Eugénisme et évaluation économique de la vie | Béatrice Adler-Bolton
Le fait que, dans l'imaginaire populaire, le terme "eugénisme" soit le plus souvent associé à la cruauté bien connue du programme nazi Aktion T4 a conduit de nombreuses personnes à afirmer que toute comparaison avec l'eugénisme est erronée et offensante. Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation. En outre, je pense qu'elle est fausse. En vérité, l'approche budgétaire aseptisée visant à justifier le meurtre social et l'abandon par l'État, mise au point par le mouvement eugéniste, n'est pas très différente de ce que nous observons dans nos propres contextes politiques contemporains. L'eugénisme est une logique, pas seulement un mouvement scientifique et politique historique.
Beatrice Adler-Bolton est une artiste et une écrivaine qui achève actuellement une maîtrise dans le programme d'études sur le handicap de CUNY. Elle est co-animatrice du podcast Death Panel et co-autrice de Health Communism : A Surplus Manifesto.
· Cet article fait partie de notre dossier Eugénisme pandémique du 12 avril 2023 ·
Les chances de survie des personnes qui diffèrent de la norme biologique privilégiée, de quelque manière que ce soit, varient considérablement en fonction de la "science" utilisée pour guider les décisions de politique publique. La santé et la science sont toujours politiques, la neutralité est un objectif et non une caractéristique. La science, comme toute discipline, est souvent appropriée par l'État, les individus et les institutions pour couvrir et justifier un large éventail de politiques génocidaires, de schémas capitalistes racistes et d'oppression biomédicale par le biais de mécanismes complexes d'abandon extractif déguisés en réforme politique ou, pire encore, en innovation.
Une scientificité innée constitue une cractéristique importante du faux-empirisme qui permet aux systèmes du capitalisme d'échapper aux dépenses et responsabilités engendrées par la violence généralisée que ses priorités créent et reproduisent. Il ne s'agit pas de discréditer la science dans son ensemble, ni de dire que les découvertes empiriques, les résultats neutres, etc. ne sont pas du tout possibles ou vrais, mais simplement de souligner à quel point l'invocation de l'étiquette "guidé par les données" ["data-driven"] ou "soutenu par la science" est l'un des leviers les plus déterminants et tristementcourants dans le fonctionnement du pouvoir. Bien sûr, le consensus scientifique n'est qu'un des nombreux moyens par lesquels le capitalisme justifie et encourage les pratiques mortelles d'extraction économique, mais en raison de notre situation actuelle (une pandémie pendant une période de crise) et de notre préférence pour le bullshit fondé sur des données, c’est sur ça que je vais me concentrer ici.
Comme l'explique Mark Mostert dans Useless Eaters : Disability as Genocidal Marker in Nazi Germany, un vernis scientifique a permis de fournir le cadre empirique nécessaire pour convaincre le public de consentir à une politique brutale et cruelle de meurtre social orchestrée par l'État au nom non pas de la préservation de la vie, mais de la préservation de l'austérité. Engels a décrit le "meurtre social" comme un meurtre commis non pas par des individus sur des individus, mais comme un meurtre commis par les processus d'extraction de surplus par l'industrie. Ce meurtre d'État dépersonnalisé (souvent dépolitisé) est indirect, motivé par le fait qu'un État capitaliste s'orientera toujours uniquement vers la survie des élites. Comme l'explique Mostert, l'économie, les politiques d'austérité d'État et les discours dysgéniques sur la valeur négative des vies humaines non normatives ont joué un rôle majeur dans la mise en œuvre des politiques et des idées fascistes. Cette même logique anime également le capitalisme "le plus pur" et "le plus éthique".
"L'un des principaux moteurs de l'idéologie nazie a été sa revendication de légitimité fondée sur les pseudo-sciences du darwinisme social, faisant passer la perception de différences d'une reconnaissance bénigne à un génocide actif. Non seulement ces pseudo-sciences ont été présentées comme des sciences (c'est-à-dire comme des faits établis, fondés sur des données et reproduit au fil du temps), mais elles ont été utilisées comme instrument de tromperie pour perpétrer des meurtres. L'appel à la "science" a permis de convaincre plus facilement l'intelligentsia allemande de soutenir et de participer à des actes de brutalité maquillés en travaux de recherche”.1
Le but était la survie fiscale théorique de la nation et la perfection génétique. Ces deux objectifs étaient inséparables et préexistants.
"La juxtaposition de contraintes économiques sévères, d'asiles surpeuplés, l'attachement des niveaux de viabilité économique à la valeur humaine, et le sentiment que les personnes handicapées constituaient un élément pesant et souvent criminel de la société ont considérablement alimenté les débats éthiques sur l'euthanasie et la stérilisation. À la fin des années 1930, de nombreux administrateurs d'asile discutaient ouvertement de la possibilité de tuer les personnes détenues".2
Ce débat est ancien, mais le mouvement eugéniste développe un raisonnement qui l'a intensifié. C'est sur ces fondements "scientifiques" que reposent de nombreuses théories actuelles sur la valeur humaine, le mérite et le droit au statut de personne. Les biais qui orientent nos investissements dans la recherche scientifique tendent à être le reflet des valeurs racistes, validistes, coloniales et de suprématie blanche de cell·eux qui tiennent les cordons de la bourse de la société. L'objet des recherches et la manière dont elles sont menées importent : notre savoir est fortement soumis aux intérêts du capital.
Le mouvement eugéniste a été vendu non seulement comme un moyen d'améliorer la société, mais aussi comme une solution technique aux exigences fiscales d'austérité, deux objectifs articulés autour d'un modèle binaire qui distingue les bonnes personnes des mauvaises. Artie et moi en parlons beaucoup dans notre livre à paraître, Health Communism : A Surplus Manifesto - qui sort le 18 octobre 2022.
Il convient peut-être de s'arrêter ici et de préciser rapidement ce que j'entends par "eugénisme", à savoir : une logique d'austérité qui fait reposer la survie d'un petit nombre sur la suppression ou l'élimination des déviances. L'eugénisme est une logique, pas seulement un mouvement historique scientifique et politique. Le plus souvent, lorsque je parle de parallèles avec l'eugénisme, je parle d'une sorte de tendance éliminationniste justifiée par des régimes de pénurie artificielle renforcés par une criminalisation visant à assurer la survie d'un groupe spécifique considéré comme le plus digne.
Tout ce qui concerne l'eugénisme est nécessairement placé sous l'égide du capitalisme racial, et l'eugénisme est avant tout une idéologie qui cherche à légitimer le capitalisme racial par les sciences et pseudo-sciences, l’usage qui en a été fait aux Etats-Unis était explicitement raciste, nous en avons discuté dans Death Panel avec Jim Downs, auteur de Maladies of Empire. Adam Rutherford, auteur de Control : The Dark History and Troubling Present of Eugenics, et Downs soutiennent tous deux que si l'origine formelle de l'eugénisme est inextricable de la naissance du domaine de la génétique et de l'étude de l'hérédité, elle s'est rapidement élargie. Et comme le soulignent presque tous·tes les chercheur·euses qui étudient l'eugénisme, il y a toujours eu un volet positif et un volet négatif à l'eugénisme.
Rutherford : "La sélection pour des caractéristiques désirables implique que d'autres caractéristiques sont moins désirables et la séléction s’opère alors contre elle. L'existence de personnes désirables implique qu'il existe aussi des personnes indésirables. On ne peut pas classer les choses en haut de l'échelle sans qu'il y ait un ordre inférieur, et on ne peut pas sélectionner uniquement pour enrichir le haut de l'échelle sans au minimum reconnaître que les gens du bas de l'échelle ne continueront pas à vivre dans les générations futures - l'eugénisme positif implique implicitement qu'il doit aussi y avoir une sélection délibérée des inaptes, des indésirables ou des défectueux."3
Pour ce qui est d’une définition historique de l'eugénisme, je préfère me tourner vers deux définitions popularisées par le fondateur du mouvement et inventeur du mot : Sir. Francis Galton. Galton était originaire du Royaume-Uni, mais ses idées ont rapidement été importées aux États-Unis, reproduites et développées à grande échelle par Charles Davenport. Davenport a été tellement inspiré par la définition extensive de Galton qu'il est revenu aux États-Unis avec un intérêt non seulement pour la recherche eugéniste, mais aussi pour les possibilités que l'eugénisme offrait comme nouvelle approche dans l'élaboration des politiques américaines. Un désir d'élaboration de politiques scientifiques, "guidé par les données" ["data-driven"], qui a conduit à des investissements dans des infrastructures de données telles que le recensement américain. C'est pourquoi je préfère m'intéresser à cette première définition de Galton qui a incité Davenport à faire passer si rapidement l'eugénisme de la théorie à la pratique :
Définition d'"eugénisme" d'après son inventeur, Sir Francis Galton, 1883 : "...un mot bref pour désigner la science du perfectionnement du cheptel, qui ne se limite nullement à des questions de mariage judicieux, mais qui, surtout dans le cas de l'homme, tient compte de toutes les influences qui tendent, à quelque degré que ce soit, à donner aux races ou aux souches de sang les mieux adaptées une meilleure chance de l'emporter sur celles qui sont le moins adaptés, plus rapidement qu'elles ne l'auraient fait sans cela…" 4 (je souligne)
Une autre définition populaire, bien plus tardive, de Galton et de son protégé Karl Pearson, publiée vingt-quatre ans plus tard en 1907, reflète et confirme cette définition qui inclut "l'amélioration du stock" par tous les moyens.
En 1907, Pearson et Galton codifient ce cadre en utilisant à nouveau un langage différent pour atteindre des objectifs similaires. "L'eugénisme est l'étude des facteurs qui, sous le contrôle de la société, améliorent ou altèrent les qualités raciales des générations futures, que ce soit sur le plan physique ou mental". (c'est nous qui soulignons). Cette définition décrit un système bien différent de celui auquel nos définitions modernes de l'eugénisme sont souvent limitées historiquement. Comme l'écrivait Galton en 1883, l'eugénisme était un appel à "[prendre] connaissance de toutes les influences qui tendent, même à un degré très éloigné, à donner aux plus aptes [...] de meilleures chances de l'emporter rapidement sur les moins aptes que celles qu'ils auraient eues autrement [...]".
La construction d'une nation en bonne santé passe par la projection d'une sorte d'intemporalité préemptive - un rejet idéologique de l'éventualité de la mort de la nation. Cette conception du pouvoir passe par la pré-historicisation abstraite d'un corps politique qui exclu explicitement non seulement le handicap, mais aussi de nombreuses autres catégories et traits de caractère de manière absolue.
Nous utilisons des systèmes pour mesurer et collecter des données qui sont souvent utilisées contre les populations étudiées. Avec peu d'espoir de réparation officielle de la part de l'État, et tant d'exemples clairs d'exploitation et de violence justifiés par la science, il est difficile de comprendre ce que les personnes au pouvoir veulent vraiment dire lorsqu'elles invitent le public à faire confiance à la science pour la réouverture des écoles, les réglementations sur les masques, ou n'importe laquelle des mesures liées à la pandémie.
Edwin Black, détaillant les collaborations mondiales entre les États, l'élite fortunée et les entreprises biomédicales et technologiques nécessaires pour faire décoller le mouvement eugéniste :
"Pour la première fois, des informations personnelles et des critères eugéniste ont été saisis dans des machines de traitement de données Hollerith d'IBM. La société International Business Machines était un partenaire idéal pour l'eugénisme. Le traçage des personnes est la spécialité de l'entreprise. La technologie d'IBM utilisait des centaines de milliers de cartes perforées conçues sur mesure et traitées par des machines de perforation, de tabulation et de tri. Les cartes perforées Hollerith pouvaient stocker une quantité presque illimitée d'informations sur les personnes, les lieux et les processus grâce aux trous stratégiquement perforés en lignes et en colonnes. Les processeurs Hollerith lisaient ensuite ces trous et tabulaient les résultats. Les cartes Hollerith ont été développées à l'origine pour le recensement américain, et IBM jouissait d'un monopole mondial sur le traitement des données. Plus que de simples machines à compter, les systèmes Hollerith pouvaient croiser toutes les informations sur les individus, puis faire correspondre ou croiser les données avec leurs adresses civiques sur papier ordinaire ou déjà perforées, ou avec d'autres identifiants géographiques. Ainsi, les personnes identifiées par certains traits de caractère pouvaient être facilement localisées en vue d'une nouvelle opération eugéniste".5
Dans l'imaginaire collectif, le terme "eugénisme" est le plus souvent associé au tristement célèbre programme nazi Aktion T4. Cette association a conduit de nombreuses personnes à affirmer que toute comparaison avec l'eugénisme est erronée/mauvaise/offensante/incorrecte. Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation. En outre, je pense qu'elle est fausse. En vérité, l'approche budgétaire aseptisée visant à justifier le meurtre social et l'abandon par l'État, mise au point par le mouvement eugéniste, n'est pas très différente de ce que nous observons dans nos propres contextes politiques contemporains. Il s'agit d'une approche politique de la vie, qui n'est d'ailleurs pas propre à l'eugénisme : les mêmes attitudes sont issues de précédents historiques du mouvement, par exemple Malthus - aucune époque n'a le monopole de la dévalorisation rhétorique de la vie humaine. Ce phénomène peut également être appelé " évaluation monétaire de la vie " et la sociologue Marion Fourcade soutient que ce système d'évaluation n'est en aucun cas neutre ou un simple calcul coût-bénéfice de l'argent des impôts par rapport à la valeur économique. L'évaluation monétaire de la vie est façonnée par des facteurs sociaux et politiques, et pas seulement par des données "pures" :
"L'évaluation monétaire de la vie provient, en fin de compte, de la société : non seulement des aspects économiques de la vie, mais aussi de nos émotions et de nos hypothèses morales sur le risque et la juste compensation ".6
Citons un exemple parmi tant d'autres : les travailleur·euses de la restauration et de l’alimentaire ont des emplois plus dangereux pendant la pandémie de COVID-19 et pourtant, en raison de la manière dont le politique/social façonne l'évaluation monétaire de la vie, aucune prime de risque n’est enviségée, ni d'augmentation et les politiciens blament l'inflation en l’attribuant à leurs salaires. En fin de compte, notre société a décidé, par le biais d'un processus d'analyse coûts-bénéfices, que certaines vies ne valaient pas la peine d'être investies du point de vue de la santé publique. Depuis un point de vue de survie fiscale. C'est pourquoi de nombreuses personnes ont célébré le COVID en disant qu'il ne prenait que des "décès tirés de l'avenir".
Il s'agit d'une logique fondamentalement eugéniste. C'est une logique d'austérité et de pénurie, c'est une logique raciste et capacitiste, mais c'est aussi techniquement une logique guidée par les données [data-driven]. Sans réserve, data-driven. C'est un sujet que nous avons souvent abordé dans Death Panel, semaine après semaine, tout au long de la pandémie. Et maintenant, avec tant d'exemples clairs d'exploitation et de violence justifiées auprès du public comme étant bonnes simplement parce qu'elles sont "guidées par les données", il n'est pas difficile de conceptualiser ce que les personnes au pouvoir veulent vraiment dire lorsqu'elles invitent le public à " faire confiance à la science " pour un certain nombre de politiques liées à la pandémie. Lorsque nous prenons des décisions qui entraînent la surmortalité des personnes vulnérables, nous éliminons également ces voix du corps politique et nous ouvrons la voie à la suprématie continue des idéologies qui cherchent à éliminer ou à exterminer la différence au sein des institutions de l'État et du pouvoir social. Les morts ne peuvent pas s'exprimer pour dire "Hé, vous nous avez mal comptés !".
Le pouvoir de la science de justifier la survie ou de condamner une population à la mort - par des moyens guidés par les données, avec des raisons guidées par les données - peut vouer un corps à ce que la théoricienne Lauren Berlant a appelé la mort lente. La "mort lente" désigne le processus appelé "meurtre social" devenu condition déterminante de "l'expérience et de l'existence historique" d'une personne. Lorsque l'on n'a droit qu'à la survie que l'on peut acheter, une simple analyse coût-bénéfice tend à blanchir les politiques eugénistes génocidaires, ce qui n'a rien d'étonnant. Comme nous l'avons vu tout au long de la pandémie de COVID-19, il arrive qu'une menace évidente et facile à atténuer pour la santé de la population soit rapidement minimisée et que la mort soit justifiée par la confiance en une science qui dévalorise certaines formes de vie. Cette situation devrait soulever notre rage.
Publication originale (10/06/2022) :
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· Cet article fait partie de notre dossier Eugénisme pandémique du 12 avril 2023 ·
Mostert, M. P. (2002). “Useless Eaters” in The Journal of Special Education, 36(3), 157–170. https://doi.org/10.1177/00224669020360030601, p. 166.
Mostert, M. P. (2002). “Useless Eaters” in The Journal of Special Education, 36(3), 157–170. https://doi.org/10.1177/00224669020360030601, p. 156.
Rutherford, A. (2022). Control: The Dark History and Troubling Present of Eugenics. London: Weidenfeld & Nicolson, pp. 57-58.
Galton, F. (1883). Inquiries into Human Faculty and its Development. London: Macmillan, p. 17.
Black, E. (2012). “Hitler's Eugenic Reich” in War Against the Weak: Eugenics and America's Campaign to Create a Master Race. New York: Four Walls Eight Windows Press, p. 298.
Fourcade, M. (2009). “The political valuation of life” in Regulation & Governance, 3(3), 291–297. https://doi.org/10.1111/j.1748-5991.2009.01058.x. p. 296.