Fascistes, Liberté et État anti-État | Alberto Toscano
Les fascismes revisités d'aujourd'hui engendrent divers Partis de la Liberté, et la liberté est leur leitmotiv, contre le soi-disant "totalitarisme médical", en faveur de la propriété, ou comme marqueur de différence civilisationnelle par rapport aux migrant·es et à leurs religions. Mais les accents libéraux, néolibéraux et libertariens du discours contemporain de l'extrême-droite sont-ils le signe d'une discontinuité inéluctable avec les fascismes historiques de l'entre-deux-guerres ?
Alberto Toscano est philosophe. Il enseigne à la Goldsmith University à Londres et a notamment publié Le fanatisme (La fabrique, 2011)
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
Résumé
La plupart des théories du fascisme, marxistes ou autres, ont pris pour acquis son idolâtrie de l'État et sa phobie de la liberté. Ce lieu commun analytique empêche l'identification de continuités avec les mouvements contemporains d'extrême droite, avec leurs manifestations libertariennes et anti-étatiques, sans parler de leur enracinement dans les politiques et les subjectivités néolibérales. S'appuyant sur un éventail de sources diverses - des histoires des intellectuels nazis de Johann Chapoutot à la théorisation de l'État anti-État de Ruth Wilson Gilmore, et des explorations de Marcuse sur l'individualisme compétitif fasciste aux débats sur l'autoritarisme néolibéral - cet essai esquisse l'image contre-intuitive, mais d'une actualité troublante, d'un fascisme épris de liberté et en rupture avec l'État.
Le problème du fascisme est aussi vieux que le capitalisme. La menace était présente dès le début.
Karl Polanyi, "Le virus fasciste "1
∵
Alors que la stratégie et la force manquent encore sur la plupart des fronts pour arrêter et renverser l’avancée catastrophique de la droite, le récent débat international sur les nouveaux visages de la réaction est à la fois vibrant et vital. Cet essai se veut une petite contribution à l'élaboration d'une boussole collective pour nous orienter dans cette conjoncture très sombre. Je souhaite le faire en abordant certains des problèmes qui se posent lorsqu'on réexamine le débat théorique sur le fascisme à une époque dont l'idéologie dirigeante et la stratégie de la classe dominante sont encore perçues par beaucoup comme étant mieux capturées par l'idée du néolibéralisme, aussi mutant, recombinant ou terminal que ce dernier puisse être.
Comment, c'est la question que je pose, devons-nous conceptualiser le lien entre les nouvelles formes de ce que Karl Polanyi a appelé "le virus fasciste", d'une part, et les instanciations mutables du néolibéralisme, d'autre part, au-delà de l'hypothèse familière mais fallacieuse d'une incompatibilité fondamentale entre ces deux complexes d'idées et de pratiques politiques ?2 Une théorisation plus nuancée de la place de l'État dans les pratiques fascistes et néolibérales peut-elle nous éclairer sur les potentialités fascistes que recèle le moment présent ? Et comment cela peut-il être lié au statut controversé de la liberté dans le discours fasciste ? L'idée reçue laisse entendre qu'au cœur des fascismes historiques se trouve une violente aversion pour le libéralisme sous toutes ses formes et un culte incontrôlé de l'État comme véhicule sacré de la renaissance nationale et raciale par la violence intérieure et extérieure, en d'autres termes, comme l'affirmait le philosophe du régime italien Giovanni Gentile lui-même, le fascisme serait une statolâtrie (un terme employé peu après de manière péjorative par le pape Pie xi et analysé de manière critique par Gramsci dans ses Carnets). À l'inverse, le sens commun a compris que le néolibéralisme était mû par une véritable phobie de l'État, un désir de limiter ses incursions interventionnistes dans les libertés du marché et les ambitions de l'individu possédant.
L'amour fasciste de la liberté
Dans l'interminable va-et-vient d'analogies et de désanalogies qui occupe une grande partie des spéculations, théoriques et grand public, sur la contemporanéité du fascisme, la notion de liberté a joué un rôle non négligeable, même s’il est parfois discret ou implicite. Les exercices principalement libéraux de check-list, qui sont un élément de base du genre, identifient souvent l'exaltation de l'État et la répudiation de la liberté comme des constantes du fascisme historique et trouvent que les mouvements et idéologies contemporaines de l'extrême-droite ne remplissent pas ce cahier des charges. Les populismes autoritaires revisités d'aujourd'hui engendrent divers Partis de la Liberté, et la liberté est leur leitmotiv, contre le soi-disant "totalitarisme médical", pour et en faveur de la propriété, ou comme marqueur de différence civilisationnelle par rapport aux migrant·es et à leurs religions. Le formidable panorama d'Andreas Malm et du collectif Zetkin sur l'émergence d'un "fascisme fossile" contient de nombreux exemples de cette tendance :
La doctrine de la "domination énergétique" a été agrémentée d'un discours américain classique sur la liberté, lorsque le ministère de l'énergie a commencé en 2019 à qualifier le combustible fossile de "carburant de la liberté", à exporter sans contraintes dans le monde entier. Les documents officiels de ce département, toujours dirigé par Rick Perry, parlent des combustibles fossiles comme des "molécules de la liberté américaine "3.
Ailleurs, nous rencontrons Rainer Kraft, le porte-parole d'Alternativ für Deutschland pour les questions climatiques, qui dénonce le fait que les partis traditionnels "agitent la menace de la fin du monde et attisent l'hystérie de masse, afin que les populations acceptent que de plus en plus de leurs biens et de leur liberté soient volés"4. Mais les accents libéraux, néolibéraux et libertariens du discours contemporain de l'extrême-droite sont-ils le signe d'une discontinuité inéluctable avec les fascismes historiques de l'entre-deux-guerres ?
Je voudrais brièvement explorer la proposition selon laquelle, à plusieurs égards, des conceptions de la liberté (aux niveaux individuel et collectif) n'étaient pas (et ne sont pas) étrangères au fascisme, et que nous pouvons gagner en compréhension des potentiels et des subjectivités fascistes en nous attardant sur cet oxymore apparent qu'est la liberté fasciste. Dans son récent ouvrage White Freedom : The Racial History of an Idea, l'historien Tyler Stovall, après avoir retracé les enchevêtrements raciaux des idéologies de la liberté à travers l'impérialisme européen, le colonialisme et l'esclavage de plantation, observe judicieusement que "les idées de liberté ont joué un rôle significatif dans l'idéologie du fascisme"5, ce qui ne devrait peut-être pas être une surprise étant donné le rôle déterminant que ces projets historiques de suprématie blanche ont joué dans l'image que le fascisme s'est faite de lui-même. En 1941, dans les pages du dernier volume en anglais de Studies in Philosophy and Social Science, la revue de l' Institut de recherche sociale en exil, Herbert Marcuse déclarait que "sous la terreur qui menace aujourd'hui le monde, l'idéal se resserre sur une question unique et en même temps commune. Face à la barbarie fasciste, chacun·e sait ce que la liberté signifie"6. Si seulement.
La relation du fascisme italien avec le libéralisme lui-même n'était en aucun cas purement antagoniste. Au cours des premières années du régime de Mussolini, même une personnalité comme Luigi Einaudi, qui deviendra plus tard membre de la société néolibérale du Mont Pelerin et président de l'Italie, saluait les efforts du gouvernement fasciste pour équilibrer les budgets et réduire les dépenses sociales, écrivant en 1925 : "Une période de retour fructueux du système fiscal italien à ses traditions libérales classiques"7 : En 1923, Gentile, en rejoignant le Partito Nazionale Fascista, écrira à Mussolini lui-même : "Je suis persuadé que le libéralisme tel que je l'entends et tel que l'entendaient les hommes de la glorieuse droite qui ont dirigé l'Italie du Risorgimento, le libéralisme de la liberté dans la loi et donc dans l'État fort et dans l'État conçu comme une réalité éthique, n'est pas représenté aujourd'hui en Italie par les libéraux, qui sont plus ou moins ouvertement contre vous, mais, précisément, par vous"8. Mussolini lui-même dira plus tard : "si la liberté doit être l'attribut d'hommes vivants et non de pantins abstraits inventés par le libéralisme individualiste, alors le fascisme est synonyme de liberté, et de la seule liberté qui vaille, la liberté de l'État et de l'individu au sein de l'État"9. Mais là où le fascisme italien parlait le langage de la liberté dans l'État, son homologue allemand proposait une vision différente.
Dans Libres d’obéir, son récent ouvrage sur les origines nazies des théories et pratiques de management de l'après-guerre, l'historien français Johann Chapoutot examine de manière incisive un courant profond de la production intellectuelle nationale-socialiste, mené par de jeunes juristes, dont certains étaient membres de la SS, qui jette un sérieux doute sur la centralité de l'État dans le projet d'impérialisme racial (ce que Franz Neumann avait déjà noté dans Behemoth, avec ses idées pionnières sur le non-État nazi)10. Pour les figures explorées par Chapoutot, l'État était un obstacle contre-sélectif à une "liberté allemande"11 comprise comme une sorte de spontanéité raciale capable de créer son propre droit ou sa propre loi immanente, et de guider des "performances" flexibles, inventives et basées sur des objectifs que les officiers réaliseraient en toute liberté et autonomie de moyens. La liberté allemande, vieux leitmotiv du nationalisme allemand, qui renvoie à une "liberté des forêts" opposée aux lois sèches, abstraites et impersonnelles ("judéo-romaines"), est ici le produit d'un dépérissement racial sui generis de l'État qui annonce un retour aux modèles germaniques originels de communauté au-delà de l'individualisme, au-delà de l'État, au-delà de la souveraineté moderne. Comme l'écrit Chapoutot dans La loi du sang :
La "personne" considérée par le droit positif existant en Allemagne avant 1933 est définie, dit-on, par sa "liberté". Cette liberté, [Le juriste nazi Karl] Larenz la condamne comme étant purement "abstraite et négative", car elle est souvent présentée comme une protection du sujet contre l’État et contre autrui. Larenz défend que la liberté est concrète et positive : elle est liée non pas à un statut, qui renvoie à une conception statique du droit, mais à une position, à la "position juridique de l’individu, qui n’est plus une personne, mais un être-membre concret"12.
Dans un registre apparemment frivole mais non moins troublant, Deutsche Leibeszucht, le magazine du mouvement nudiste nazi, soutenait fermement que "la nudité dans la nature n'est en aucun cas immorale […]. Libérés des entraves que leur imposaient la civilisation et la culture", les hommes pouvaient faire l'expérience de la "liberté" et de la "santé" dans tous les endroits que la nature leur offrait"13.
Cette régression délibérée était compatible avec un dépassement des principes bureaucratiques de l'administration au profit d'une conception entièrement managériale de l'exercice du pouvoir (et de la violence). Comme le souligne Chapoutot dans une interview récente : "les nationaux-socialistes ont au moins prétendu que les personnes qui mettaient en œuvre leurs idées étaient libres dans leur travail". On retrouve ici l'image essentielle de l'idéologie nazie : "Nous, Allemands, sommes libres. À l'Est, en URSS - c'est-à-dire en Asie - vivent des sous-hommes dirigés par des Juifs armés d'un fouet. Nous, les Germains, sommes différents, nous sommes libres"14. Ainsi, qu’un des principaux intellectuels nazis en matière de droit et d'organisation, Reinhard Höhn, joue un rôle si important dans l'idéologie économique de l'après-guerre, n’implique pas un changement radical : "Höhn avait l'avantage de proposer, avec le modèle Harzburg, une théorie du management adaptée à l'esprit du temps. Ses idées dominent l'espace allemand : "Nous sommes libres en tant que producteurs comme nous sommes libres en tant qu'électeurs ou en tant que consommateurs. Nous sommes libres, alors que ceux de là-bas - sous le communisme - ne sont pas libres"15. Dans le registre managérial incarné selon Chapoutot par le non-État nazi, la "liberté allemande" était définie par une sorte de principe de performance, de sorte que si chaque officier SS disposait d'un maximum d'autonomie et de flexibilité dans l'exécution de sa mission, la communauté du peuple était définie comme une Leistungsgemeinschaft, une "communauté de la performance"16, travaillant toujours "au service du Führer"17.
La possibilité même d'une liberté fasciste, et la nécessité troublante de réfléchir aux potentialités persistantes des représentations blanches, coloniales, propriétaires et masculines de la liberté, est exclue du discours sur le "totalitarisme", même dans sa variante la plus riche sur le plan philosophique et historique, à savoir Les origines du totalitarisme de Hannah Arendt, dont la reconnaissance de l'"effet boomerang" du colonialisme aurait dû la sensibiliser aux surdéterminations raciales de la liberté. Pour Arendt, il est fondamental que c’est à l’"abolition [de la liberté] et même à l'élimination de toute spontanéité humaine en général que tend la domination totalitaire, et non simplement à une restriction, si tyrannique qu'elle soit, de la liberté."18 Bien qu'elle exprime certainement la phénoménologie de la terreur fasciste, du camp de concentration et d'extermination, l’idée d'Arendt selon laquelle le totalitarisme, dans sa contrainte logique et son oblitération de l'espace de mouvement et d'interaction humains, est l'ennemi de la spontanéité, de cette capacité naturelle à prendre un "nouveau départ" comprise comme la source même de la liberté, est peut-être trop confortable. Elle nous dispense d'affronter les spontanéités et les plaisirs qu'offre le fascisme à ses cadres, militant·es ou sous-fifres. Si "la liberté, en tant que capacité intérieure de l'homme, est identique à la capacité de commencer, de même que la liberté en tant que réalité politique est identique à un espace entre les hommes où ceux-ci puissent se mouvoir"19 comme le suggère Arendt, sommes-nous sûr·es que le fascisme est purement et simplement l'autre de la liberté ? (Arendt elle-même introduit quelques doutes lorsqu'elle déclare, avec perspicacité, que c'est "cette liberté qu'il prend par rapport à sa propre idéologie caractérise l'échelon supérieur de la hiérarchie totalitaire")20.
Mais si nous voulons nous attaquer au lien complexe entre liberté et fascisme, nous devrons probablement sonder davantage la vie psychique de ce dernier. À cet égard, il est peut-être révélateur qu'une tentative de dépeindre la "psychologie du nazisme" comme la véritable apothéose d'une "évasion de la liberté" de plusieurs siècles, dans le livre de guerre éponyme d'Erich Fromm, contienne également une réflexion sur ce qui semble être un type psychosocial très contemporain, le rebelle autoritaire. Pour Fromm, ces rebelles
ressemblent à des personnes qui, sur la base de leur force intérieure et de leur intégrité, combattent les forces qui entravent leur liberté et leur indépendance. Cependant, la lutte du personnage autoritaire contre l'autorité est essentiellement un défi. Il s'agit d'une tentative de s'affirmer et de surmonter son propre sentiment d'impuissance en combattant l'autorité, même si le désir de soumission reste présent, que ce soit consciemment ou inconsciemment. Le personnage autoritaire n'est jamais un "révolutionnaire" ; j'aimerais l'appeler un "rebelle". Il y a beaucoup d'individus et de mouvements politiques qui déconcertent l'observateur·ice superficiel·le en raison de ce qui semble être un basculement inexplicable du "radicalisme" à l'autoritarisme extrême. Psychologiquement, ces personnes sont des "rebelles" typiques. [...] Le personnage autoritaire aime les conditions qui limitent la liberté humaine, il aime être soumis au destin21.
L'amour fasciste de la liberté n'est-il qu'un détour sur le chemin de la soumission, ce qu'à peu près à la même époque Marcuse appelait non pas la liberté mais une "permissivité obéissante" ?22 C'est une question que la théorie antifasciste doit encore méditer, notamment pour clarifier sa propre philosophie de la libération.
Les Fascistes contre l'État
En dépit, mais en un sens aussi à cause, de ses louanges à l'État total, le fascisme pourrait être compris comme l'apogée et le démantèlement simultanés de la figure moderne de l'État. Non pas un Léviathan hobbesien, mais, pour reprendre le titre de l'analyse pionnière de Neumann sur le non-État nazi, un Béhémoth, un "impérialisme racial" instable et polycratique qui accélère les contradictions sociales du capitalisme monopolistique dans "une forme de société où s'exerce une domination directe sur la population, une domination fondée sur la négation des médiations découlant de l'existence d'une autorité relativement indépendante et stable telle que l'État"23 ; "une condition de domination irrationnelle, chaotique, anarchique et sans loi, sans théorie politique cohérente, un non-État qui fait fonctionner l'économie par la force pour l'accumulation du pouvoir d'un dirigeant et le profit des grands capitalistes industriels"24. Ce n'est pas un hasard si Neumann a forgé son analyse dans une bataille idéologique avec son ancien mentor Carl Schmitt qui, dans son ouvrage État, Mouvement, Peuple de 1933, avait cherché à donner une forme doctrinale à cette sublimation de l'indépendance de l'État par le Führerprinzip et son ontologie de la race et de la force, tout en désavouant bien sûr le gangstérisme capitaliste et le racket que Neumann dissèque de manière si clinique. Herbert Marcuse, ami proche de Neumann, s'est fait l'écho de ces idées, contrant ainsi la thèse partagée par Friedrich Pollock et Max Horkheimer, membres de l'Institut de recherche sociale, selon laquelle le nazisme avait engendré une forme historiquement nouvelle et potentiellement stable de capitalisme d'État. Pour Marcuse, le nazisme avait effectivement aboli la distinction entre l'État et la société sur laquelle repose le concept d'État, conduisant à une situation instable basée sur "un autogouvernement direct et immédiat des groupes sociaux dominants sur le reste de la population"25, une abolition de facto non seulement de la figure moderne de l'État mais aussi du droit moderne, que Marcuse trouve à la fois légitimée et mystifiée dans l'argument de Schmitt en faveur d'une "pluralité d'ordres", qui annule toute transcendance, même théorique, du juridique. Si l'on peut encore parler de totalitarisme, il n'y a pas d'État totalitaire dans une situation où s'exerce la triple souveraineté du capital, du parti et de l'armée et où Hitler opère comme lieu de compromis : l'État n'est alors que "le gouvernement de groupes économiques, sociaux et politiques hypostasiés". Il ne s'agit pas d'un État totalitaire, mais d'un État-machine, dont les performances se mesurent à l'aune de son efficacité. L'État "semble se mouvoir par sa propre nécessité et reste flexible et obéissant au moindre changement dans l'organisation des groupes dirigeants. Toutes les relations humaines sont absorbées par le rouage objectif du contrôle et de l'expansion"26. Plutôt que de faire écho à la juxtaposition peu dialectique entre la société de marché et le totalitarisme que certains membres de l'École de Francfort en exil articulaient à l'époque27, Marcuse a souligné la relation génétique et structurelle complexe entre le fascisme et le capitalisme libéral, qu'il avait déjà commencé à esquisser dans l'essai de 1934 intitulé "La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l'Etat", où il relevait également la référence bien connue de Ludwig von Mises, dans son Liberalisme de 1927, au fascisme comme sauveur de la civilisation occidentale, bien qu'il s'agisse d'une "solution d'urgence" devant être supplantée par un ordre libéral fortifié28. Comme l'écrivait Marcuse en 1942 :
L'émergence du Troisième Reich est l'émergence du concurrent le plus efficace et le plus impitoyable. L'État national-socialiste n'est pas le renversement mais l'aboutissement de l'individualisme compétitif. Le régime libère toutes les forces de l'intérêt individuel brutal que les pays démocratiques ont essayé de freiner et de combiner avec l'intérêt de la liberté. Comme toute autre forme de société individualiste, le national-socialisme fonctionne sur la base de la propriété privée des moyens de production. Il est donc composé de deux couches polaires, le petit nombre de ceux qui contrôlent le processus de production et la masse de la population qui, directement ou indirectement, dépend des premiers. Sous le national-socialisme, c'est le statut de l'individu dans cette dernière strate qui a le plus radicalement changé. Ici aussi, cependant, les changements concrétisent plutôt qu'ils ne contredisent certaines tendances de la société individualiste29.
Ainsi, le non-État fasciste devient l'arène volatile des compétitions politiques et économiques, motivées et légitimées par l'impérialisme racial. Qu'en est-il de l’idée selon laquelle le néolibéralisme peut être adéquatement saisi comme une phobie de l'État, comme une machine de guerre économique destinée à démanteler les capacités de l'État ? Cette fable utile a été amplement dissipée par toutes les recherches récentes et sérieuses sur la véritable histoire intellectuelle et politique du néolibéralisme. Dans leur puissante étude polémique, Le choix de la guerre civile, Pierre Dardot et ses co-auteur·ices résument cette position avec une clarté tranchante : comme le montre leur histoire, de Santiago du Chili à Maastricht, de Brasilia à Washington, "il n’y a de néolibéralisme qu’autoritaire"30, puisqu'au cœur de celui-ci se trouve la "souveraineté du droit privé garantie par un pouvoir fort"31, un État fort pour un marché libre. Cela implique constitutivement "un projet politique de neutralisation du socialisme sous toutes ses formes et, au-delà, de toutes les formes d’exigence d'égalité, un projet porté par des théoriciens et des essayistes qui sont aussi, dès le débuts, des entrepreneurs politiques"32. A cette fin, "la construction sociale néolibérale restructure les relations Etat/société, non pas dans le but d'affaiblir l'État, mais plutôt de renforcer les institutions étatiques qui créent et fortifient le pouvoir disciplinaire des marchés"33.
Mais si nous voulons être attentif·ves aux potentiels fascistes du néolibéralisme, je pense qu'il est impératif de se pencher sur les analyses de ce dernier qui mettent en avant la fonction de formation de la race et du racisme dans le développement et l'implantation des politiques et de l'idéologie néolibérales. Pour être plus précis, je pense que nous pouvons dire que l'examen des régimes raciaux du néolibéralisme fournit des preuves incomparables de la thèse selon laquelle il met en œuvre un renforcement différentiel de l'État qui, à son tour, compose et reformule ces "couplages fatals du pouvoir et de la différence" qui, selon Stuart Hall, définissent la création, la disparition et la reconstitution de la race34. À cet égard, je pense qu'il y a beaucoup à gagner en explorant une formule conceptuelle et analytique avancée par Ruth Wilson Gilmore, dans le cadre de son enquête politique et géographique en cours sur le lien entre les capacités de l'État, la lutte des classes et la racialisation dans le "complexe carcéro-industriel". Je fais référence à une notion déjà incorporée dans mon titre, à savoir l'État anti-État35.
Dans un essai de 2008 coécrit avec Craig Gilmore, "Restating the Obvious", nous trouvons quelques éléments clés pour une analyse matérialiste de la place de l'État dans le "cycle politique réactionnaire"36 dans lequel nous nous trouvons. Je voudrais brièvement détailler trois d'entre eux ici, afin laisser voir leur utilité en tant qu'outils permettant de penser le présent.
Tout d'abord, une distinction analytique entre l'État et le gouvernement. L'État est défini comme "un ensemble d'institutions relativement spécialisées, territorialement délimitées, qui se développent et évoluent au fil du temps dans les interstices et les fissures des conflits sociaux, des compromis et de la coopération", tandis que les gouvernements sont "les forces vives, politiques et personnelles, qui mettent en mouvement les capacités de l'État et orchestrent ou contraignent les personnes relevant de leur juridiction à mener leur vie selon des règles établies et appliquées de manière centralisée"37. L'État est fondamentalement compris en termes de capacités, c'est-à-dire de pouvoirs matériellement mis en œuvre et applicables, pour distribuer ou hiérarchiser, développer ou abandonner, soigner ou criminaliser, etc. En guise de corollaire, nous pouvons noter que l'un des principaux objectifs du néolibéralisme (en particulier dans son obsession démesurée pour la constitutionnalisation d'un ordre de marché) est d'"intégrer" ses impératifs dans ces structures étatiques elles-mêmes, de sorte que même un gouvernement nominalement socialiste ou social-démocrate serait toujours contraint de mettre en œuvre des politiques néolibérales.
Deuxièmement, dans les pays structurés par le long héritage et les mutations du capitalisme racial, l'État est également un "État racial", qui peut très bien fonctionner administrativement et juridiquement par le biais d'un engagement manifeste en faveur d’une "indifférence à la couleur". Comme l'écrivent les Gilmore, dans un passage qui résume bien les vertus d'une sensibilité géographique historico-matérialiste lorsqu'il s'agit du lien entre politique et race :
La gestion des catégories raciales par l'État est analogue à la gestion des autoroutes, des ports ou des télécommunications : les pratiques idéologiques et matérielles racistes sont des infrastructures qui doivent être mises à jour, améliorées et modernisées périodiquement : c'est ce que l'on entend par racialisation. C'est l'État lui-même, et pas seulement des intérêts ou des forces externes à l'État, qui se construit et se renforce par le biais de ces pratiques. Ces pratiques ont parfois pour effet de "protéger" certains groupes raciaux, et parfois de les sacrifier38.
Troisièmement, si l'État a bien sûr été un partenaire matériel et symbolique à part entière tout au long de l'histoire du capitalisme, le présent est défini par une rhétorique singulière, liée à la trajectoire du néolibéralisme mais la dépassant également, à savoir celle de l'État anti-État, un État qui promet sa propre disparition et qui utilise cette promesse pour accroître, intensifier et différencier ses moyens d'action. La version combative - pensez au dicton de Reagan : "Les neuf mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont : Je suis du gouvernement et je vais vous aider" - se double d'une apologie académique fataliste - rappelons-nous les rengaines usées de la "mondialisation" en tant qu'éclipse de l'État. Contrairement à une vision de l'incarcération de masse comme le résultat d'une volonté de privatisation, la croissance extraordinaire et racialisée des prisons est interne et emblématique des transmutations de l'État, de la composition de ses agent·es et de ses capacités, qu'une compréhension unidimensionnelle du néolibéralisme, un "économisme de basse altitude" pour reprendre la formule de Hall, obscurcit souvent. Comme le notent les Gilmore :
Parce que les prisons et les prisonnier·es font partie de la structure de l'État, iels permettent aux gouvernements d'établir la légitimité de l'État en prétendant fournir une "protection" sociale combinée à leur monopole sur la délégation de la violence. L'État établit sa légitimité précisément parce qu'il domine violemment certaines personnes et les définit ainsi (et les rend visibles aux yeux des autres) comme le type de personnes qu'il convient de malmener. En modélisant le comportement du corps politique, l'État anti-État naturalise une domination violente39.
Il est intéressant de noter qu'en décrivant l'enchevêtrement du complexe carcéro-industriel avec l'État anti-État comme "un État qui grandit en promettant de rétrécir", les Gilmore renvoient aux analyses pionnières de Negri sur l'État en crise, et en particulier à son affirmation incisive selon laquelle : "la contre-révolution de l'entrepreneur capitaliste aujourd'hui ne peut opérer que dans le contexte d'une augmentation des pouvoirs coercitifs de l'État. L'idéologie du laissez-faire de la "nouvelle droite" implique comme corollaire l'extension de nouvelles techniques d'intervention coercitive et étatique dans la société en général"40.
Mais ce que le point de vue de Negri, celui des mobilisations de masse et de la guerre civile rampante des années 1970 en Italie, ne lui a peut-être pas permis de comprendre, et ce sur quoi nous devons nous attarder pour discerner les potentiels fascistes dans l'État anti-État, ce sont les types d'investissements subjectifs dans les naturalisations d’une domination violente qui vont de pair avec une certaine promotion d'une conception propriétaire et racialisée de la liberté. Ici, nous devons réfléchir au fait que non seulement le néolibéralisme opère à travers un État racial, ou que, comme les commentateur·ices ont commencé à le reconnaître et à le détailler, il est façonné par un imaginaire raciste et civilisationnel qui surdétermine qui est en mesure d'accéder aux libertés du marché, nous devons également nous pencher sur le fait que l'État anti-État pourrait devenir un objet d'attachement populaire ou, mieux, d'investissement populiste, uniquement à travers la médiation de la race41.
Dans ses analyses fondamentales du thatchérisme, Stuart Hall a démontré, d'une manière qui reste profondément pertinente à notre époque, comment l'autoritarisme populiste ou le populisme autoritaire s'est développé dans les années 1960 et 1970 autour d'une concaténation de paniques morales raciales. Ce processus a joué un rôle clé de médiation, de consolidation et de reproduction dans la montée du néolibéralisme vers la prééminence politique. Le racisme était en ce sens une sorte de complément interne au néolibéralisme. Pour reprendre la terminologie gramscienne de Hall, il a permis (dans les conditions spécifiques d'une Angleterre en crise) de "neutraliser la contradiction entre le peuple et le bloc État/pouvoir et de gagner des interpellations populaires de manière tout à fait décisive pour la droite"42. Le populisme autoritaire pourrait donc être compris comme "le projet, central à la politique du thatchérisme, d'ancrer la politique néolibérale directement dans un appel au "peuple", de l'enraciner dans les catégories essentialistes de l'expérience du bon sens et du moralisme pratique, et ceci pour construire, et non pas simplement réveiller, des classes, des groupes et des intérêts dans une définition particulière du "peuple""43. Cette construction était et reste racialisée, par des représentations successives du non-peuple ou du hors-peuple (des jeunes prolétaires noirs considérés comme des "agresseurs" aux musulmans en voie de "radicalisation" et, plus récemment, aux travailleurs d'Europe de l'Est qui débauchent des emplois "britanniques"). Dans sa variante anglaise, le néolibéralisme au pouvoir a d'abord été articulé comme un national-populisme (et, dans l'aventure des Malouines, comme un impérialisme social), et c'est en grande partie ce qu'il reste. D'où la fonction critique de médiateur·ices en voie de disparition tels qu'Enoch Powell, dont la rhétorique raciste plus ouverte et combative a donné naissance à un successeur plus puissant44 (nous pourrions également penser ici à la relation entre Goldwater et Nixon dans le contexte américain, ou à la force et à la fonction continues du Front national/Rassemblement national dans la dérive droitière de la politique française).
Pour Hall, la croisade idéologique du milieu des années 1970, la contre-révolution de l'entrepreneur capitaliste dont parle Negri, nécessitait une pénétration dans "certaines des idées sociales fondamentales de la population"45, et la mise en scène d'une sorte de "ventriloquie" populaire capable de puiser dans les "sources matérielles réelles du mécontentement populaire" et de rallier le peuple aux pratiques du bloc dominant, en s'appuyant sur la "force massivement conservatrice" du "sens commun traditionnel et immuable". A cet égard, contrairement à son antécédent social-démocrate (Labour), ce néolibéralisme populiste autoritaire a effectué une sorte de révolution passive par le bas, fondée sur "des efforts incessants pour construire le mouvement vers un régime plus autoritaire à partir d'une base populiste massive"46. En fin de compte, le néolibéralisme doit être populiste parce qu'il ne peut pas être populaire-démocratique.
Hall, bien sûr, mettait en avant la spécificité du thatchérisme par le biais d'un contraste critique avec une position de gauche facile qui réduisait tout autoritarisme à un spectre familier du fascime, une leçon qui reste valable aujourd'hui. Et pourtant, je ne pense pas qu'il soit inutile de se demander dans quelle mesure un néolibéralisme qui est arrivé au pouvoir sous la forme d'un populisme nationaliste, voire impérialiste, instrumentalisant des paniques morales racialisées et des luttes de classes racialisées (et genrées), a également semé les conditions actuelles pour la résurgence contemporaine d'une extrême droite qui, à sa manière, pour citer à nouveau Marcuse, est basée sur "non pas le renversement, mais l’actualisation de l'individualisme compétitif"47. Comme le montrent les scénarios américain, britannique, brésilien, allemand et autres, il n'y a pas de barrières doctrinales fixes et ordonnées entre les néolibéralismes combatifs et les multiples variantes de la réaction contemporaine, y compris les néofascistes et les postfascistes. Il est utile de rappeler ici l'affirmation de Dardot et al. selon laquelle le néolibéralisme "ne peut se définir positivement par un régime politique spécifique"48. "Là, écrivent-ils, se trouve le cœur de la dimension autoritaire de la politique néolibérale : la structure de l'État peut bien varier, le personnel politique et ses manières aussi, l'essentiel est que les gouvernants soient suffisamment forts pour imposer la constitutionnalisation du droit privé et restreindre ainsi le champ du délibérable"49. Il n'est pas certain qu'un populisme de droite revanchard puisse délibérément ou non menacer cette constitutionnalisation, même les gestes protectionnistes d'aujourd'hui respectent pour la plupart les conditions limites du néolibéralisme et de ses impératifs de classe. Peut-être que plutôt que ces questions doctrinales, souvent brouillées par la flexibilité idéologique et l'opportunisme caractéristiques de la droite, nous devrions nous intéresser aux trajectoires sociales et politiques qui lient les possibilités de résurgence du fascisme aux symptômes morbides du néolibéralisme.
Il n'est pas inutile de rappeler ici l'analyse récente de Grégoire Chamayou sur la naissance du "libéralisme autoritaire" en cette année fatidique de 1932, et ses résonances troublantes avec le présent, notamment dans ce qu'il appelle "un engrenage austéritaire-autoritaire : les effets socialement désastreux du programme économique rejeté [du gouvernement] sapèrent le peu d’assise politique dont il pouvait encore disposer, de sorte qu’il ne put bientôt plus persister dans cette direction, sauf à monter d’un cran dans l’autoritarisme pour imposer des mesures du même genre qui produisirent le même genre d’effets, et ainsi de suite."50 Non seulement l'État anti-État se manifeste comme " une série de réponses punitives au chaos qu'il a engendré "51, mais, comme Ugo Palheta l'a montré de manière convaincante pour le cas français, les crises prolongées de l'hégémonie (et de la reproduction sociale) provoquées par les politiques néolibérales ont contribué de manière considérable et déterminante à l'épanouissement des potentiels fascistes52. La crise de 2007-2008 a été particulièrement importante à cet égard, en France et ailleurs, révélant que le néolibéralisme est incapable de générer des solutions socialement acceptables, ouvrant un horizon apparemment sans fin d'austérité, de stagnation, de baisse du niveau de vie, d'augmentation des inégalités et de durcissement répressif de l'État contre toute contestation ou alternative. Les recombinaisons du néolibéralisme manifestent elles-mêmes le durcissement des tendances autoritaires, dans un contexte de domination sans hégémonie où les classes dirigeantes subissent un processus de radicalisation et où le maintien de leur suprématie dépend d'un affaiblissement des droits et des ressources démocratiques.
Il est difficile ici de ne pas rappeler la maxime de Karl Polanyi selon laquelle "pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l'Angleterre ricardienne", et son observation connexe selon laquelle le fascisme était "simplement le résultat de l'incompatibilité mutuelle de la démocratie et du capitalisme à notre époque", "cette solution révolutionnaire qui maintient le capitalisme intact"53. Derrière cela se cachait la thèse d'une longue durée des potentiels fascistes, fondée sur la "recrudescence de la vieille hostilité du capitalisme à l'égard du gouvernement populaire"54. L'incompatibilité entre le capitalisme et une conception socio-économique substantielle de la démocratie, telle que celle de Polanyi, est quelque chose que l'État anti-État, en tant que rhétorique et pratique du néolibéralisme, ne partage pas seulement avec les nouvelles figures de la réaction : il crée les conditions matérielles et idéologiques propices aux opérations visant à gagner le soutien populaire à l'extrême-droite, dans l'arène électorale et au-delà. La modalité par laquelle les potentiels ou les trajectoires fascistes émergent des "tendances perturbatrices" du néolibéralisme55 implique la suralimentation de plusieurs traits inhérents à l'ordre néolibéral (la spoliation de la nature au nom du profit, les attaques contre la distribution du salaire social, la glorification de l'individualisme possesseur, etc.) sous le couvert d'une remise en cause de certaines de ses dimensions supposées déterminantes. L'anti-État de la droite contemporaine marie les thèmes de la guerre culturelle et les diktats des entreprises, en particulier ceux du capital fossile56 - pensez à l'appel de Steve Bannon pour la "déconstruction de l'État administratif "57. Et il combine explicitement cela avec un ethno-nationalisme revanchard passionnément attaché au symbolisme et à la réalité de l'État répressif - pensez au drapeau américain "thin blue line", aux slogans "blue lives matter", et à d'autres choses du même genre. Ce que j'ai appelé ailleurs fascisme tardif58 est donc à la fois une réaction contre certaines facettes du moment néolibéral (celles qui sont codées et parfois racialisées comme mondialistes) et une sorte de sur-identification passionnée aux dimensions coercitives de l'État anti-État, ainsi qu'une prise en charge et une affirmation explicites de la dépendance historique du néolibéralisme à l'égard des récits civilisationnels de la supériorité blanche, ainsi que de sa modernisation contradictoire de l'"infrastructure" de l'État anti-État. Ce fascisme "tardif", qui vient après la prophétie creuse d'une neutralisation néolibérale du politique, est une sorte d'affirmation de second ordre ou réflexive de la facette autoritaire du néolibéralisme, qui est maintenant soutenue subjectivement par le brouillage des frontières entre les conceptions libérales de la liberté et de l'individualisme (comme la liberté du marché, liberté de posséder, liberté de ne pas interférer avec la souveraineté individuelle) et ce que nous pourrions appeler les visions fascistes de la liberté (liberté de dominer, de gouverner), toutes deux attirées par des imaginaires agressifs d'une compétition inévitable et la répulsion pour la solidarité, le soin et la vulnérabilité.
Celleux dont l'horizon reste, d'une manière ou d'une autre, celui de la transformation radicale de l'État compris comme une condensation et un véhicule du pouvoir de classe et de la violence sociale, un horizon que l'on appelait autrefois, dans les cercles communistes, celui de l'État non-État, devront donc continuer à affronter les dynamiques matérielles et idéologiques qui enchevêtrent et ancrent les potentiels fascistes dans l'État anti-État, des potentiels qui peuvent s'organiser autour de nouvelles formes de cette violence entrepreneuriale appropriative qui définissait le Béhémoth nazi en tant que non-État. Ce faisant, ils devront également reprendre "la transformation cruciale du concept de liberté comme principe statique, donné, vers le concept de libération, de lutte dynamique et active pour la liberté"59.
Publication originale (09/12/2021) :
Historical Materialism
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
Références
Adorno, Theodor W. 1994, The Stars Down to Earth: And Other Essays on the Irrational in
Culture, edited by Stephen Crook, London: Routledge.
Arendt, Hannah 1973 [1951], The Origins of Totalitarianism, New Edition, New York: Harcourt, Brace & Company.
Chamayou, Grégoire 2020, ‘1932, la naissance du libéralisme autoritaire’, in Carl Schmitt and Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, edited by Grégoire Chamayou, Paris: Les Éditions La Découverte/Zones.
Chapoutot, Johann 2018, The Law of Blood: Thinking and Acting as a Nazi, translated by Miranda Richmond Mouillot, Cambridge, MA: The Belknap Press of Harvard University Press.
Chapoutot, Johann 2020, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Éditions Gallimard.
Chapoutot, Johann and Katharina Brienne 2021, ‘How the Nazis Pioneered Management Theory’ (interview), Berliner Zeitung, 16 June, available at: <https://www.berliner-zeitung.de/en/how-the-nazis-pioneered-modern-management-theory-li.165928>.
Dale, Gareth and Mathieu Desian 2019, ‘Fascism’, in Karl Polanyi’s Political and Economic Thought: A Critical Guide, edited by Gareth Dale, Christopher Holmes and Maria Markantonatou, pp. 151–70, Newcastle upon Tyne: Agenda Publishers.
Dardot, Pierre, Haud Guéguen, Christian Laval and Pierre Sauvêtre 2021, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal: Lux Éditeur.
Davis, Angela Y. 1971, Lectures on Liberation, New York: NY Committee to Free Angela Davis.
De Nicola, Alberto 2017, ‘L’Italia nel ciclo politico reazionario’, 14 February, available at: <https://www.dinamopress.it/news/litalia-nel-ciclo-politico-reazionario/>.
D’Eramo, Marco 2021, ‘Rule by Target’, Sidecar, 15 October, available at: <https://newleftreview.org/sidecar/posts/rule-by-target>.
Fromm, Erich 1969 [1941], Escape from Freedom, New York: Avon Books.
Gentile, Giovanni 1989, La riforma della scuola in Italia, Florence: Le Lettere.
Gilmore, Ruth Wilson 2002, ‘Fatal Couplings of Power and Difference: Notes on Racism and Geography’, The Professional Geographer, 54, 1: 15–24.
Gilmore, Ruth Wilson 2022, Abolition Geography: Essays Towards Liberation, edited by Brenna Bhandar and Alberto Toscano, London: Verso.
Gilmore, Ruth Wilson and Craig Gilmore 2008, ‘Restating the Obvious’, in Indefensible Space: The Architecture of the National Insecurity State, edited by Michael Sorkin, London: Routledge.
Hall, Stuart 1988, The Hard Road to Renewal: Thatcherism and the Crisis of the Left, London: Verso.
Harcourt, Bernard E. 2020, ‘Rethinking Capitalism with Franz Neumann, Friedrich Pollock, and the Frankfurt School’, Abolition Democracy, 17 December, available at: <http://blogs.law.columbia.edu/abolition1313/bernard-e-harcourt-rethinking-capitalism-with-friedrich-pollock-franz-neumann-and-the-frankfurt-school/>.
Huber, Charles Willard 1959, An Examination of Certain Elements of Rhetorical Style in Nine Selected Speeches of Adolf Hitler, M.A. Dissertation, Montana State University, available at: <https://scholarworks.umt.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=3297&context=etd>.
Iakovou, Vicky 2009, ‘Totalitarianism as a Non-State: On Hannah Arendt’s Debt to Franz Neumann’, European Journal of Political Theory, 8, 4: 429–47.
Kershaw, Ian 1993, ‘“Working Towards the Führer.” Reflections on the Nature of the Hitler Dictatorship’, Contemporary European History, 2, 2: 103–18.
Kundnani, Arun 2021, ‘The Racial Constitution of Neoliberalism’, Race & Class, 63, 1: 51–69.
Lewis, David E. 2019, ‘Deconstructing the Administrative State’, The Journal of Politics, 81, 3: 767–89.
Malm, Andreas and The Zetkin Collective 2021, White Skin, Black Fuel: On the Danger of Fossil Fascism, London: Verso.
Marcuse, Herbert 1998a [1941], ‘Some Social Implications of Modern Technology’, in Technology, War and Fascism: Collected Papers of Herbert Marcuse, Volume 1, edited by Douglas Kellner, pp. 41–65, London: Routledge.
Marcuse, Herbert 1998b [1942], ‘State and Individual under National Socialism’, in Technology, War and Fascism: Collected Papers of Herbert Marcuse, Volume 1, edited by Douglas Kellner, pp. 69–92, London: Routledge.
Marcuse, Herbert 2009 [1968], Negations: Essays in Critical Theory, London: MayFlyBooks.
Mises, Ludwig von 2002 [1927], Liberalism: In the Classical Tradition, San Francisco, CA: Cobden Press.
Negri, Antonio 1988, Revolution Retrieved: Writings on Marx, Keynes, Capitalist Crisis, and New Social Subjects (1967–83), London: Red Notes.
Neumann, Franz L. 2009 [1944], Behemoth: The Structure and Practice of National Socialism, 1933–1944, Chicago: Ivan R. Dee.
Palheta, Ugo 2018, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, Paris: Les Éditions La Découverte.
Polanyi, Karl 1934, ‘Fascism and Marxian Terminology’, New Britain, 3, 57: 128–9.
Polanyi, Karl n.d., ‘The Fascist Virus’ [draft manuscript from the 1930s], available at: <http://kpolanyi.scoolaid.net:8080/xmlui/handle/10694/658>.
Shilliam, Robbie 2021, ‘Enoch Powell: Britain’s First Neoliberal Politician’, New Political Economy, 26, 2: 239–49.
Slobodian, Quinn 2019, ‘Anti-’68ers and the Racist–Libertarian Alliance: How a Schism among Austrian School Neoliberals Helped Spawn the Alt Right’, Cultural Politics, Stovall, Tyler 2021, White Freedom: The Racial History of an Idea, Princeton, NJ: Princeton University Press.
Toscano, Alberto 2017, ‘Notes on Late Fascism’, Historical Materialism, 2 April, available at: <https://www.historicalmaterialism.org/blog/notes-late-fascism>.
Toscano, Alberto 2021, ‘Trajectories of Fascism. A Review of La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre by Ugo Palheta’, Historical Materialism, available at: <https://www.historicalmaterialism.org/book-review/trajectories-fascism>.
Vodovar, Christine 2012, ‘Einaudi e l’avvento del regime fascista’, in Luigi Einaudi. Guida alla lettura. Antologia degli scritti, available at: <http://www.luigieinaudi.it/percorsi-di-lettura/lib/einaudi-e-lavvento-del-regime-fascista.html>.
Polanyi n.d. Des versions de cet article ont été présentées pour la première fois lors de la conférence annuelle Historical Materialism 2021 (en ligne), dans le cadre du panel de clôture The Fascist Horizon : Theoretical and Political Perspectives (14 novembre), et (le 17 août 2021) dans le cadre du séminaire international Direitas, Fascismos, Bolsonarismo coordonné par Rodrigo Nunes. Un grand merci aux organisateurs et aux participants.
Sur l’analyse du fascisme de Polanyi, voir Dale and Desian 2019.
Malm and The Zetkin Collective 2021, pp. 191–2.
Malm and The Zetkin Collective 2021, p. 8.
Stovall 2021, p. 214.
Marcuse 1998a, p. 62.
Cité in Vodovar 2012.
Gentile 1989, pp. 94–5.
Cité in Stovall 2021, p. 214.
Neumann 2009, pp. 467–70.
Voir Chapoutot 2020. Sur Chapoutot, voir également D'Eramo 2021. Concernant la référence rhétorique plus spécifique d'Hitler à la liberté allemande en tant que liberté raciale-nationale mobilisée contre des concurrents géopolitiques, considérez cet extrait d'un discours de Nuremberg du 9 septembre 1936 sur l'autorité et l'avenir colonial de l'Allemagne, avec son anticapitalisme vague : "Peut-être entendrons-nous à nouveau dans la bouche des démocrates occidentaux la plainte selon laquelle nous privons les entreprises de la liberté de leur propre activité arbitraire et les plaçons dans le carcan de notre planification d'État. Mais vous, camarades de race, vous comprendrez qu'il ne s'agit pas ici de démocratie ou de liberté, mais d'être ou de ne pas être. Ce n'est pas la liberté ou le profit de quelques industriels qui est en cause, mais la vie et la liberté de la nation allemande. Celui qui croit qu'il ne peut pas exister à cause de la limitation de la liberté n'a pas le droit d'exister dans notre communauté. La postérité ne nous demandera pas si, dans cette période critique et dangereuse, nous avons porté haut la liberté démocratique, c'est-à-dire la licence, mais si nous avons réussi à préserver un grand peuple de l'effondrement économique et politique". Cité dans Huber 1959, pp. 96-7.
Chapoutot 2018, p. 127.
Chapoutot 2018, p. 34.
Chapoutot et Brienne 2021. Cela résonne également avec la déclaration orientaliste du juriste nazi Helmut Nicolai : "La loyauté germanique est l'antithèse exacte de l'obéissance orientale" (citée dans Chapoutot 2018, p. 183)
Chapoutot et Brienne 2021.
Chapoutot 2018, p. 167.
Kershaw 1993, pp. 117–18.
Arendt 1973, p. 404.
Arendt 1973, p. 473.
Arendt 1973, p. 387.
Fromm 1969, p. 192.
Marcuse 1998b, p. 86.
Iakovou 2009, p. 435.
Harcourt 2020.
Marcuse 1998b, p. 70.
Marcuse 1998b, p. 78.
Voir en particulier le "Projet de recherche sur l'antisémitisme" de 1941, rédigé par Adorno et publié dans Studies in Philosophy and Social Science, désormais dans Adorno 1994, pp. 181-217.
Marcuse 2009, p. 6 : "On ne peut nier que le fascisme et les mouvements similaires visant à instaurer des dictatures sont animés des meilleures intentions et que leur intervention a, pour l'instant, sauvé la civilisation européenne. Le mérite que le fascisme s'est ainsi attribué restera éternellement dans l'histoire. Mais si sa politique a apporté le salut pour le moment, elle n'est pas de nature à garantir un succès continu. Le fascisme était une solution d'urgence. Le considérer comme quelque chose de plus serait une erreur fatale" (Mises 2002, p. 51).
Marcuse 1998b, p. 80.
Dardot, Guéguen, Laval and Sauvêtre 2021, p. 292.
Dardot, Guéguen, Laval and Sauvêtre 2021, p. 293.
Dardot, Guéguen, Laval and Sauvêtre 2021, p. 21.
Dardot, Guéguen, Laval and Sauvêtre 2021, p. 49.
Gilmore 2002. Reprinted in Gilmore 2022.
Pour de plus amples réflexions sur l'État anti-État, voir l'introduction des éditeurs à Gilmore 2022, qui comprend également plusieurs autres essais mobilisant différentes facettes de ce concept.
De Nicola 2017.
Gilmore and Gilmore 2008, p. 143.
Gilmore and Gilmore 2008, pp. 144–5.
Gilmore and Gilmore 2008, pp. 150–1.
Negri 1988, p. 183.
Voir Kundnani 2021, Shilliam 2021 and Slobodian 2019.
Hall 1988, p. 56.
Hall 1988, p. 71.
Voir Shilliam 2021, avec son affirmation convaincante, à la suite de Hall, que "par l'intermédiaire de Powell, la race a été la modalité par laquelle la subjectivité néolibérale a été politiquement induite" (p. 246).
Hall 1988, p. 190.
Hall 1988, p. 146.
Marcuse 1998b, p. 80.
Dardot, Guéguen, Laval and Sauvêtre 2021, p. 295.
Dardot, Guéguen, Laval and Sauvêtre 2021, pp. 296–7.
Chamayou 2020, p. 61.
Gilmore and Gilmore 2008, p. 152.
Palheta 2018 and Toscano 2021.
Polanyi 1934, p. 128.
Polanyi n.d.
Dale and Desian 2019, p. 151. Polanyi emploi le terme en 1944 dans La Grande transformation.
Malm and The Zetkin Collective 2021.
Lewis 2019.
Toscano 2017.
Davis 1971, p. 4.