devient encore plus clair lorsque nous passons du récit épique de Schumpeter à celui, plus modeste, de Friedrich von Hayek, dans lequel le héros n'est pas un innovateur radical, mais quelqu'un qui sait tirer parti d'une information précieuse. Pour Hayek, le marché est un grand processeur d'information qui communique les différences avantageuses dans les conditions de production à travers les variations de prix. C'est le fait de posséder une information exclusive - comme l'obtention de main-d'œuvre ou de transports moins chers, par exemple - qui permet à un agent de vendre à un prix inférieur. Ce faisant, il va à la fois tirer un avantage économique de cette connaissance et apporter une nouveauté utile au reste du système. Ainsi, comme l'écrit Hayek dans Law, Legislation and Liberty, "lorsque seuls quelques uns sont déjà au courant d'un fait nouveau important", ce seront "les spéculateurs tant décriés" qui "essaieront bientôt de diffuser cette information pertinente par une modification opportune des prix". Le chemin le plus court vers le succès est la découverte, qu'il s'agisse d'un petit avantage marginal ou de la prochaine grande idée. Et, bien sûr, là où il y a beaucoup de gens à la recherche d'un raccourci, il y aura toujours des personnes intelligentes dont le raccourci consistera à convaincre les autres qu'elles en ont trouvé un.
Les choses se compliquent encore lorsque nous quittons l'axe production-commerce pour passer à la finance. Alors que dans le premier cas, l'avantage d'une information privilégiée se traduit immédiatement par une baisse du prix du produit, l'avantage d'un investissement se situe généralement dans le futur : pariez aujourd'hui sur cette idée et gagnez demain parce que vous l'avez découverte en premier. Le marché financier met la prochaine grande idée potentiellement à la portée de n'importe qui, mais en même temps, il rend l'entreprise rentable, le système pyramidal, le remède miracle, le conte de l'illusionniste et la théorie du complot fondamentalement identiques : la promesse qu'une information aujourd'hui limitée à un petit cercle se révélera bientôt être une vérité révolutionnaire, apportant des gains financiers et/ou psychiques à cellui qui a osé l'embrasser en premier3. La différence entre l'occasion manquée et le pari à un million de dollars peut résider dans l'audace de la "pensée freelance", pour reprendre l'expression avec laquelle l'animateur de Fox News Tucker Carlson a décrit le mouvement conspirationniste QAnon.
Les similitudes ne s'arrêtent pas là. Comme pour les systèmes pyramidaux, la meilleure façon de gagner de l'argent grâce à la finance est d'être la première à entrer et le premier à sortir. Étant donné que la valeur d'un actif dépend de la perception qu'ont les gens de sa valeur, celleux qui investissent en premier ont la possibilité de voir leur mise initiale s'apprécier jusqu'à ce que l'actif soit tellement valorisé qu'il n'a plus aucun moyen de produire le rendement qu'iels escomptent. Il est alors temps de vendre, avant que le marché n'arrive à la même conclusion et que le prix ne commence à baisser. Cette trajectoire décrit toutes les bulles spéculatives de l'histoire, de la fièvre de la tulipe en Hollande au XVIIe siècle à la crise du marché immobilier qui a brisé l'économie mondiale en 2008. Mais ces moments prétendument exceptionnels ne révèlent rien d'autre que ce que fait le mécanisme normal du marché lorsqu'il n'y a rien pour le contrôler.
Si cette logique est restée la même depuis la naissance des marchés financiers, deux facteurs ont changé au cours des dernières décennies. D'une part, la boucle de rétroaction entre la perception du public et la valeur monétaire s'est raccourcie : les deux interagissent désormais beaucoup plus rapidement. D'autre part, les moyens et les techniques de manipulation de la perception se sont multipliés.
En connectant les marchés et les nations à travers la planète, la mondialisation de la fin du siècle dernier a créé un monde dans lequel l'argent ne dort jamais, et les actifs financiers sont continuellement soumis aux fluctuations d'humeur d'un public international qui réagit en temps réel aux réseaux sociaux et aux bulletins d'information en continu. Ainsi, un geste aussi anodin que celui de la star portugaise Cristiano Ronaldo dissimulant deux bouteilles de Coca-Cola lors d'une conférence de presse peut avoir un impact quasi immédiat sur les actions de la marque. Le revers de la médaille, c'est qu'il y a de plus en plus d'artifices à la disposition de celleux qui veulent gonfler la valeur des actifs, des idées et des entreprises. Si la valeur d'un actif dépend de la perception de sa valeur, ceux qui peuvent générer cette impression verront inévitablement la valeur de l'actif saugmenter. C'est ainsi qu'une machine à hype bien huilée est capable de gonfler un investissement aussi ennuyeux que le désormais légendaire Fyre Festival4.
C'est à ce stade que la finance et l'économie des influenceurs se croisent. Non seulement dans le sens où les influenceur·euses sont des dispositifs majeurs de manipulation de l'opinion, mais aussi parce que les deux ont au cœur exactement le même problème : la gestion de la perception publique comme mécanisme de génération de valeur5. Compte tenu de la centralité de cette question aujourd'hui, il semble parfaitement approprié que l'une des figures les plus marquantes de notre époque soit Donald Trump : un milliardaire autoproclamé dont la principale source de revenus au cours de ce siècle a été de jouer le rôle d'un milliardaire dans une émission de téléréalité et d'octroyer des licences sur son nom en tant que marque commerciale.
Lorsque la perception du public et l'argent sont si étroitement liés, rien ne compte plus que l'authenticité : lorsque tout le monde essaie de faire bonne figure, ce qui est "pour de vrai" a plus de valeur. Le problème, bien sûr, c'est que la contrefaçon de l'authentique n'a jamais été aussi facile. Dans une société mondiale hyperconnectée, avec des milliards de producteur·ices et de consommateur·ices d'informations, les moyens de faire de la publicité sans en avoir l'air ne manquent pas, en semant du contenu qui semble "organique" et "spontané" afin de générer un engagement qui est en fait l'un et l'autre. Les outils de manipulation des métriques des réseaux sociaux, tels que les fermes à clics et les comptes robots ou cyborgs, la multiplication des sources de fake news, l'embauche d'influenceur·euses pour de la publicité non déclarée, la création d'écosystèmes de communication multiplateformes qui forment un circuit fermé où se construisent progressivement des mondes parallèles, tout indique que nous vivons une sorte d'âge d'or de l'escroquerie. Si, par le passé, un bon escroc plantait toujours un ou deux complices parmi le public pour l'aider à attirer ses victimes, sur Internet, il dispose d'autant de complices qu'il peut en faire entrer dans son budget. Du Brexit à Bolsonaro, l'histoire du virage à droite de la politique mondiale de ces dernières années est indissociable du fait que les démocraties contemporaines manquent encore d'anticorps pour faire face à cette transformation.
Le fait qu'elle ait été gonflée par des individus cherchant à obtenir des avantages personnels ne rend pas cette vague moins réelle. Au contraire, sa réalité doit être comprise précisément comme le produit d'un processus de rétroaction entre une demande réelle (ressentiments, angoisses, frustrations et désirs qui existent réellement) et l'offre fournie par les entrepreneur·euses politiques. Ni la demande ni l'offre n'étaient prêtes et données avant que la rétroaction ne commence : la base et les agitateur·ices ont grandi ensemble. Le filon s'est constitué au fur et à mesure de sa découverte : les agitateur·ices sont devenu·es ce qu'iels étaient en observant quels discours produisaient quelles réactions, tandis que la base adoptait leurs idées et les incitait à hausser le ton, les deux parties entrant ainsi dans une spirale de radicalisation. On aurait tort, par exemple, de voir dans la trajectoire politique de feu le sénateur Major Olímpio, du centre-droit à l'extrême droite, un simple symptôme d'un glissement général de la population vers la droite ; le symptôme, dans ce cas, est aussi la cause.
Que les entrepreneur·euses politiques d'extrême droite soient des opportunistes ne signifie pas non plus que leur relation avec les idées qu'iels défendent soit simplement cynique et instrumentale. Il est vrai que leur engagement en faveur de la moralité publique, de la droiture et de la vérité est, au mieux, élastique. Mais la prétendue hypocrisie des "bon·nes citoyen·nes" est, en réalité, un engagement sincère envers autre chose. Les agitateur·ices, et nombre de leurs partisan·nes, croient effectivement en une société où chacun·e "sait où est sa place" : où les femmes sont timides et modestes, où les Noir·es prennent l'ascenseur de service, où les garçons sont des garçons, les filles des filles, et où personne ne se plaint du peu qu'iel possède. Mais iels y croient non pas en raison de la valeur intrinsèque de ces valeurs, mais en raison de la répartition du pouvoir et des avantages personnels qu'elles établissent. Iels croient surtout en leur droit d'occuper la place que ces valeurs leur assignent dans les relations de classe, de genre et de race : celle de ceux qui peuvent exercer leur propre volonté sans limites. C'est cette place, à la fois réelle et imaginée, qu'iels craignent de perdre, qu'iels regrettent d'avoir perdue et qu'iels aspirent à atteindre.
Cette idée que la pleine citoyenneté ne réside pas dans la réciprocité des droits et des devoirs, mais dans l'exceptionnalité de celleux qui sont au-dessus des lois, est un héritage fort du passé esclavagiste de la culture brésilienne. Mais c'est aussi le point de rencontre entre l'archaïsme et l'actualité néolibérale. Car si la compétition est élevée au rang de fondement de la vie sociale, si la lutte pour la survie sur le marché est assimilée à la sélection naturelle, on peut s'attendre à ce que, pour un nombre croissant de personnes, la force devienne la seule loi, et le succès le seul critère. Les contraintes légales ou morales apparaissent alors comme des limitations imposées à la liberté de concourir, et le fait d'y être soumis comme un signe de faiblesse. Pour gagner, il faut être prêt à enfreindre les règles, et le prix pour le gagnant est d'être dans une position où les règles qui s'appliquent aux autres - payer des impôts et être puni en cas d'infraction, par exemple - deviennent facultatives. Le sommet de la pyramide de l'entrepreneuriat contemporain n'est donc pas très différent de la position de l'ancien seigneur du moulin ou du patriarche ; et celleux qui veulent vraiment y accéder doivent être prêt·es à opérer à la limite de la loi et de la morale.
Il convient ici de prêter attention, une fois de plus, à ce que le symbolisme des actions de Bolsonaro communique. Ses affinités familiales avec l'industrie minière, son soutien ostensible aux exploitants forestiers illégaux et aux agriculteurs armés, la longue histoire de ses relations avec les milices (une sorte de mouvement entrepreneurial d'agents des forces de sécurité), la vendetta personnelle contre Ibama, l'obsession d'assouplir le code de la route, sans parler de l'armement de la population, tout cela indique que le président est quelqu'un qui comprend que "pour être entrepreneur au Brésil, on ne peut pas opérer dans le cadre de la loi", et promet un État qui renonce à inspecter, à infliger des amendes, à réglementer ou à faire respecter les lois existantes. Il reconnaît les coups de pouce, l'astuce et même la violence comme faisant partie intégrante de la sphère des libertés de celleux qui "veulent travailler", tout en promettant à celleux qui "y arrivent" la libre jouissance de leurs privilèges. C'est un message qui peut sembler bon à tous ceux qui se sentent "au sommet", ne serait-ce que dans la sphère privée de l'environnement familial. Et il sonne comme une douce mélodie aux oreilles de la basse classe moyenne supérieure, une couche dans laquelle le respect des lois et des dettes peut être la distance qui sépare le profit de la faillite, et qui vit entre l'envie de celleux qui ont plus de privilèges et la peur de perdre ceux qu'iels ont.
La confusion entre discipline et permissivité a toujours été au cœur de l'attrait de Bolsonaro. Il était à la fois celui qui serait dur sur l'avortement, mais qui traiterait la maltraitance des enfants par des proches comme une affaire privée ; celui qui mettrait fin à la corruption, mais qui comprenait que c'est l'excès de lois qui oblige le citoyen à faire ses petites affaires. Le secret pour que cela fonctionne est que chacun·e de ses adeptes s'imagine toujours être dans les rangs de celleux qui sont au dessus et non de celleux qui sont réprimé·es. Parmi les agitateur·ices qui ont contribué à construire le bolsonarisme, cependant, il n'y a jamais eu de doute sur le fait que la permissivité était la tendance dominante, et la façon dont l'occupation de l'appareil d'État s'est déroulée montre clairement que c'est elle qui a gagné.
La vie républicaine brésilienne combine quatre modèles d'appropriation de la machine étatique : le traditionnel, dérivé des anciennes structures de pouvoir local qui soutiennent les dynasties politiques ; l'économique, défini par l'accès privilégié du capital aux ressources et aux décisions du pouvoir public ; le corporatif, caractéristique de secteurs tels que le judiciaire et le militaire ; et ce que nous pouvons appeler, avec quelques guillemets, le modèle "démocratique". Cette appellation est justifiée dans la mesure où ce modèle est médiatisé par le vote (l'occupation de postes dans l'administration par des membres ou des partisan·nes d'une force politique qui a gagné dans les urnes) et revêt une fonction légitime (en principe, il facilite l'exercice de la direction du projet endossé par les électeur·ices sur les fonctionnaires de carrière).
Le manque de consistance organique du bolsonarisme, sa condition de collection de tendances et d'essaim d'entrepreneur·euses politiques, a fait de cette appropriation démocratique un instrument essentiel pour lui assurer une certaine solidité. En détruisant les carrières étatiques, la réforme administrative voulue par le gouvernement pourrait en faire un instrument infiniment plus puissant, donnant au président la prérogative d'employer jusqu'à 90 000 agents électoraux. Le programme ultralibéral de Paulo Guedes et la promesse d'une dérégulation tous azimuts font miroiter, depuis la campagne, de fabuleuses possibilités d'appropriation économique.
Mais rien n'impressionne autant que l'intensification de la propriété des entreprises, sur la défense desquelles l'ancien capitaine a bâti sa carrière de député. En plus de protéger les militaires et les juges de la réforme des retraites et de remplir le gouvernement d'officiers issus des trois armées, le président ne cesse de choyer les forces de sécurité, comme le financement à 100 % de l'accession à la propriété pour les policiers et les bourses d'études à l'étranger pour les membres des forces armées. Après avoir gonflé le budget du ministère de la Défense tout en réduisant d'environ un quart les budgets de la Santé et de l'Éducation en 2021, le gouvernement prévoit d'allouer 55 millions de réais en 2022 à une prime supplémentaire exclusivement destinée au personnel en uniforme occupant des postes commissionnés. Avec le budget secret et l'officialisation d'alliance avec le Centrão, le bingo de la captation de l'appareil d'État est fermé et la fine fleur de l'appropriation traditionnelle est ramenée au centre de la gestion, donnant aux aventuriers de la première heure des dernières élections l'occasion de rencontrer les vrais professionnels de cet entrepreneuriat politique.
Sur ces quatre piliers, Bolsonaro continue de s'équilibrer malgré tout : un gouvernant a d'autant plus de valeur qu'il est faible, car sa faiblesse se traduit pour celleux qui le soutiennent par la multiplication des opportunités d'affaires.
Publication originale (10/2021) :
Revista Piauí
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
L'organisation paramilitaire ne disparaît pas nécessairement, mais elle est, pour ainsi dire, "externalisée", et, dans des cas comme celui du Brésil, elle se constitue en activité commerciale. En définitive, il faut reconnaître que même les formes d'organisation de l'extrême droite ne sont pas sorties indemnes des transformations imposées par la révolution néolibérale.
À ce stade, il est intéressant de rappeler que, outre la défense des intérêts corporatifs militaires, les activités de député de Jair Bolsonaro se sont pratiquement résumées à un militantisme en faveur de remèdes miracles tels que le niobium, le graphène et la phosphoéthanolamine, la soi-disant "pilule contre le cancer". Cette dernière a fait l'objet de l'un des deux seuls projets de loi approuvés par lui en trois décennies, qui a ensuite été interdit par la Cour suprême pour avoir violé les pouvoirs de l'Anvisa. Celleux qui ont observé de près les manifestations en faveur de la destitution en 2015 se souviendront que les banderoles appelant à la légalisation de la pilule faisaient partie du lot hétéroclite de revendications des manifestant·es.
Dans un article désormais incontournable, les anthropologues John et Jean Comaroff décrivent les systèmes pyramidaux comme "un capitalisme de casino pour les personnes qui n'ont pas le capital fiscal ou culturel pour [...] parier sur des marchés plus conventionnels". En d'autres termes, une sorte de Dow Jones du pauvre (ou de la lumpen-élite). Dans un article récemment publié sur le Blog do Labemus (Laboratório de Estudos de Teoria e Mudança Social), l'anthropologue Letícia Cesarino utilise l'observation de Comaroff sur la prolifération de ce type de schéma pour analyser l'entreprenariat autour des "traitements précoces".
Le Fyre Festival, un événement musical de luxe prévu en 2017 sur une île des Bahamas, est devenu un cas d'école de l'intersection entre les marchés financiers, la culture des influenceur·euses et la fraude : sa propagande initiale a connu un tel succès qu'elle a conduit les organisateurs, inexpérimentés dans ce type d'événements, à faire une série de promesses publicitaires qu'iels n'étaient pas en mesure d'honorer. Le résultat a été un désastre pour les quelque cinq cents personnes qui s'étaient rendues aux Bahamas, des dizaines de poursuites judiciaires, l'arrestation de l'un des organisateurs et deux documentaires.
Un croisement littéral entre ces deux économies se manifeste dans la tendance à embaucher des influenceur·euses numériques pour promouvoir les crypto-monnaies, créant ainsi de petites bulles au profit des premier·es investisseur·euses, une pratique courante sur les marchés boursiers, connue sous le nom de "pump and dump" (gonfler et larguer).