Le Covid-19 et les racines eugénistes de l'exceptionnalisme suédois | Richey Wyver
La ‘bonne Suède’ a été construite sur le racisme et la violence eugéniste. Et il n’est pas déraisonnable d'affirmer que les traditions eugénistes sous-tendent l'acceptabilité de la mise en œuvre d'une approche d'immunité collective dans la société suédoise. L'idée de maintenir un corps national sain - et une économie saine - en permettant à un virus mortel de se propager à travers les membres vulnérables et moins appréciés de la société a assurément des échos très forts avec la protection et le renforcement du "stock racial" suédois par la stérilisation des Autres corps au sein de la nation.
Richey Wyver a obtenu un doctorat en sociologie en 2021 et travaille en tant que maître de conférences en sociologie. Son travail porte principalement sur le racisme et l'antiracisme, les études critiques sur la blanchité, la théorie postcoloniale et la migration. Ses recherches actuelles portent sur l'adoption internationale, et plus particulièrement sur le rôle de la Suède sur le marché mondial de l'adoption. Son prochain livre "Exploring Swedish Adoption Desire" est sous contrat avec Palgrave MacMillan et sera publié en 2023.
· Cet article fait partie de notre dossier Eugénisme pandémique du 12 avril 2023 ·
Introduction
La réponse de la Suède à la crise du COVID-19 a été commentée au niveau international avec un mélange de fascination morbide et d'admiration, généralement à travers une image de la Suède comme un pays progressiste et libéral, défenseur des droits de l'homme, de l'égalité et de la démocratie. Au fil du temps, les effets dévastateurs de la politique suédoise et les taux de mortalité stupéfiants ont pu donner lieu à une augmentation des critiques, mais, en général, les reportages ont eu tendance à osciller entre deux extrêmes : "la Suède a-t-elle tout faux ?" et "la Suède avait-elle raison depuis le début ?" (Daly, 2020 ; Jackson, 2020).
Ces deux extrêmes partagent l'idée qu'il existe une façon suédoise unique d'aborder la crise, et que cette approche est radicale et exceptionnelle. Elle est également présentée comme calculée, organisée et universellement acceptée par la population. Cependant, ce qui intrigue, c'est que l'approche suédoise - et la Suède - sont célébrées pour leur liberté, leur démocratie et leur égalité, alors qu'elles semblent accepter un taux de mortalité élevé, en particulier parmi les personnes âgées et les communautés immigrées. La Suède a toujours occupée le haut des tableaux des taux de mortalité par habitant et a parfois atteint les taux de mortalité les plus élevés au monde (Cuthbertson, 2020). Fin octobre 2021, la Suède avait officiellement enregistré 14 982 (Anderson, 2020) décès, soit un taux de 1471 décès pour 1 million d'habitant·es (worldometers.com, 2021). Ce taux de mortalité est nettement plus élevé que celui des États voisins dont les traditions politiques d'État-providence nordique sont comparables : Le Danemark et la Norvège ont enregistré respectivement 456 et 163 décès par million d'habitant·es au cours de la même période (worldometers.com, 2021). Malgré cela, en Suède, les critiques ouvertes sur la manière dont la crise a été gérée semblent avoir été minimes.
Dans ce chapitre, j'examine comment la fixation sur l'idée d'une " approche suédoise " unique et le mythe de l'exceptionnalisme suédois se reflètent dans les rapports internationaux et dans la politique suédoise, et quelle est l'importance de ce phénomène. Ce chapitre est centré sur la question de savoir ce que nous pouvons apprendre de l'exceptionnalisme suédois à partir de la réponse au COVID-19 et des perceptions internationales qui lui sont associées.
Une approche suédoise ?
La stratégie suédoise face à la pandémie de COVID-19 a été celle de l'immunité collective, dont le principe fondamental est de permettre au virus de se propager dans les couches non vulnérables de la population dans l'espoir de créer un niveau d'immunité collective (Habib, 2020). Cette stratégie a impliqué pour la Suède de ne pas avoir recours à un confinement formel, et d'avoir maintenu ouvertes la plupart des commerces, y compris les bars et les salles de sport. L'accent a été mis sur la responsabilité et le respect des recommandations de comportement par les individus, en tant que membres d'une population intelligente et informée à qui l'on peut faire confiance pour prendre les "bonnes" décisions (Anderson, 2020).
Officiellement, le gouvernement suédois a nié poursuivre une stratégie d'immunité collective, mais comme le souligne Kelly Bjorklund dans Foreign Policy (2020), c'est devenu une vérité communément admise dans les perceptions internationales. En outre, la stratégie suédoise est un exemple de stratégie d'immunité collective, et des courriels récemment déclassifiés entre l'épidémiologiste d'État Anders Tegnell, le visage public populaire de la stratégie suédoise de lutte contre le COVID-19, et d'autres fonctionnaires montrent clairement que l'immunité collective a été catégoriquement énoncée comme un objectif et une approche, tout en reconnaissant qu'elle entraînerait un certain nombre de décès en cours de route. Cette stratégie a également été recommandée à d'autres États, Tegnell conseillant à son homologue finlandais, Mika Salminen, de laisser les populations s'infecter par le COVID-19 et de laisser les écoles ouvertes "pour atteindre plus rapidement l'immunité collective" (Bjorklund, 2020).
La stratégie suédoise est censée reposer sur la confiance civique, une confiance mutuelle entre les citoyen·nes et les institutions de l'État ; on peut penser que ce système de confiance est la raison pour laquelle la plupart des Suédois·es soutiennent cette approche (Anderson, 2020). En outre, de puissants appels au nationalisme et, face aux critiques extérieures, un récit opposant la Suède au monde, contribuent à renforcer le soutien et permettent aux Suédois·es de considérer la critique de la réponse au COVID-19 comme une attaque contre la Suède et la suédicité.
Paul O'Shea, dans The Conversation, explique que la stratégie suédoise s'appuie également sur une conception partagée de la notion de folkvett : "En Suède, plutôt que de mettre en œuvre des restrictions obligatoires, le Premier ministre Stefan Lofven a demandé à la population de faire appel à son folkvett pour suivre des recommandations facultatives : un mélange de bonnes manières, de moralité et de bon sens qui est censé être inné chez tous·tes les bon·nes Suédois·es" (O'Shea, 2020). Cela sous-entend qu'il existerait des qualités comportementales intrinsèques chez les Suédois·es ("innées chez tous·tes les bon·nes Suédois·es ...") et qu'on peut leur faire confiance pour qu'iels se comportent correctement, ce qui ne serait pas le cas dans d'autres pays, d'où leurs lois draconiennes et leurs confinements.
En Suède, la défense de cette stratégie face au COVID-19 a été ferme et a parfois pris des accents nationalistes profonds et presque agressifs. Selon O'Shea, les médias suédois ont joué un rôle clé dans l'invocation et le maintien d'une défense nationaliste de cette stratégie en encourageant les Suédois·es à se sentir fier·es de vivre en Suède et de ne pas subir les réponses "populistes et draconiennes" à la crise ailleurs en Europe (O'Shea, 2020). Celleux qui ont écrit des articles critiques de cette stratégie se sont exposé·es à un retour de bâton virulent : le journaliste suédois Erik Augustin Palm (2020), par exemple, déclare : "Je n'ai jamais reçu autant de vitriol ad hominem de la part de mes collègues qu'après avoir écrit un article pour Slate dans lequel je critiquais le modèle suédois".
Le modèle suédois blanc ?
Le célèbré modèle suédois, en tant que manière suédoise unique de faire et d'être, s'est avéré à maintes reprises ne pas être un modèle d'égalité et de liberté universelles, mais un modèle de ségrégation et d'exclusion raciales. En réalité, il s'agit d'un modèle suédois blanc (le chapitre de Lambert aborde également la pandémie sous l'angle de la race). Il en va certainement ainsi de la réponse suédoise au COVID-19, où les personnes de couleur en Suède, par exemple celles d'origine somalienne, ont été largement surreprésentées dans les taux de mortalité du COVID-19, et où les banlieues les moins riches, où les communautés "immigrées" ont tendance à se concentrer, ont été les plus durement touchées par le virus mortel (Rothschild, 2020)1.
Le principal journal suédois à grand tirage, DN (Dagensnyheter), a rapporté en juillet 2020 que la première vague de COVID-19 du printemps européen avait vu une augmentation de 220 % du taux de mortalité des Suédois·es de plus de 40 ans né·es en Somalie, en Syrie et en Irak, par rapport à la même période au cours des quatre années précédentes. En comparaison, la mortalité des résident·es né·es en Suède, dans les pays nordiques, dans l'UE ou en Amérique du Nord avait diminué de 1 % pour les 40-65 ans, et n'avait augmenté que de 19 % pour les plus de 65 ans (Dagensnyheter, 2020).
Les communautés non blanches ont été indirectement et directement blâmées pour leurs taux de mortalité plus élevés, en étant accusées de ne pas comprendre le COVID-19 et les conseils de santé (Gustavsson, 2020). Ce récit permet de les tenir à distance de l'identité nationale suédoise, qui est censée se caractériser par le fait d'être bien informé, intelligent et responsable.
L'approche dite de l'immunité collective conduit inévitablement, sinon à sacrifier les membres les plus faibles du corps national, du moins à accepter leur mort. En Suède, ce phénomène a été observé dans les maisons de soins pour personnes âgées. Certain·es expert·es et commentateur·ices ont tenté de détourner la responsabilité de ces décès de la politique défaillante de l'État et de l'imputer aux communautés non blanches. Par exemple, Johan Giesecke, ancien épidémiologiste en chef et mentor de Tegnell, a suggéré dans une interview que les décès dans les maisons de soins étaient dus au fait que le personnel composé de "demandeur·euses d'asile" et de "réfugié·es" n'était pas en mesure de comprendre et d'appliquer les informations (Gustavsson, 2020).
Cette manière de rejeter la responsabilité des échecs de l'immunité collective sur les personnes de couleur en Suède se reflète également dans les reportages internationaux, et est clairement visible dans le choix des images qui accompagnent les articles de presse sur la réponse de la Suède au COVID-19. Par exemple, l'article de Nathalie Rothschild dans Foreign Policy (2020), qui affirme que les immigrant·es sont le "vice caché" de la réponse de la Suède au COVID-19, est illustré par une image du mouvement des réfugié·es syrien·nes de 2015 en Europe du Nord. Elle montre une scène chaotique d'une foule de personnes de couleur ("immigrant·es") sur le quai d'une gare, serrées les unes contre les autres, l'air débraillé et confus et dirigées par un policier ; un contraste frappant avec les images familiales de Suédois·es blanc·hes détendu·es prenant un café ou un verre de vin à l'extérieur dans d'autres reportages qui ne sont pas axés sur les immigrant·es (voir, par exemple, Birrell, 2020). L'image, la seule qui accompagne le texte, montre des personnes perdues et confuses, ignorant les coutumes et les règles, plutôt que les Suédois·es blanc·hes prudent·es, responsables, sain·es et détendu·es des autres reportages. La nécessité pour la foule d'être dirigée par un policier suggère une ignorance enfantine. Comme si iels avaient besoin d'être dirigé·es par l'État, alors que l'on peut faire confiance aux Suédois·es blanc·hes pour prendre elleux-mêmes les mesures appropriées, en tant qu'adultes libres d'esprit et bien informé·es.
En outre, il convient de noter que les taux de mortalité élevés de la Suède ont également été utilisés comme un indicateur de succès nationaliste. L'épidémiologiste national Anders Tegnell a affirmé que les chiffres ne prouvaient pas l'échec de l'approche suédoise, mais qu'ils prouvaient plutôt que "la Suède est le meilleur pays au monde pour ce qui est de rapporter le nombre réel de morts" (cité dans Anderson, 2020).
L'approche suédoise n'a, sans surprise, rien fait pour atténuer l'autre virus qui ronge l'Occident : le racisme à l'égard des Asiatiques de l'Est (voir le chapitre de Matthewman). Un racisme soutenu et systémique à l'encontre des Asiatiques de l'Est n'est bien sûr pas nouveau, en particulier en Suède, avec son histoire préoccupante en matière d'adoption internationale dans des pays tels que la Corée et la Chine (Wyver, 2020), et la popularité croissante des spectacles "Yellow Face", où des célébrités suédoises blanches se déguisent en "Asiatiques", avec des chapeaux de riz et de fausses dents de bouc (Hübinette & Sjöblom, 2015 ; Wyver, 2015). Pourtant, le racisme anti-asiatique a atteint un nouvel âge d'or à l'occasion du COVID-19, les attaques contre les Asiatiques étant considérées par certains comme justifiées par le virus. En Suède, les Asiatiques ont connu une augmentation des moqueries racistes et des attaques violentes (voir, par exemple, Bergsten, 2020 ; Karlsson, 2020 ; The Local, 2020). Comme ailleurs, ces attaques ont tendance à être liées à la perception que le COVID-19 provient de Chine, et la haine raciale est alimentée par la racialisation du virus par les médias et les politicien·nes.
Il y a une différence entre les reportages et la réalité, et bien que je me concentre ici sur la perception de la politique, de la Suède et de la suédicité, il est important d'y réfléchir. Si l'on examine les images des reportages internationaux sur la Suède et le COVID-19, la scène typique est peut-être celle de jeunes femmes blanches sirotant du vin à la terrasse d'un café. À première vue, en ces temps de confinement et de souffrance ailleurs, cette image est synonyme de liberté, de vitalité et d'indépendance. Pourtant, cette image cache la réalité : les personnes âgées, vulnérables et malades ont dû s'isoler et se protéger. Il semblerait, en apparence, que la vie ait continué à se dérouler normalement en Suède, mais cette normalité n'est peut-être réservée qu'aux Suédois·es riches, jeunes et blanc·hes.
Dans l'article du New Zealand Herald (publié à l'origine dans le Daily Mail britannique) intitulé " Will Sweden Get the Last Laugh " (Birrell, 2020), les images reprennent ce thème : de jeunes Suédois blancs, élégants mais habillés de manière décontractée à l'extérieur d'un restaurant. Des Blanc·hes devant un bar de Stockholm ; des Blanc·hes pique-niquant, buvant et s'embrassant dans un parc ; des Blanc·hes mangeant dans l'espace extérieur d'un restaurant, un espace décoré de ballons bleus et jaunes (aux couleurs du drapeau suédois). Il ne s'agit pas seulement d'une vie normale, mais d'une vie détendue, amusante et heureuse, vécue pleinement, ce qui contraste fortement avec les confinements déprimants, solitaires et strictement imposés dans d'autres pays. La frivolité de cette vie se reflète également dans le titre ("rire"). C'est aussi une vie saine, au grand air. Il s'agit de corps sains, forts et en bonne santé, capables de profiter de la vie malgré le virus, car leur force, leur santé et leur vitalité pourraient vraisemblablement résister au COVID-19 - contrairement aux corps plus faibles que l'on trouve ailleurs. L'image à l'extérieur du restaurant montre un couple blanc d'un certain âge, assis à l'écart du reste de sa famille, mais dégustant un repas d'apparence typiquement suédoise. Le message est qu'iels sont suédois (la nourriture, les ballons, la blancheur), qu'iels sont suffisamment responsables et intelligents pour suivre les conseils de santé et mettre en pratique leur folkvett (iels sont assis à l'écart du reste de leur groupe), mais qu'iels sont robustes, résistants et en bonne santé : l'air est peut-être frais (iels ont des couvertures sur les genoux), mais iels mangent quand même au restaurant.
Le fait que chaque personne figurant sur les images soit blanche et, nous pouvons le supposer, suédoise, véhicule le mythe selon lequel la suédicité équivaut à la blanchité (Lundström, 2017). Leur santé, leur bonheur et leur force détonnent par rapport aux statistiques de personnes de couleur et de personnes malades et âgées qui meurent du COVID-19. Cela laisse entendre que les Suédois·es blanc·hes peuvent survivre, voire prospérer, grâce à l'immunité collective, quand d’autres ne le peuvent pas. Le texte de Birrell fait d'ailleurs écho à cette idée : les Suédois·es blanc·hes interrogé·es "prennent un café", "balancent leurs jambes au-dessus de l'eau après une journée de promenade", ces personnes – blanches - heureuses et détendues, participant ainsi à l’effort national, certain·es d'entre elleux exprimant même leur "adulation pour Tegnell", il s'agit d'un effort auquel iels adhèrent tous·tes pleinement (Birrell, 2020).
L'article mentionne toutefois des problèmes dans la stratégie : Les décès dus au COVID-19 dans les maisons de soins et les "communautés de migrant·es". Les décès dans les maisons de soins représenteraient la moitié de tous les décès dus au COVID-19 en Suède, et l'article va jusqu'à parler (à juste titre) de "catastrophe" : "Il y a toutefois eu une catastrophe dans les maisons de soins, comme dans plusieurs autres pays tels que la Grande-Bretagne, le Canada et l'Espagne, ce qui reflète des années de négligence à l'égard d'un secteur fragmenté dont le personnel est sous-payé et qui se déplace souvent d'un endroit à l'autre pour joindre les deux bouts" (Birrell, 2020).
La reconnaissance de la catastrophe des maisons de soins agit, selon les termes de Roland Barthes (1993), comme une inoculation du mal. Il s'agit de reconnaître un petit morceau de "mal" et de l'utiliser comme une "pomme pourrie" distinct du système. Il est exposé, examiné et désormais corrigé. Par conséquent, le système lui-même peut rester incontesté. Dans ce cas, le scandale des maisons de retraite est isolé du problème dans son ensemble. Il convient de noter que l'article veille à ce que ce problème ne soit pas considéré comme propre à la Suède ("comme cela a été le cas dans plusieurs autres pays"), ce qui indique qu'il ne s'agit pas d'un problème lié à la stratégie suédoise et qu'il a probablement été causé par le personnel plutôt que par des problèmes structurels. Dans une société divisée économiquement selon des critères raciaux, les travailleur·euses mal payé·es, dont la stabilité de l'emploi et les droits sont moindres, sont généralement issus de l'immigration et sont souvent de couleur (Pred, 2000).
De même, en plaçant les "communautés de migrant·es" au centre de la crise, on sépare le problème du COVID-19 dans ces communautés de la société suédoise dans son ensemble. Cela permet aux questions politiques et structurelles plus larges de ne pas être remises en question. Des titres tels que "The Hidden Flaw in Sweden's COVID Strategy" (Le vice caché de la stratégie COVID de la Suède), qui désignent les immigré·es comme le vice (Rothschild, 2020), impliquent que la stratégie aurait pu fonctionner sans la présence d'immigré·es.
Lorsque les corps des "immigré·es" sont observés de l'extérieur dans un effort désespéré pour mettre en évidence les décès disproportionnés au sein des communautés suédoises de couleur, et lorsque ces communautés et ces corps sont blâmés pour leur mort, il est possible que, sous la surface, se cache un thème implicite d'hygiène raciale. Le message implicite est que les Suédois·es blanc·hes auraient été en mesure d'atteindre l'immunité collective s'il n'y avait pas eu la présence problématique de corps non blancs, qui non seulement ne sont pas dignes de confiance pour se comporter comme il se doit en Suède, mais qui auraient physiquement causé l'échec du système.
Bien que l'on ait longtemps cru à l'existence d'une race suédoise ou nordique distincte (McEachrane, 2018), parler d'une telle "race" n'est plus admis dans le discours suédois " color-blind " (aveugle à la couleur). Pourtant, parler des suédois·es comme d'une nationalité tout en excluant les suédois·es de couleur en les définissant comme des "immigrant·es" indépendamment de leur statut migratoire, ou même utiliser les termes "Suédois·e ethnique" et "Suédois·e de souche" pour décrire une personne suédoise blanche (Lundström, 2017), prouve que les suédois·es sont toujours imaginé·es comme une race (blanche). On pourrait soutenir que la pensée raciale et la croyance partagée en une race unique de Suédois·es blanc·hes persistent sous la surface des vocabulaires contemporains acceptables de la nationalité et de l'ethnicité dans le discours suédois color-blind. En d'autres termes, discuter de la suédicité, de l'identité nationale suédoise, du mode de vie suédois, revient souvent, peut-être inconsciemment, à discuter du mode de vie des Suédois·es blanc·hes. En ce sens, on sépare les résident·es suédois·es en "immigrant·es" qui meurent du COVID-19, qui le propagent dans les maisons de soins, et en "Suédois·es" qui jouissent de libertés, qui sont à l'écoute du folkvett et qui sont capables de suivre des instructions : dont les corps sains et actifs ne meurent pas du COVID-19.
Exceptionnalisme
Paul O'Shea, examinant les réponses suédoises et japonaises au virus, réfléchit à l'importance des mythes d'exceptionnalisme nationaux : "Un facteur qui se retrouve dans les réponses japonaises et suédoises est celui de l'exceptionnalisme national. Par exceptionnalisme, j'entends l'idée, au sein d'une population, que "nous" sommes non seulement différent·es des autres, mais aussi, d'une certaine manière, supérieur·es" (O'Shea, 2020).
O'Shea affirme que la dynamique nationaliste et exceptionnaliste qui sous-tend la stratégie suédoise l'a rendue sujette à ce qu'il décrit comme une "Inertie exceptionnaliste". Alors que d'autres États sont parvenus à modifier leurs stratégies, en s'adaptant aux nouveaux avis scientifiques, à l'évolution du virus et en tirant des enseignements d'autres modèles, la Suède s'en est tenue à son " approche suédoise ", au point que les masques de protection ne sont toujours pas largement utilisés et que les bars et les restaurants sont restés ouverts (en outre, ce n'est que récemment que l'idée d'un quelconque confinement a été évoquée), alors même qu'au moment de la rédaction de son article, en décembre 2020, la troisième vague du virus commençait à échapper à tout contrôle (O'Shea, 2020). Le fait de lier le succès d'une politique de santé publique à un caractère national rend difficile, voire impossible, un changement de cap fondamental, même s'il est fondé sur des preuves solides (O'Shea, 2020).
Un élément important de l'exceptionnalisme suédois est l'image de la Suède comme une nation uniquement "bonne", antiraciste et équitable. Ce mythe est partagé à l'échelle internationale, la Suède étant généralement placée en tête de diverses mesures de " bienveillance " (Siret, 2016 ; Anholt, 2021, The Good Country Index).
Au cœur de cet exceptionnalisme se trouve la croyance largement répandue que le pays est un acteur neutre dans les affaires internationales et qu'il est le seul en Europe à ne pas avoir de passé (ni de présent, d'ailleurs) colonial ou raciste (Gondouin, 2012 ; McEachrane, 2018 ; Pred, 2000). Olof Palme, l'un des premiers défenseurs et symboles les plus éminents de la Suède en tant que nation globalement bonne, a invoqué l'idée de cet exceptionnalisme national dans son discours de Noël en tant que Premier ministre en 1965 : "La démocratie est fermement enracinée dans ce pays. Nous respectons les libertés et les droits fondamentaux. Les théories raciales obscures n'ont jamais pris pied ici. Nous aimons nous considérer comme ouverts d'esprit et tolérants" (Palme, 1968, cité dans McEachrane, 2018, p. 480)2.
Pas plus tard qu'en 2008, le gouvernement suédois soutenait que la Suède était idéalement placée pour coopérer avec l'Afrique en raison de "l'absence de passé colonial de la Suède en Afrique" (McEachrane, 2018, p. 479). En réalité, la Suède a été un acteur clé de l'histoire coloniale européenne, a eu sa propre colonie dans les Caraïbes (Saint-Barthélemy), a été le foyer pionnier de la biologie raciale et des études eugénistes, et a mené pendant de nombreuses décennies de vastes programmes d'eugénisme (voir également le chapitre de Lambert dans le présent ouvrage).
La Suède a été très impliquée dans la course européenne aux colonies du XVIIe siècle aux années 1880 (McEachrane, 2018, p. 475). Comme d'autres nations coloniales européennes, la Suède avait ses propres compagnies africaines, des Indes orientales et des Indes occidentales. La prospère Swedish African Company a établi une importante colonie commerciale en 1650 dans ce qui est aujourd'hui le Ghana. Elle faisait le commerce d'Africain·es réduits en esclavage et de produits issus du travail des esclaves, tels que l'ivoire, l'or et le sucre (McEachrane, 2018, p. 476).
Pendant des siècles, la Suède a été un important consommateur de biens coloniaux importés, produits par une main-d'œuvre réduite en esclavage ou engagée de force, comme le sucre de plantation. Dans son étude sur la colonialité et la race en Suède, Michael McEachrane (2018, p. 476) affirme que le rôle de cette consommation dans la perpétuation de l'esclavage ne doit pas être négligé : il calcule que le travail annuel de 15 000 Africain·es réduit·es en esclavage était nécessaire pour satisfaire la seule consommation de sucre suédois. La Suède était également un important exportateur colonial, produisant et distribuant des matériaux destinés à la traite des esclaves. Le fer était le principal produit d'exportation de la Suède et servait à fabriquer des ferrures pour les voyages, des fusils, des chaînes et des entraves, ainsi que des outils agricoles pour les plantations coloniales (McEachrane, 2018, p. 476).
La colonie suédoise de Saint-Barthélemy, dans les Caraïbes, a été détenue pendant près d'un siècle. Zone de libre-échange, elle est devenue un épicentre de la traite négrière. Gustavia, son port, a été reconnu comme l'un des plus importants ports négriers (McEachrane, 2018, p. 476). Ces opérations coloniales mondiales se sont déroulées parallèlement à l'oppression interne et à la colonisation du peuple sami, le peuple autochtone du nord de la Scandinavie, alimentées par la conviction croissante que le Suédois blanc était un membre d'une civilisation supérieure (McEachrane, 2018, p. 477). Dans l'ensemble, rien ne permet d'affirmer que la Suède ait été une exception dans l'histoire coloniale européenne : elle a été impliquée dès le début et, comme d'autres nations d'Europe occidentale, a bénéficié directement, et continue de bénéficier, de l'esclavage et de la colonisation.
Biologie raciale, hygiène raciale et eugénisme
Parallèlement à l'histoire coloniale occultée de la Suède, celle-ci a joué un rôle de pionnier dans les sciences raciales et l'eugénisme. L'académie suédoise a joué un rôle de premier plan dans le développement de la science raciale, et ce grâce à une longue tradition d'études raciales suédoises. Cette tradition remonte aux années 1700, lorsque le botaniste suédois Carl von Linné a effectué ce qui est considéré comme la première catégorisation des humains en races dans son ouvrage de 1735. Bien qu'il n'ait pas utilisé le terme "race", Linné a divisé les êtres humains en sous-groupes géographiquement apparentés (rouge, blanc, noir et jaune), chaque groupe présentant un ensemble de traits comportementaux et psychologiques fixes. Ses travaux ont constitué le fondement de la science des races. Linné a été suivi par son compatriote Anders Redzius, qui a établi l'indice céphalique, un moyen d'établir des classifications raciales à partir des mesures du crâne. Dans les années 1870, le ministre français en Suède était Arthur de Gobineau, théoricien de la race qui a développé la théorie d'une race aryenne dominante. De Gobineau a décrit les Suédois comme étant "la race pure du Nord" et "la branche la plus pure de la race germanique" (Biddiss, 1970, p. 225 ; Broberg & Tydén, 1996, pp. 81-82).
Dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale, la persistance de la croyance largement partagée selon laquelle les Suédois·es appartiendraient à une race supérieure a rencontré une peur croissante de la dégénérescence. Cette crainte découle de la poursuite de l'émigration massive, du rétrécissement de la classe moyenne et d'un prolétariat de plus en plus insatisfait, et conduit à des publications telles que l'essai d'Herman Lundberg, "La menace de la dégénérescence" (1922), dans lequel l'auteur affirme que "la forte augmentation des couches inférieures constitue la partie la plus dangereuse de l'ensemble du processus, car ce sont leurs déficiences physiques et spirituelles qui sont les caractéristiques les plus distinctes de leur composition" ; [Cependant, le] "pouvoir racial de nos vieux agriculteurs vaut plus que son poids en or" (Lundborg [1922], cité dans Broberg & Tydén, 1996, p. 85).
En 1922, le premier institut public de biologie raciale au monde est fondé à Uppsala, avec pour mission de préserver la race suédoise. Herman Lundborg en est le premier directeur et, dès le début, l'institut a un impact mondial, inspirant la création du Kaiser Wilhelm Institut für Rassenhygiene en Allemagne. La première tâche importante de l'institut a consisté à réaliser des mesures sur 100 000 Suédois·es. La publication qui en a résulté, "The Racial Characters of the Swedish Nation" (Lundborg et Linders, 1926), a été imprimée en anglais pour toucher un public international.
La fin des années 1920 a été une période de discussion sur la refonte de la société nationale suédoise, avec l'introduction du concept de la Suède comme Folkhemmet, "la maison du peuple". Il s'agit d'une société familiale fondée sur la solidarité entre les classes, et la nation est imaginée comme une maison de famille. L'intérêt croissant du public pour les projets d'hygiène raciale et sociale et l'enthousiasme pour les programmes de stérilisation visant les groupes marginalisés afin de protéger le bien-être génétique futur et la pureté de la race blanche suédoise (Broberg & Tydén, 1996, p. 83 ; McEachrane, 2018, p. 478) ont marqué le début des années fastes de l'eugénisme suédois.
L'eugénisme en pratique (1930-1975)
La première loi suédoise sur la stérilisation a été introduite en 1935, dans le but explicite de nettoyer la race suédoise des corps indésirables. Le principal groupe visé par la stérilisation en vertu de cette loi était ce que Broberg et Tydén appellent "les retardés mentaux", une catégorie qui comprenait les personnes souffrant de "maladie mentale, de faiblesse d'esprit ou d'autres défauts mentaux", qui ont été stérilisées de force à grande échelle jusqu'aux années 1950 (Broberg & Tydén, 1996, pp. 102-3).
En 1936, une "Commission sur la population" a été mise en place pour discuter de l'extension du recours à la stérilisation forcée dans le cadre des réformes sociales. Le rapport de la Commission reflète l'engagement de la nation en faveur de l'eugénisme social : "Aujourd'hui, personne ne conteste qu'il est non seulement justifié, mais aussi souhaitable d'empêcher la procréation d'une progéniture malade ou inférieure au moyen de la stérilisation" (SOU, 1936, cité dans Broberg & Tydén, 1996, p. 106). Il poursuit en affirmant que le groupe cible des stérilisations forcées devrait être élargi pour inclure "les individus qui ne travaillent pas, tels que les prostituées, les vagabonds, etc." ainsi que les personnes qui sont "psychologiquement inférieures, bien qu'elles ne soient pas formellement incompétentes sur le plan juridique, avec des dispositions asociales" (SOU, 1936, cité dans Broberg & Tydén, 1996, p. 107).
Ce rapport a conduit à la proposition au Parlement d'une loi sur la stérilisation actualisée et élargie. Le débat qui s'ensuivit a clairement montré que le programme de stérilisation était étroitement lié aux idéaux de l'hygiène raciale. Par exemple, K.G. Westman, ministre de la Justice, a qualifié la nouvelle loi proposée de "pas important vers une purification de la population suédoise, la libérant de la transmission de matériel génétique qui pourrait produire, dans les générations futures, des individus indésirables au sein d'un peuple sain et en bonne santé" (cité dans Broberg & Tydén, 1996, p. 107). Nils Wohlin, du parti agrarien Bondeförbundet, s'est fait l'écho de ses idées, estimant que l'augmentation des stérilisations forcées était essentielle pour "garder la population suédoise saine et vigoureuse pour l'avenir", et un certain nombre de leurs collègues parlementaires, tous partis confondus, ont poussé à l'adoption d'une législation plus coercitive (Broberg & Tydén, 1996, p. 107).
Le résultat fut l'adoption de la loi de 1941 sur la stérilisation. Cette loi incluait d'autres catégories de personnes pouvant être stérilisées sans consentement : les personnes souffrant de maladies physiques graves, celles ayant un "mode de vie antisocial" et les femmes - "pour des raisons médicales". Près de 3 000 personnes ont été stérilisées de force en vertu de la loi de 1935, mais la loi de 1941 a entraîné une augmentation considérable, avec 2 351 stérilisations non consenties enregistrées pour la seule année record de 1949. De 1950 à 1970, entre 1 500 et 1 700 stérilisations ont été effectuées chaque année (Broberg & Tydén, 1996, p. 108)3. Le groupe ethnique le plus touché par le programme a été celui des Tattare (gens du voyage). Les Tattare étaient un groupe racialisé (en ce sens qu'ils étaient officiellement classés comme une race ou une "sous-race") qui vivait en marge des sociétés agraires (Pred, 2000, p. 112). On leur attribuait des traits caractéristiques : immoraux, oisifs, alcooliques, violents, et on les décrivait physiquement comme "sombres" et "d'apparence méridionale" (Broberg & Tydén, 1996, p. 125). Certains spécialistes suédois de la race, dont Herman Lundborg, ont classé les Tattare comme le résultat d'un mélange entre Suédois et Tsiganes (Broberg & Tydén, 1996, p. 125). Les vies irrégulières et itinérantes qu'elles avaient tendance à mener étaient en contradiction avec les idéaux du nouvel État-providence suédois, de sorte que le Conseil national de la protection sociale a fait pression pour que les femmes tattares soient régulièrement stérilisées au motif que "d'un point de vue biologique et social, elles sont un fardeau pour la société suédoise" (1940, cité dans Broberg & Tydén, 1996, p. 127). Bien que les statistiques ne montrent pas combien de stérilisations ont été pratiquées sur les Tattare, Broberg et Tydén (1996, p. 129), dans leurs études approfondies de l'histoire de la stérilisation en Suède, ont trouvé de nombreux exemples où le fait d'être de "souche" ou d'apparence Tattare a été invoqué comme raison de la stérilisation. Par exemple, la raison de la stérilisation d'une adolescente en 1943 a été consignée comme suit : mentalité typiquement tattare : évasive, mensongère et lâche".
L'eugénisme de l'État-providence était nécessaire pour construire la "bonne Suède" du projet Folkhem, un concept qui fait toujours partie de l'identité nationale suédoise partagée aujourd'hui. Les idéologies et les politiques d'hygiène raciale étaient considérées comme nécessaires pour "créer un peuple sain et en bonne santé" (Broberg & Tydén, 1996, p. 136). Ce que l'on imagine aujourd'hui comme la "bonne Suède progressiste" s'est construit sur des traditions de biologie raciale et sur la croyance partagée en une race nordique/suédoise supérieure, ainsi que sur le plus vaste programme de stérilisation imposé à une population que le monde ait jamais connu (Gondouin, 2012). Malgré des liens évidents avec le nazisme allemand, la science raciale et l'eugénisme suédois n'étaient pas un projet d'extrême droite : dès le départ, ils ont été soutenus par des acteurs de l'ensemble du spectre politique : sociaux-démocrates, agrariens, libéraux. En bref, la bonne Suède a été construite sur le racisme et la violence eugéniste, par de "bons Suédois". Il ne serait pas déraisonnable d'affirmer que les traditions eugénistes sous-tendent l'acceptabilité de la mise en œuvre d'une approche d'immunité collective dans la société suédoise. L'idée de maintenir un corps national sain - et une économie saine - en permettant à un virus mortel de se propager à travers les membres vulnérables et moins appréciés de la société a assurément des échos très forts avec la protection et le renforcement du "stock racial" suédois par la stérilisation des Autres corps au sein de la nation.
La cécité à la couleur et la bonne nation
De la fin des années 1960 au début des années 2000, la Suède a opéré une transformation remarquable des perceptions nationales et internationales en passant du statut de leader mondial de la science raciale et de l'eugénisme à celui de nation progressiste, color-blind, antiraciste et anticoloniale. Une nation où la race n'existe plus et où les différences visibles n'ont plus de sens. La cécité à la couleur [color blindness] de la Suède faisait partie d'une image plus large d'égalitarisme au-delà des différences de sexe et de race. La Suède post-raciale réimaginée s'est également imposée comme le "bienfaiteur du tiers-monde" et la seule nation occidentale solidaire des mouvements de décolonisation dans le monde (Hübinette & Lundström, 2014 ; McEachrane, 2018). McEachrane (2021) décrit la nation suédoise réformée comme une "superpuissance morale".
Ce mouvement a été initié immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Suède a participé à la rédaction de la Déclaration de l'UNESCO sur la race (1950), dans laquelle le concept de race en tant que vérité biologique était rejeté. Les principaux acteurs de la préparation de la déclaration étaient le sociologue Gunnar Myrdal, fervent défenseur de la stérilisation eugéniste, et Gunnar Dahlberg, président de l'Institut de biologie raciale. La déclaration de l'UNESCO a conduit au rejet officiel du concept de race en Suède, et l'Institut a été rebaptisé Département de génétique médicale en 1956 (Broberg & Tydén, 1996, pp. 130-1).
Tout en répandant la bonté et la moralité à l'étranger, la Suède a construit un vaste État-providence et une hégémonie politique sociale-démocrate qui a dominé le paysage politique jusqu'au milieu des années 2000. Dans un contexte où les discours radicaux sur la justice sociale et les droits de l'homme ont fait leur entrée dans le courant politique dominant, la Suède est devenue un État officiellement " color-blind", où le terme de " race " est devenu tabou et a finalement été supprimé de tous les documents législatifs, et où la conservation des données sur l'ethnicité est devenue interdite (McEachrane, 2018).
Cet auto-portrait d'une bienveillance mondialisée a permis à la Suède de ne jamais réfléchir à son histoire raciste et coloniale, ni d'y faire face. Une puissance coloniale, organisée autour de la race, où les concepts mêmes de race et d'hygiène raciale ont vu le jour, est devenue, presque du jour au lendemain, la bonne nation progressiste et antiraciste sans passé colonial. Et ce, en dépit du fait que les mêmes acteurs qui ont développé les applications pratiques de la théorie raciale, et qui ont approuvé et dirigé le programme de stérilisation de masse, ont continué à occuper leurs postes dans la création de connaissances. Toutefois, ils étaient désormais qualifiés d'antiracistes.
Johanna Gondouin (2012) relie l'exceptionnalisme suédois aux travaux de la géographe culturelle Katarina Schough sur la notion d'hyperboréen. L'hyperborée est une version spécifiquement nordique de l'eurocentrisme, qui implique l'idée que la Suède est "moralement et culturellement supérieure et qu'elle diffuse pacifiquement la culture". C'est ainsi que de nombreux·ses Suédois·es se réfèrent au colonialisme, imaginant le Suédois davantage comme un "observateur participant" et un "explorateur impartial au nom de la science et de la culture" que comme un colonisateur (Gondouin, 2012).
Cette idée de supériorité culturelle est un moyen d'exonérer la Suède de sa responsabilité dans le colonialisme. Dans les discours coloniaux, le Suédois est dépeint comme "le plus blanc des blancs", et donc au-dessus de la "cote raciste" des hiérarchies coloniales. La combinaison d'une supériorité physique et culturelle imaginaire place le Suédois hyperboréen dans une position intouchable : en tant que participant (blanc) au projet colonial, le Suédois est clairement considéré comme supérieur aux peuples colonisés, mais plus important encore, le Suédois est moralement supérieur aux colonisateurs, et même en position de critiquer le projet colonial sans être perçu - par lui-même ou par les autres - comme en étant complice (Gondouin, 2012).
Déplorer le déclin de la bonne Suède blanche
Les reportages sur la Suède et le COVID-19 ont pour thème la perte d'une manière unique d'être et de faire, comme l'illustre le titre de l'article d'Erik Augustin Palm pour The Guardian, "Swedish exceptionalism has been ended by coronavirus" (Augustin Palm, 2020). Le fait que la stratégie suédoise semble avoir été louée par la droite néolibérale ajoute encore à ce sentiment de perte ; la bonne nation blanche auparavant considérée comme celle où la démocratie sociale et l'égalité peuvent fonctionner est désormais vantée pour son attachement néolibéral aux libertés individuelles, ses tendances nationalistes et même son souci de protéger les intérêts économiques au détriment de la vie humaine (Geoghegan, 2021).
Je dirais que la fascination internationale pour la réponse de la Suède au COVID-19 n'est pas seulement une fascination pour la perte de ses idéologies politiques et de ses structures de protection sociale réputées, mais qu'elle concerne davantage la blanchité suédoise. L'intérêt réside dans la crainte de la perte d'une blanchité suédoise tout à fait unique : une blanchité pure, la plus blanche des blanches, mais aussi vertueuse et au-dessus du racisme et de l'exploitation coloniale.
En Suède, on déplore depuis quelques années un long et triste déclin de la bonne Suède blanche. Hübinette et Lundstrom (2014) décrivent la blanchité suédoise comme étant dans une ère de mélancolie blanche, caractérisée par une nostalgie collective d'un âge d'or supposé de la blanchité. Cette époque tant désirée était celle de la "solidarité blanche", où les Suédois·es blanc·hes pouvaient être bon·nes et antiracistes selon leurs propres critères. L'islamophobie post-2001 et la montée de l'extrême droite et du parti populiste d'extrême droite, les Démocrates de Suède (SD), combinées à l'expression par les personnes de couleur de leur expérience du racisme et de l'aliénation, ont laissé la nation nostalgique d'une époque mythique où les personnes de couleur pouvaient être positionnées et considérées comme se comportant comme des Suédois blancs, et où les bons Suédois blancs pouvaient être bons et "antiracistes" selon leurs propres critères. Cette mélancolie est évidente à l'intérieur du pays depuis un certain temps, mais au niveau international, le phénomène est plus récent.
Réflexions conclusives
En résumé, j'ai examiné le lien entre la réponse de la Suède au COVID-19, la fascination internationale qu'elle suscite et la notion d'exceptionnalisme suédois. L'exceptionnalisme suédois tend à faire de la Suède une nation "globalement bonne", un bastion des droits de l'homme, de l'égalité et de la démocratie sociale, qui se tient en quelque sorte à l'écart des histoires européennes de nazisme, de colonialisme et de racisme. J'ai examiné la manière dont la perception de la Suède comme plus blanche que blanche, hyperboréenne permettait d'imaginer le sujet suédois comme étant au-dessus des hiérarchies coloniales, ce qui contraste fortement avec la réalité du rôle de premier plan joué par la Suède dans le façonnement de la biologie raciale, son rôle de nation coloniale et son histoire de programmes de stérilisation eugénistes ciblant des sections indésirables de sa population. Une exploration de l'histoire raciale suédoise indique que l'approche suédoise "progressiste et ouverte" du virus a beaucoup en commun avec le passé eugéniste du pays, tandis qu'un présent exceptionnaliste s'efforce de dissimuler ce lien.
La fascination extérieure pour la réponse de la Suède au COVID-19, ai-je soutenu, va peut-être au-delà d'une curiosité pour un État qui fait les choses différemment, mais indique une fixation et un désir pour une blanchité vertueuse typiquement suédoise. Elle reflète surtout la crainte que cette blanchité particulière soit menacée et en déclin : il ne s'agit pas seulement d'une fascination pour l'exceptionnalisme blanc suédois, mais d'une lamentation mélancolique sur sa disparition.
L'histoire cachée de la science raciale et de l'eugénisme suédois, combinée aux notions internationalement partagées de l'exceptionnalisme suédois, pourrait expliquer en partie la possibilité de pratiquer une approche d'immunité collective pour s'attaquer à la crise du COVID-19 dans le pays. Bien qu'il ait été avancé que l'approche suédoise repose sur une confiance civique unique en vertu de laquelle on peut faire confiance à une population informée pour prendre les bonnes décisions, un manque de connaissances civiles sur l'histoire eugéniste de la Suède et une croyance en la bonté et l'antiracisme suédois sont susceptibles d'avoir retardé la réflexion et la résistance de la part de l'opinion publique. Les idées, les implications et le contexte idéologique de l'immunité collective n'ont peut-être pas permis à la majorité de la population d'établir un lien immédiat avec une histoire eugéniste fondée sur la "protection de la race suédoise pure". Combiné à un sentiment nationaliste face aux critiques internationales, construit autour d'un mode de vie suédois imaginaire, considéré à la fois comme un trait de comportement racial et comme une stratégie COVID-19 adaptée à ce trait, il a pu restreindre les critiques internes et renforcer une mentalité collective exceptionnaliste qui considérait que la Suède avait tout bon et que le reste du monde avait tout faux. En effet, lorsqu'Anders Tegnell a évoqué la stratégie suédoise face au COVID-19 en juin 2020, face aux critiques de l'Organisation mondiale de la santé et d'autres États, il a vigoureusement défendu l'approche, tout en faisant une petite concession : "Si nous devions rencontrer à nouveau la même maladie, en sachant exactement ce que nous en savons aujourd'hui, je pense que nous nous contenterions de faire quelque chose qui se situe entre ce que la Suède a fait et ce que le reste du monde a fait" (cité dans Habib, 2020). Le prédécesseur et mentor de Tegnell, Johan Giescke, était toutefois plus franc, insistant sur le fait que "la Suède a raison [et] tous les autres pays ont tort" (O'Shea, 2020).
Publication originale (12/08/2022) :
A Research Agenda for COVID-19 and Society,
Steve Matthewman dir.
· Cet article fait partie de notre dossier Eugénisme pandémique du 12 avril 2023 ·
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Il convient de noter que, dans le discours suédois, les personnes de couleur ont tendance à être désignées - et classées - comme "immigrés", indépendamment de leur statut d'immigration (Lundström, 2017 ; Wyver, 2021).
Traduction de McEachrane à partir de l'original suédois.
Ces chiffres ne représentent que les opérations enregistrées effectuées depuis l'adoption de la loi. Avant la loi de 1941, seules les stérilisations effectuées sans consentement étaient enregistrées ; Broberg et Tydén (1996, p. 108) soulignent que les stérilisations pouvaient toujours être effectuées volontairement (c'est-à-dire avec le consentement du patient) pour des raisons médicales, ou s'il existait des "raisons valables de nature eugénique, humanitaire ou criminologique".