Les catastrophes naturelles n’existent pas | Neil Smith
Il est généralement admis parmi les géographes de l'environnement qu'il n'existe pas de catastrophe naturelle. L'ouragan Katrina a apporté la confirmation la plus éclatante de cet axiome. Le caractère prétendument "naturel" des catastrophes est un camouflage idéologique pour les dimensions sociales (et donc évitables) de ces catastrophes, protégeant des intérêts sociaux bien spécifiques.
Neil Smith (1954-2012), géographe marxiste, était professeur distingué d'anthropologie et de géographie au Graduate Center de la City University of New York (CUNY), où il a fondé et dirigé pendant plusieurs années le centre interdisciplinaire Center for Place, Culture, and Politics.
// Note de Cabrioles : Malgré l’évidence qu’une pandémie est un phénomène éminemment social, et donc politique et économique, les classes dominantes travaillent sans relâche à naturaliser l’évènement dans le but d’invisibiliser les responsabilités, d’individualiser les coûts, et même, d’en tirer profit. Dans cet article de juin 2006 sur l’évènement Katrina en Nouvelle-Orléans le géographe marxiste Neil Smith nous rappelait qu’il en était de même pour toutes les catastrophes dites “naturelles” : l’immense majorité de leurs différentes dimensions, de leurs causes et anticipations, aux plans de reconstructions, en passant par leurs impacts profondément différenciés, sont sociopolitiques, et determinées par les rapports de dominations qui structurent le capitalisme. //
Il est généralement admis parmi les géographes de l'environnement qu'il n'existe pas de catastrophe naturelle. Dans chaque phase et aspect d'une catastrophe - causes, vulnérabilité, anticipation, conséquences, réponse, et reconstruction - les contours de la catastrophe et la différence entre qui vit et qui meurt sont dans une plus ou moins grande mesure un calcul social. L'ouragan Katrina apporte la confirmation la plus éclatante de cet axiome. Il ne s'agit pas d'un simple point académique, mais d'un point pratique, qui a tout à voir avec la manière dont les sociétés se préparent aux événements naturels et les absorbent, et avec la manière dont elles peuvent ou doivent se reconstruire par la suite. Il est difficile, si peu de temps après une catastrophe aussi inutilement meurtrière, de faire preuve de froideur, mais il est important, dans le feu de l'action, de mettre les sciences sociales à contribution pour faire contrepoids aux tentatives officielles de reléguer Katrina dans la poubelle historique des catastrophes "naturelles" inévitables.
Tout d'abord, les causes. La négation du caractère naturel des catastrophes n'est en aucun cas une négation du processus naturel. Les tremblements de terre, les tsunamis, les blizzards, les sécheresses et les ouragans sont certainement des événements naturels dont la compréhension nécessite des connaissances en géophysique, en géographie physique ou en climatologie. Cependant, le fait qu'un événement naturel soit une catastrophe ou non dépend en fin de compte de sa localisation. Un grand tremblement de terre dans l'Hindu Kush peut n'engendrer aucun désastre alors qu'un événement de même intensité en Californie peut être une catastrophe. Mais même parmi les événements climatiques, les causes naturelles ne sont pas entièrement séparées du social. Le monde a récemment connu un réchauffement spectaculaire, que les scientifiques attribuent de plus en plus aux émissions de carbone dans l'air, et dans le monde entier, Katrina est largement considéré comme la preuve d'un changement climatique induit socialement. Un seul ouragan comme Katrina, même suivi d'un ouragan Rita d'intensité presque égale, ou même inscrit dans une saison 2005 record d'ouragans dans l'Atlantique, ne constitue pas en soi une preuve concluante du réchauffement climatique induit par l'homme. Pourtant, il serait irresponsable d'ignorer ces signaux. C'est ce qu'a fait l'administration Bush, qui est heureuse d'attribuer le triste bilan des morts et des destructions sur la côte du golfe du Mexique - peut-être 1 200 vies selon les derniers décomptes - à un acte de la nature. Elle a prouvé qu'elle était non seulement inconsciente mais aussi idéologiquement opposée aux preuves scientifiques de plus en plus nombreuses du réchauffement de la planète et au fait que l'élévation du niveau des mers rend des villes comme la Nouvelle-Orléans, Venise ou Dhaka immédiatement vulnérables à de futurs désastres. Quelle que soit la manipulation politique des sciences, le caractère prétendument "naturel" des catastrophes devient ici un camouflage idéologique pour les dimensions sociales (et donc évitables) de ces catastrophes, protégeant des intérêts sociaux bien spécifiques.
La vulnérabilité, à son tour, est fortement différenciée ; certaines personnes sont beaucoup plus vulnérables que d'autres. En clair, dans de nombreux climats, les riches ont tendance à s'approprier les terres les plus élevées, laissant aux pauvres et à la classe ouvrière des terres plus vulnérables aux inondations et aux nuisances environnementales. Il s'agit d'une tendance, et non d'une généralisation à toute épreuve : les propriétés en bord de mer constituent une exception majeure dans de nombreux endroits, et La Paz, en Bolivie, où les riches vivent dans la vallée plus fraîche située en dessous de 13 000 pieds, en est une autre. À la Nouvelle-Orléans, cependant, les gradients topographiques se doublent de gradients de classe et de race, et comme l'a si tragiquement démontré l'évacuation provoquée par Katrina, les plus aisé·es disposaient de voitures pour partir, de cartes de crédit et de comptes bancaires pour les hôtels et les fournitures d'urgence, leurs familles immédiates avaient probablement des ressources pour soutenir leur évacuation, et les plus riches disposaient également des polices d'assurance pour la reconstruction. Ce n'est pas seulement le marché, mais les administrations successives, de l'échelle fédérale à l'échelle urbaine, qui ont rendu les populations les plus pauvres de la Nouvelle-Orléans les plus vulnérables. Depuis 2001, alors qu'elle savait qu'un ouragan catastrophique était probable et qu'il dévasterait selon toute vraisemblance la Nouvelle-Orléans, l'administration Bush a néanmoins ouvert des centaines de kilomètres carrés de zones humides au développement sous prétexte que le marché est le mieux placé pour le faire, érodant ainsi la protection naturelle de la Nouvelle-Orléans ; elle a également réduit de 80 % le budget du Corps des ingénieurs de l'armée américaine du district de la Nouvelle-Orléans, empêchant ainsi le pompage et l'amélioration des digues. Dans le même temps, elle a consacré des ressources à des réductions d'impôts pour les riches et à une guerre ratée en Irak1. Au vu de la stupéfaction avec laquelle les gens du monde entier ont accueilli les images d'une population afro-américaine échouée dans les égouts mortels de la Nouvelle-Orléans post-Katrina, il est difficile de ne pas être d'accord avec le sénateur de l'Illinois Barack Obama : "les habitant·es de la Nouvelle-Orléans n'ont pas seulement été abandonné·es pendant l'ouragan", mais iels ont été "abandonné·es il y a longtemps"2.
Après les causes et la vulnérabilité, vient le degré d'anticipation. L'incompétence des mesures de préparation à Katrina, notamment au niveau fédéral, est bien connue. Dès que l'ouragan a touché la Floride, presque trois jours avant la Nouvelle-Orléans, il était évident que cette tempête était bien plus dangereuse que ne le laissaient supposer la vitesse de ses vents et son intensité. Les météorologues savaient qu'elle allait frapper une région de plusieurs États, mais l'Agence fédérale de gestion des urgences (FEMA), supervisée par une personne nommée par le pouvoir politique sans expérience pertinente et récemment subordonnée au ministère de la Sécurité intérieure, a fait comme si de rien n'était. Elle n'a envoyé qu'un quart des équipes de recherche et de sauvetage disponibles dans la région et aucun personnel à la Nouvelle-Orléans avant que la tempête ne soit passée3. Pourtant, plus d'un jour avant son passage, Katrina avait été décrit par le National Weather Service comme un "ouragan d'une force sans précédent" susceptible de rendre la zone visée "inhabitable pendant des semaines, voire davantage "4. Quelques jours plus tard, alors que le président sautait de séances de photos en séances de photos, la Maison Blanche, qui n'a pas l'habitude d'écouter ses scientifiques, semblait ne toujours pas comprendre la prescience de cet avertissement ou l'ampleur du désastre.
Les conséquences de l'ouragan Katrina et les réponses qui y ont été apportées sont encore fraîches dans notre mémoire, mais il est important d'enregistrer certains détails afin que la brutalité de ce qui s'est passé ne soit pas gommée par une réécriture historique. Les conséquences peuvent être évaluées en milliers de vies inutilement perdues, en milliards de dollars de biens détruits, en économies locales dévastées et ainsi de suite, mais ce n'est que la moitié de l'histoire. Les images qui ont fait le tour du monde montrant des États-Unis paralysés, peu soucieux ou incapables de protéger leur propre population, recevant des offres d'aide de plus de 100 pays, n'ont fait que réaffirmer pour beaucoup le sentiment, déjà cristallisé par la débâcle en Irak, d'une superpuissance en déliquescence. Le niveau de colère des survivant·es, largement retransmis à la télévision, les corps flottant en arrière-plan, a choqué le monde. Les reporters n'étaient pas "intégré·es" cette fois, et les images étaient donc réelles, non censurées et brutes. Alors que la véritable horreur se déroulait, les médias travaillaient sans scénario, et il a fallu près d'une semaine avant que l'enrobage des récits d'information préexistants ne reprennent le contrôle. Mais il était déjà trop tard. Des réfugié·es désemparé·es5, pour la plupart afro-américain·es, ont conclu qu'on les laissait mourir dans le Superdome et le Centre de convention de la Nouvelle-Orléans ; iels ont imploré de l'aide, n'importe quelle aide, tout en exigeant avec colère de savoir pourquoi, si les journalistes pouvaient entrer et sortir, elleux ne le pouvaient pas.
Lorsque la Garde nationale est arrivée, il est rapidement apparu qu'elle avait reçu l'ordre de contrôler militairement la ville et de protéger les biens plutôt que d'apporter de l'aide aux personnes désespérées. Les citoyen·nes en colère, qui ont pataugé dans la ville fétide à la recherche des bus promis qui ne sont jamais venus, ont été empêché·es, sous la menace des armes, de sortir. "Nous n'allons pas transformer la West Bank [une banlieue de la Nouvelle-Orléans] en un autre Superdome", a soutenu un shérif de la banlieue. Des groupes de réfugié·es qui tentaient d'organiser collectivement la distribution d'eau, de nourriture et d'abris ont également été dispersé·es sous la menace des armes par la Garde nationale. De nombreuses victimes ont déclaré avoir été assiégées et la Garde nationale avait reçu l'ordre de ne pas distribuer sa propre eau6. Quatre jours seulement après le passage de l'ouragan à la Nouvelle-Orléans, alors que l'aide gouvernementale était encore largement absente, le président Bush a conseillé aux réfugié·es de s'en remettre à des organisations caritatives privées telles que l'Armée du Salut7. Lorsque la première aide fédérale est arrivée, les bénéficiaires stupéfait·es qui ont ouvert les cartons ont demandé pourquoi on leur envoyait des vaccins contre l'anthrax. "Ce sont les boîtes que la Sécurité intérieure nous a demandé d'envoyer", leur a-t-on répondu.
Malheureusement, aussi choquante qu'elle ait été, la tragédie de la Nouvelle-Orléans n'est ni unique ni même particulièrement inattendue, sauf peut-être par son ampleur. Les dimensions de race et de classe déterminant qui a échappé et qui a été victime de cette catastrophe décidément non naturelle auraient pu être prédites, et l'ont été, mais elles s'inscrivent dans une longue histoire d'expériences similaires. En 1976, un tremblement de terre dévastateur a finalement tué 23 000 personnes au Guatemala et fait 1,5 million de sans-abri. Je dis "finalement", car la grande majorité des décès n'ont pas été le résultat direct de l'événement physique lui-même, mais se sont produits dans les jours et les semaines qui ont suivi. L'aide internationale massive a afflué au Guatemala, mais elle n'a pas été acheminée vers les paysan·nes les plus touché·es et en ayant le plus besoin, qui en sont venus à qualifier la catastrophe de "tremblement de terre de classe"8. Dans les communautés situées autour de l'océan Indien, ravagées par le tsunami de décembre 2004, les fissures de classe et d'ethnie des anciennes sociétés sont réactivées plus profondément et plus largement par les modèles de réponse et de reconstruction. Là-bas, la "reconstruction" empêche par la force les pêcheurs locaux de rétablir leurs moyens de subsistance et prévoit plutôt de sécuriser le front de mer pour les riches touristes. Les habitant·es appellent de plus en plus l'effort de reconstruction le "deuxième tsunami". À la Nouvelle-Orléans, on murmure déjà que Katrina est appelé "l'ouragan Bush". Ce n'est pas seulement dans ce que l'on appelle le tiers monde que les chances de survivre à une catastrophe dépendent avant tout de la race, de l'ethnie et de la classe sociale.
À toutes les phases, jusqu'à la reconstruction, les catastrophes ne se contentent pas d'aplanir les paysages, de les rendre lisses. Au contraire, elles creusent et érodent les ornières des différences sociales qu'elles rencontrent. En l'espace de quelques jours, alors que les corps n'étaient toujours pas ramassés et avant même que le nombre de morts ne soit approximativement connu, la presse a parlé de l'opportunité que représentait la mise à nu de la Nouvelle-Orléans. Alors que l'on estimait à un demi-million le nombre de personnes exclues de la ville, la FEMA a commencé à organiser des parcs de maisons mobiles pour accueillir jusqu'à 130 000 familles de réfugié·es dans des parcs d'État éloignés, des camps de scouts, sur n'importe quelle parcelle possible de terrain vacant loin de la ville. À première vue, il s'agit d'une stratégie raisonnable, sauf qu'il faut être très confiant pour imaginer que la première chose qui sera faite à la Nouvelle-Orléans, grâce à un financement fédéral de l'administration Bush, farouchement favorable au marché, sera de reconstruire des logements publics afin que les plus démuni·es puissent revenir en ville. Déjà, dans l'intervalle entre Katrina et la réinondation provoquée par l'ouragan Rita, les entreprises et les propriétaires ont été les privilégiés qui ont été autorisés à revenir dans la ville à travers les cordons militaires. Il est donc beaucoup plus probable que la classe ouvrière et les Afro-Américain·es de la Nouvelle-Orléans soient retenu·es à la périphérie pendant des mois et des années au motif qu'iels n'ont pas de maison où retourner, et dans l'espoir ou l'attente qu'iels se dispersent simplement par frustration.
En fait, de nombreux·ses évacué·es des ouragans Charley et Ivan de 2004 vivent toujours dans des parcs à roulottes en Floride. Et l'éditorialiste néoconservateur du New York Times, David Brooks, n'a pas perdu de temps pour faire valoir que les "personnes qui n'ont pas les compétences de la classe moyenne" ne devraient pas être autorisées à se réinstaller en ville : "Si nous nous contentons de construire de nouveaux bâtiments et de permettre aux mêmes personnes de revenir dans leurs anciens quartiers, la Nouvelle-Orléans urbaine redeviendra aussi délabrée qu'avant"9. S'il était vrai que le caractère des quartiers dépendait avant tout de celleux qui y emménagent, il pourrait y avoir une part de vérité. Mais si, comme le soutiennent aujourd'hui plusieurs générations de théorie urbaine, le destin d'un quartier a autant, sinon plus, à voir avec la façon dont le capital (public ou privé) investit dans un quartier (et comment il se désinvestit également), alors les projecteurs devraient moins s'attacher à blâmer les victimes de ce terrible désastre qu'à examiner les motivations des investisseurs en capital. Le représentant du Congrès Richard Baker de Baton Rouge n'apporte guère de réconfort à cet égard. "Nous avons finalement nettoyé les logements sociaux à la Nouvelle-Orléans", glousse un Baker en roue libre. "Nous n'avons pas pu le faire, mais Dieu l'a fait "10.
La dernière leçon de la géographie environnementale concernant les catastrophes est que, loin d'aplanir les différences sociales, la reconstruction après une catastrophe creuse invariablement les ornières et les sillons de l'oppression et de l'exploitation sociales. Ainsi, tout en abolissant la concurrence en accordant des contrats sans appel d'offres à certaines des mêmes entreprises qui opèrent en Irak - Bechtel, Fluor Corp. et Haliburton - l'administration Bush a imposé une concurrence féroce entre des travailleur·euses désespéré·es en suspendant la loi fédérale qui oblige les entrepreneurs fédéraux à payer au moins le salaire local en vigueur. Pendant ce temps, alors que de nombreux morts n'ont toujours pas été retrouvé·es, les promoteurs immobiliers ont débarqué à la Nouvelle-Orléans avec des portefeuilles bien remplis et des babines qui claquent. Dans l'attente d'une reconstruction de la ville avec des digues plus hautes et de meilleure qualité et avec beaucoup moins d'ouvrier·es et d'Afro-Américain·es, la Nouvelle-Orléans, deux semaines après Katrina, ressemblait déjà à une ruée vers l'or des promoteurs11. Ces personnes, ces promoteurs et ces sociétés, disent de nombreux·ses Néo-Orléanais·es, sont les "vrais pillards". En revanche, les personnes déplacées, qui n'ont aucune propriété privée à récupérer, sont confrontées à des salaires plus bas, à l'escalade des coûts pour les rares logements et, à mesure que la sympathie initiale s'estompe, à une stigmatisation accrue.
Lorsque le président Bush insiste sur le fait que "la Nouvelle-Orléans va redevenir une grande ville", il est difficile de croire que des logements sociaux de bonne qualité, sûrs et abordables sont ce que cette administration a en tête. La gentrification généralisé à une échelle encore jamais vue aux États-Unis est le scénario le plus probable. Après l'ouragan Bush, les pauvres, les Afro-Américain·es et la classe ouvrière qui ont été évacué·es ne seront pas accueilli·es de nouveau à la Nouvelle-Orléans, qui sera selon toute probabilité reconstruite comme un aimant à touristes avec une BigEasyVille Disneyfiée suintant encore plus d'authenticité fabriquée que le quartier français survivant à proximité.
Nous pouvons regarder en arrière et identifier un grand nombre de décisions individuelles, prises ou non, qui ont fait de cet ouragan un tel désastre social. Mais le tableau d'ensemble est plus que la somme de ses parties. Ce n'est pas une découverte radicale que les dimensions du désastre de Katrina ne sont pas seulement dues aux actions de telle ou telle administration locale ou fédérale, mais plus largement au fonctionnement du marché capitaliste, surtout dans son aspect néolibéral. Le refus de s'attaquer au réchauffement climatique est enraciné dans le pouvoir mondial des sociétés pétrolières et énergétiques, qui craignent pour leurs profits et qui, ce n'est pas une coïncidence, représentent les racines sociales de classe du pouvoir de l'administration Bush ; la population de la Nouvelle-Orléans était vulnérable non pas en raison de la géographie mais en raison d'un abandon de classe et de race à long terme - la pauvreté - aggravé par le démantèlement de l'aide sociale par les administrations démocrates et républicaines ; l'incompétence des préparatifs de la FEMA a exprimé le népotisme, le copinage et les privilèges de la classe dirigeante plutôt qu'une quelconque préoccupation pour les pauvres et la classe ouvrière ; et la reconstruction semble prête à capitaliser sur ces inégalités et à les creuser davantage. À aucun moment, au cours des prochaines décennies, les Afro-Américain·es ne représenteront à nouveau les deux tiers de la population de la Nouvelle-Orléans.
Il existe des alternatives. Les protocoles de Kyoto sont loin d'être parfaits, mais ils représentent un plus petit dénominateur commun dans la lutte contre le réchauffement climatique, auquel les États-Unis ne veulent même pas adhérer. En ce qui concerne la préparation, Oxfam America et les Nations unies ont cité Cuba comme un modèle plausible. Lorsque l'ouragan Ivan a traversé les Caraïbes en septembre 2004, 27 personnes sont mortes en Floride et près de 100 à Grenade, mais aucune à Cuba, qui a également été frappée directement à l'ouest. Ils n'ont pas toujours eu autant de succès, mais les Nations unies et Oxfam attribuent leur réussite à plusieurs facteurs. Premièrement, les Cubain·es apprennent dès leur plus jeune âge le danger des ouragans et comment s'y préparer et y répondre. Deuxièmement, avant l'arrivée de l'ouragan, les communautés locales organisent le nettoyage pour sécuriser les débris potentiellement dangereux. Troisièmement, la préparation et l'évacuation sont organisées et coordonnées entre le gouvernement central et les communautés locales, et le transport loin du danger est organisé comme un projet communautaire social plutôt que d'être laissé au marché privé, comme ce fut le cas à la Nouvelle-Orléans et à Houston. Pour prévenir les incendies, l'approvisionnement en gaz et en électricité est coupé avant l'arrivée de l'ouragan. Pendant un ouragan, des équipes d'urgence pré-organisées par l'État garantissent l'eau, la nourriture et les soins médicaux - 2 000 équipes de ce type dans le cas d'Ivan. Le gouvernement organise également les ressources nécessaires à la reconstruction des communautés12.
En comparaison, la reconstruction post-Katrina aux États-Unis sera dominée par des contrats gouvernementaux imposés d'en haut pour des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars aux grandes entreprises et par des milliards de dollars de paiements d'assurance aux propriétaires pour qu'ils puissent reconstruire dans les mêmes endroits vulnérables déjà détruits. Une telle solution peut être bonne si elle est mesurée à l'aune du profit capitaliste - une nouvelle frénésie d'achat dans le Golfe fait grimper le prix de tous les yachts et, chose incroyable, les actions des compagnies d'assurance ont tendance à augmenter après des catastrophes majeures - mais la même logique de marché privé qui a causé une telle destruction sociale annonce un désastre social et environnemental pour celleux qui ne sont pas en position de profiter des contrats gouvernementaux et des indemnisations d'assurance des biens.
Mais il existe une alternative. "Nous ne resterons pas les bras croisés pendant que ce désastre est utilisé comme une opportunité pour remplacer nos maisons par des manoirs et des appartements nouvellement construits dans une Nouvelle-Orléans gentrifiée", peut-on lire dans la déclaration d'une coalition de groupes de personnes pauvres de la Nouvelle-Orléans, Community Labor United13. Iels ont ensuite insisté pour que la reconstruction de la ville ne soit pas dominée par le bien-être des entreprises, mais que les personnes évacuées de la Nouvelle-Orléans aient le pouvoir de décision principal sur la façon dont la reconstruction se déroule. Les milliards de dollars déjà engagés par le Congrès et les fonds collectés par les organisations caritatives appartiennent de plein droit aux victimes. Certains répondront que la reconstruction est très compliquée, et c'est vrai, mais les résultats obtenus par des entreprises comme Bechtel et Haliburton en Irak ne sont pas des preuves pour défendre un modèle irakien imposé d'en haut pour la Nouvelle-Orléans.
En fin de compte, la question de la reconstruction n'est technique que de manière secondaire. Elle est avant tout politique, et l'on peut difficilement s'attendre à ce que le même abandon des entreprises et du gouvernement fédéral, qui a favorisé un désastre d'une telle ampleur, fasse volte-face en donnant du pouvoir à une population désemparée. Compte tenu de la réaction viscérale aux centaines de morts inutiles causées par Katrina, toute tentative d'imposer par la force une solution du haut vers le bas risque de susciter une réaction tout aussi viscérale de la base. Si le premier réflexe de l'administration Bush a été d'éviter l'intervention du gouvernement et de faire confiance aux organisations caritatives privées pour aider les victimes de Katrina, elle devrait suivre ce réflexe en ce qui concerne les réfugié·es ordinaires de la Nouvelle-Orléans et leur capacité à reconstruire à partir de la base. Les catastrophes naturelles n'existent pas, et le caractère supposé naturel du marché est le dernier endroit où chercher une solution à ce désastre.
Publication originale (11/06/06) :
Understanding Katrina
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Cité dans Jerry Large, “Katrina: Race and Class Separate yet Connected,” Seattle Times, 18 septembre, 2005.
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New York Times, “Urgent Warning Proved Prescient,” 7 septembre, 2005.
George Bush a déclaré que "ces gens ne sont pas des réfugiés, ce sont des Américains". Cette tentative de distinction est doublement cynique. Elle cherche à aseptiser l'expérience des quelque 400 000 personnes déplacées, évacuées et expulsées de la Nouvelle-Orléans en leur conférant une sorte de supériorité et de respect qui ne sont pas normalement accordés aux "réfugié·es". Cela révèle donc également ce que Bush pense du reste du monde, en rabaissant des millions d'autres personnes qui ne sont que des "réfugié·es", une catégorie sociale vraisemblablement inférieure à celle des "Américain·es". Il est décevant que Jesse Jackson ait présenté un argument similaire, même s'il s'agissait d'une tentative d'établir le respect des Afro-Américain·es dans leur pays, mais au détriment des "réfugié·es" étranger·es.
Larry Bradshaw et Lorrie Beth Slonsky, “Hurricane Katrina – Our Experiences,” 5 septembre, 2005.
Mike Whitney, “The Siege of New Orleans,” informationclearinghouse.org, 8 septembre, 2005.
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Phil O’Keefe, Ken Westgate, et Ben Wisner, “Taking the Naturalness out of Natural Disasters,” Nature 260 (15 avril, 1976): 566–567.
David Brooks, “Katrina’s Silver Lining,” New York Times, 8 septembre, 2005.
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