Loin d'être les compagnons de route improbables qu'ils semblaient être au départ, de larges pans de l'industrie moderne du bien-être s'avèrent tout à fait compatibles avec les notions d'extrême droite de hiérarchies naturelles, de supériorité génétique et de populations jetables.
Naomi Klein est journaliste, essayiste et réalisatrice. Elle écrit pour des medias tels que The Guardian et The Intercept, et elle est l’autrice de plusieurs bestsellers dont Tout peut changer et La Stratégie du choc.
· Note de Cabrioles : Le livre le plus récent de Naomi Klein, paru en septembre 2023 et dont le texte qui suit est extrait, s’intitule Doppelganger (un mot allemand signifiant “sosie” ou “double”). Naomi Klein prend pour point de départ de sa nouvelle enquête la confusion qui est fréquemment faite entre elle et celle qu’elle appelle son doppelganger : Naomi Wolf, une célèbre féministe libérale et fervente propagandiste des théories conspirationnistes. Partant de là elle se plonge dans ce qu’elle nomme le monde miroir, cette machine de conversion à l’extrême droite qu’est le conspirationnisme, en s’attachant à détailler le reflet qu’il renvoi à l’autre monde, celui qui se voudrait libéral et éclairé. ··
Au début de la pandémie, des appels à sacrifier les malades et les personnes âgées au nom des impératifs économiques ont fusé. Mais ils émanaient alors principalement de Républicain·es suffisant·es, cruel·les, mais fidèles à elleux-mêmes. Ce qui m'a surprise, c'est de voir des électeur·ices de longue date du Nouveau Parti Démocratique, parti qui a joué un rôle essentiel dans la mise en place du système de santé public universel au Canada, se laver les mains de la mort de masse. Je ne m'attendais pas non plus à ce qu'une personne avec qui j'aurais pu prendre un cours de Vinyasa se fasse la défenseuse de la mort des personnes physiquement faibles ("Je pense que ces gens devraient mourir"). Je ne m'attendais pas non plus à ce qu'une affiche du Parti populaire du Canada, parti d’extrême droite, soit accolée à celle proposant de la méditation profonde et des massages Deep Tissues. Ou d'entendre des écologistes de longue date dire, dans des conversations privées, que le droit de ne pas se faire vacciner était pour elleux le seul enjeu dans cette campagne, une position de principe contre ce qu'iels considèrent comme Big Pharma.
Quelle que soit l'idée que je me faisais de la frontière entre "eux" et "nous", elle ne tenait plus. De toute évidence, un poison avait été libéré dans la culture, et il ne se répandait pas seulement parmi les partisan·nes de la droite avec l'aide de quelques personnalités médiatiques libérales passées de l’autre côté. Il s'agissait de quelque chose d'autre : un produit toxique enchevêtré dans les puissantes notions de vie naturelle, de force musculaire, de condition physique, de pureté et de divinité, ainsi que dans leurs contraires : le contre-nature, la faiblesse, la paresse, la contamination et la damnation.
Les sous-cultures du fitness et de la santé alternative côtoient depuis longtemps les mouvements fascistes et suprématistes. Aux États-Unis, les premiers adeptes du fitness et du bodybuilding étaient également enthousiastes à l'égard de l'eugénisme et des perspectives de reproduction de ce qu'ils considéraient comme une forme humaine supérieure. La propagande nazie était truffée d'images de jeunes hommes faisant de la randonnée, et Hitler était convaincu que la nourriture "naturelle" était essentielle au succès du Reich (bien que son végétarisme semble avoir été quelque peu exagéré). Le parti nazi était traversé par des courants de santé et de croyances occultes extrêmes, mis au service du projet de construction d'une super race aryenne d'hommes divins. En d'autres termes, toute la mission de construction d'une race pensée comme supérieure présentait un caractère ésotérique, ce qui explique que sa rencontre a été si facile avec les courants de santé New Age et divers fétiches naturalistes.
Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l'alliance fascisme / fitness / New Age a été rompue. Dans les années 1960, lorsque le New Age a connu une nouvelle vague de popularité, il était étroitement associé aux hippies, à l'écologie et à la pratique de la méditation transcendantale par les Beatles. Aujourd'hui, les racines suprématistes historiques du mouvement semblent se réaffirmer
Les personnes que nous avons rencontrées à l'extrémité de ce spectre ne semblent pas nier purement et simplement l'existence du Covid. Elles considèrent plutôt le virus comme une sorte de purification ou d'"assainissement du troupeau", certain·es y mêlant des convictions écofascistes et imaginant la pandémie comme un moyen de réhabiliter le monde naturel à la suite des agressions humaines. Ce courant de pensée était très répandu au début des confinements, lorsque les mèmes "LA TERRE SE GUÉRIT" et "NOUS SOMMES LE VIRUS" ont envahi internet, de même que les vidéos (souvent truquées) d'animaux sauvages reprenant possession des rues désertes de nos villes et villages. Mais peu à peu, l'approbation d’une certaine proportion de morts humaines est devenue plus décomplexée, et explicitement liée à l'opposition aux vaccins. À peu près à la même époque, Rob Schmitt, ancien animateur de Fox News passé à Newsmax, a déclaré à l'antenne : "J'ai l'impression que la vaccination, d'une façon étrange, va généralement à l'encontre de la nature. Je veux dire que s'il y a une maladie, il y a peut-être simplement un flux et un reflux de la vie où quelque chose est censé éliminer un certain nombre de personnes, et c'est ainsi que va l'évolution. Les vaccins s'y opposent en quelque sorte".
Ces idées ont une histoire sanglante dans les Amériques. Une histoire qui remonte aux récits des conquérants et des colons européens qui affirmaient que les maladies infectieuses qui ravageaient les populations indigènes, déjà affaiblies par le vol de leurs terres et la destruction de leurs sources de nourriture par les colons blancs, étaient en fait l'œuvre de Dieu, un signe divin que ces continents étaient destinés aux Chrétiens blancs. Le roi James d'Angleterre a décrit les pandémies dans la Charte de la Nouvelle-Angleterre de 1620 en les qualifiant de "fléau merveilleux". "Dieu tout-puissant, dans sa grande bonté et sa générosité envers nous", l'aurait envoyée "parmi les sauvages". En 1634, John Winthrop, premier gouverneur de la colonie de la baie du Massachusetts, décrivait en des termes similaires les maladies qui frappaient les populations natives de langue algonquienne : "Mais Dieu a tellement pourchassé les natifs de ces régions que, sur un espace de 500 km, la plus grande partie d'entre eux a été emportée par la variole, qui sévit toujours parmi eux : Dieu a ainsi justifié nos droits sur ce lieu." En 1707, l'ancien gouverneur de Caroline, John Archdale, a lui aussi qualifié la mort de masse d'événement providentiel, écrivant à propos des "Indiens" qu'il "a plu à Dieu tout-puissant d'envoyer parmi eux des maladies inhabituelles, comme la variole, pour diminuer leur nombre, de sorte que les Anglais, comparés aux Espagnols, n'ont que peu de victimes indiennes à se reprocher". Ce n'est pas vrai - il y a beaucoup de sang dont il faut répondre, et la maladie n'est qu'un des nombreux tueurs de ces vagues de génocide. Mais l'idée que les pandémies sont l'œuvre d'une puissance supérieure, qu'elle soit pensée comme Dieu ou comme la nature, fait partie intégrante du mythe d'origine du monde moderne.
La montée en puissance de la pensée écofasciste en ce moment historique particulier est malheureusement prévisible. Nous vivons à une époque où le fait d'avoir deux emplois ne garantit pas que l'on puisse s'offrir un logement et où bon nombre de nos gouvernements considèrent que la destruction au bulldozer des campements de sans-abri est une solution politique viable. Pendant ce temps, chaque jour nous rapproche d'un avenir d’effondrement climatique qui, s'il n'est pas ralenti et inversé, conduira certainement à l'élimination d'une grande partie de notre espèce et d'autres espèces, en frappant d'abord et le plus durement les plus vulnérables. Le processus est déjà bien engagé. Le fait de vivre un tel moment de tension, d'être forcé d'en être complice, alors que ceux que l'on appelle nos dirigeant·es échouent lamentablement à agir, génère inévitablement toutes sortes de symptômes morbides. Inévitablement, les gens cherchent des récits pour donner du sens à cette réalité.
Parmi ces récits, il y a celui que le mouvement pour la justice climatique raconte depuis des années : les gens de bonne volonté, au-delà de toutes les lignes censées nous diviser, peuvent s'unir, renforcer leur pouvoir et transformer nos sociétés en quelque chose de plus juste et de plus écologique, juste à temps. Mais chaque jour qui passe rend cette histoire de plus en plus difficile à croire. C'est pourquoi un autre récit, qui se propage beaucoup plus rapidement, se présente comme suit : "Je vais m'en sortir, je vais être heureux : Je m'en sortirai, je suis préparé, avec mes conserves, mes panneaux solaires et ma place relativement privilégiée sur cette planète, ce sont les autres qui souffriront." Cependant, le problème avec ce récit, c'est qu'il exige de trouver des moyens de vivre avec et de rationaliser la souffrance massive d'autrui. C'est là qu'entrent en jeu les histoires et les logiques qui font de la mort des autres une forme inévitable de sélection naturelle, voire une bénédiction.
À l'instar de l'alliance fasciste / New Age, tout ceci se déroule dans une sorte de boucle historique. Chaque fois qu'un groupe fait le choix de permettre qu'une effroyable violence soit infligée à un autre groupe, il y a des récits et des logiques qui autorisent les bénéficiaires de la violence à y participer activement (voire avec joie) ou à détourner le regard. Des récits qui disent des choses comme celles-ci : les personnes sacrifiées / esclavagisées / emprisonnées / colonisées / laissées pour mortes afin que d'autres puissent vivre confortablement ne sont pas des êtres humains de même valeur. Elles sont autres / inférieures / plus faibles / plus foncées / plus animales / malades / criminelles / paresseuses / non civilisées. Ces logiques connaissent une résurgence à droite depuis des années, comme en témoigne la présence de dirigeants protofascistes et autoritaires au Brésil, en Inde, en Hongrie, aux Philippines, en Russie et en Turquie, entre autres. Mais ce que nous avons constaté lors de la campagne électorale, c'est que ces logiques se propageaient, en diagonale, des conservateurs autoritaires jusqu'à une partie de la gauche écologiste et New Age, en suivant des voies neuronales largement empruntées, à l'histoire longue et sinistre.
Le fil qui les uni est simple et direct. C’est être à l’aise avec l’élimination.
[...]
Unis par le commerce
Steve Bannon n'est clairement pas l’idée que l’on se fait d’un fanatique de santé ; Donald Trump est un adepte déclaré des fast-foods ; et l'un des passe-temps favoris de Fox News est de s'insurger contre les libérale·aux qui tentent de dire aux vrai·es Américain·nes de manger des légumes (le jardin de Michelle Obama à la Maison Blanche était l'une de leurs cibles favorites). Néanmoins, un terrain d'entente a été trouvé, et il est grand.
Ce qui unit l'extrême droite et la santé alternative, c'est le commerce, d'une part, et la foi dans l'hyperindividualisme, d'autre part. Dans le monde de la santé alternative, tout le monde vend quelque chose : des cours, des retraites, des bains sonores, des huiles essentielles, des sprays anti-toxines métalliques, des lampes de sel de l'Himalaya, des lavements au café. À eux seuls, les suppléments représentaient une valeur estimée à 155 milliards de dollars dans le monde en 2022. C'est à peu près la même chose sur War Room de Bannon ou Infowars d'Alex Jones, avec leurs suppléments virils, leurs équipements de survie, leurs fêtes de la liberté, leurs offres de métaux précieux, leur dentifrice à l'argent colloïdal et leurs entraînements au maniement des armes, sans oublier le documentaire de Tucker Carlson de 2022 dans lequel il recommandait aux hommes de se faire régulièrement bronzer les testicules avec une lumière infrarouge spéciale afin d'augmenter leur taux de testostérone en prévision des "temps difficiles" à venir.
Les voix de ces deux types de discours sont distinctes : l'une bienveillante, l'autre brutale et menaçante. (Jones, à mesure que ses ennuis judiciaires s'aggravaient, a eu recours à la promotion de ses produits de marque en hurlant à son public : "Si vous ne nous soutenez pas, vous aidez l'ennemi"). Mais le message sous-jacent est assez similaire : la société s'effondre et vous, en tant qu'individu (et non en tant que membre d'une société), devez vous préparer et vous endurcir, que ce soit en optimisant votre corps, ou en remplissant votre bunker anti-catastrophe, ou les deux à la fois. À bien des égards, les personnes les plus influentes dans le monde du bien-être et du fitness, celles qui font fortune en vendant des versions idéalisées d'elles-mêmes et l'idée que vous pouvez, vous aussi, atteindre le nirvana grâce à un projet d'amélioration perpétuelle de soi, correspondent parfaitement aux libertariens économiques d'extrême droite et aux anarcho-capitalistes, qui fétichisent aussi l'individu en tant que seul acteur social pertinent. Dans aucune de ces deux visions du monde, il n'est fait mention de solutions collectives ou de changements structurels qui rendraient possible une vie en bonne santé pour tous·tes.
L'extrême droite et la santé alternative croient-elles vraiment la même chose au sujet des vaccins ? Carlson affirme ne pas avoir été vacciné contre le COVID-19 et Bannon laisse fortement entendre la même chose, mais il n'y a aucun moyen d'en être certain·e. Ce que nous savons, c'est qu'ils ont vu un énorme avantage politique à saboter ce qui aurait pu être un programme gouvernemental extrêmement réussi et populaire : la diffusion de vaccins gratuits et permettant de sauver des vies en plein milieu d'une pandémie.
Cela s'explique en partie par le fait que le programme a été mis en œuvre après la défaite de Trump aux élections de 2020 et alors que les démocrates contrôlaient encore les trois branches du gouvernement. Un processus sans heurts permettant d'atteindre des niveaux élevés de vaccination aurait permis de sauver de nombreuses vies, mais aurait également constitué une victoire importante pour les démocrates. Au lieu de cela, grâce à la diffusion constante de fausses informations médicales, des États comme le Wyoming et le Mississippi ont eu du mal à vacciner la moitié de leur population éligible.
Des raisons idéologiques plus profondes ont peut-être également motivé l'opposition aux vaccins. Si les efforts déployés par les États-Unis pour lutter contre le COVID par le biais de la vaccination gratuite et de programmes de substitution des salaires avaient été couronnés de succès, cela aurait démontré que le gouvernement fédéral, lorsqu'il s'attelle à une tâche, peut encore fournir des soins appropriés, universels et humains à l'ensemble de la population. Mais cela soulève des questions : Si l'on peut le faire pour le COVID-19, pourquoi s'arrêter là ? Pourquoi ne pas lancer des programmes publics aussi ambitieux pour faire face à d'autres urgences humaines ? Le gouvernement pourrait-il s'attaquer à la faim, à la flambée des coûts du logement et à la nécessité d'un système de santé universel ? Une politique réussie de réponse au COVID aurait créé un précédent en faveur d’un gouvernement moderne et actif - un précédent que de nombreuses personnes de droite considèrent comme dangereux. Il convient donc d'envisager la possibilité que les mesures de santé publique du COVID ont été dans le viseur de personnes comme Bannon et Carlson pour une raison étonnamment simple : parce qu'elles étaient publiques.
Les gourous du bien-être et les bonimenteurs qui peuplent la Douzaine de la Désinformation1 (et celleux qui aspirent à une telle influence) se considèrent également en guerre contre les autorités sanitaires officielles, mais pour des raisons plus mercantiles. "La santé n'est PAS LE BUT de l’institution médicale. Inscrivez-vous à ma lettre d'information et découvrez les vraies racines de la santé". annonce Christiane Northrup en haut de son site web, à côté des nombreuses photos de son visage étrangement sans âge. Ou, pour citer un mème qui a beaucoup circulé : "Je ne me suis pas fait vacciner contre la grippe ! Parce que je suis assez intelligent pour comprendre que l'industrie médicale préfère une population chroniquement malade à une population en bonne santé". (La seconde affirmation n'est pas dénuée de fondement, mais elle n'a rien à voir avec le fait de se faire vacciner gratuitement ou non contre la grippe).
Ces déclarations illustrent une logique omniprésente dans les branches les plus entrepreneuriales du secteur du bien-être : les médecins et les laboratoires pharmaceutiques veulent que vous soyez malade pour pouvoir vous vendre des pansements, tandis que les professionnel·les du fitness et du bien-être veulent que vous soyez en bonne santé, mais il faut d'abord que vous achetiez ce qu'iels vous vendent à la place. Plus l'industrie du bien-être se développe et devient rentable, plus cette perspective concurrentielle devient féroce, au point que le simple fait d'aller chez le médecin ou de faire remplir une ordonnance peut être perçu comme un échec : la preuve évidente que vous n'avez pas bu assez de jus ou que vous ne vous êtes pas entraîné·e assez dur. Faire la queue avec toutes ces personnes normales (c'est-à-dire toxiques, en mauvaise santé) pour se faire injecter quelque chose qui ne requiert aucune connaissance ou vertu particulière pour y accéder et qui, ce qui est le plus suspect dans un système de marché, ne coûte rien, peut suffire à provoquer une véritable crise d'identité.
Lorsque le COVID est survenu, la concurrence entre de nombreuses personnalités spécialisées dans le bien-être et celles qu'elles considèrent comme étant spécialisées dans la maladie (c'est-à-dire les médecins et les scientifiques) a atteint de nouveaux sommets, et ce pour une raison simple. Pendant des mois, la médecine conventionnelle n'avait rien à nous proposer. C'était la période où, si vous pensiez avoir le COVID, le conseil principal donné par les médecins était loin d'être rassurant : "Essayez de ne pas le donner à quelqu'un d'autre" ; "Restez chez vous sauf si vous pouvez à peine respirer" ; "Si vous ne pouvez pas respirer, appelez une ambulance et tentez votre chance à l'hôpital local, où il y a de fortes chances que vous ne ressortiez jamais".
Il ne s'agissait pas du résultat d'une conspiration, et la plupart des mesures prises n'étaient même pas vraiment des échecs. Certes, nos systèmes de santé auraient pu être mieux préparés, avec des stocks plus importants de masques, plus de respirateurs, plus de lits et plus d'infirmièr·es. Mais cela n'aurait rien changé au problème sous-jacent, à savoir qu'il faut du temps pour comprendre un nouveau virus. Il faut du temps pour faire des recherches avant que des scientifiques sérieu·ses ne se prononcent sur la meilleure ligne de conduite à adopter.
C'est dans ce vide que tant de marchand·s de bien-être ont pris l'avantage. Bien sûr, iels ne connaissaient pas non plus le virus, mais pour beaucoup d'entre elleux, dans ce secteur non réglementé, cela ne les a jamais empêché·es de faire des affirmations extravagantes sur les effets d'une plante ou d'un régime particulier. Ainsi, contrairement aux épidémiologistes occupé·es à essayer de comprendre le SARS-CoV-2, de nombreu·ses gourous du bien-être n'ont pas perdu de temps pour promouvoir toutes sortes de suppléments, de teintures et de remèdes miracles qui prétendaient tous faire ce que les médecins ne pouvaient pas faire : nous protéger. C'était le pied, jusqu'à ce que les vaccins apparaissent et menacent de gâcher la fête.
Faut-il s'étonner que l'industrie du bien-être soit entrée en guerre ?
La Peste des Noir·es
Jusqu'à présent, j'ai présenté cette alliance transversale comme une alliance de circonstance. Les propagandistes d'extrême droite et les influenceur·euses de la santé alternative ont tous deux de bonnes raisons d'empoisonner le déploiement de la vaccination. Les premier·es craignent le précédent d'un État fonctionnel et bienveillant (et une victoire politique pour leurs rivale·aux) ; les second·es craignent de perdre la croissance explosive de leur secteur. Mais j'en suis venu à penser que leur lien est plus profond et plus troublant : dans ces mondes qui se tendent la main, il y a aussi des croyances partagées de plus en plus explicites, croyances qui ont trait aux vies qui comptent le plus et aux morts qui résulteraient de la "nature" faisant son travail.
Le sport peut apporter un plaisir profond et bon pour la santé, comme d'autres domaines du bien-être. Cependant, pour de nombreux évangélistes de ces mondes, la pratique d'une activité physique ou d'un régime alimentaire sont fortement chargées de valeurs. Atteindre des objectifs signifie se fixer des buts rigoureux et faire preuve d'une discipline implacable pour les atteindre (c'est-à-dire "se mettre au travail"). C'est ainsi que l'on atteint son double corporel idéalisé. Et tout va bien tant qu'on s'arrête là. Mais le problème, c'est que ce n'est souvent pas le cas. Comme le souligne Carmen Maria Machado dans sa nouvelle sur le double, une fois que le corps mince et parfait a été atteint, le corps moins contrôlé qui existait auparavant peut persister comme une ombre de soi omniprésente, et ce double rejeté est profondément détesté. Dans "Eight Bites", la fille de la narratrice est blessée et en colère à cause de l'opération chirurgicale de sa mère et de la transformation qui s'ensuit, car elle perçoit cela comme une attaque. "Tu détestes mon corps, maman ?" demande-t-elle, la voix pleine de douleur. "Tu détestais le tien, c'est clair, mais le mien ressemble au tien, alors..." Et c'est là le problème de ce type de double plus intime : lorsque la manie du corps s'installe, le moi sain peut ne pas se contenter d'écraser son propre moi précédent ; il peut chercher d'autres cibles, sa haine de soi s'infiltrant et se projetant sur les corps d'autres personnes jugées moins saines, moins conformes à la norme.
Ce genre de jugements physiques moralisateurs s'est accentué pendant la pandémie, notamment lorsqu'il est apparu que le diabète et certaines formes d'addiction augmentaient les risques posés par le COVID-19, parallèlement à d'autres facteurs, dont l'âge. Un des moyens de pression pour inciter au port du masque et à la vaccination a été de les présenter comme relevant du devoir de prendre soin des personnes les plus vulnérables. C'est alors que la culture du bien-être, et son hostilité à peine dissimulée à l'égard des modes de vie moins "sains" et des corps considérés comme imparfaits, a commencé à montrer les dents.
Les exemples abjects sont trop nombreux pour être tous cités, mais un échange le résume bien à mes yeux, venant de notre vieille amie Glowing Mama, qui dans ses nombreuses vidéos Instagram sur les théories conspirationniste du COVID, avoue souvent être prise de vertiges. "Désolée les gars, j'en suis à mon troisième jour de jeûne", dit-elle. Il est certain que la faim confère une dimension particulière aux vidéos. Au cours de la deuxième année de la pandémie, elle s'est filmée en train de piquer une colère noire après avoir entendu dire qu'en refusant de se masquer ou de se faire vacciner, elle et sa fille pourraient constituer une menace pour la santé d'autrui. L'idée que son corps en bonne santé puisse être autre chose qu'une source de positivité rayonnante était clairement inconcevable, et sa réponse à ses détracteur·ices imaginaires fut la suivante : "Va manger une putain de carotte et saute sur un tapis de course". Cette remarque a ensuite été applaudie par une autre coach, qui a déclaré : "Je réalise que cela n'a pas la moindre importance pour moi si quelqu'un qui n'a pas un bon métabolisme guérit ou améliore son état... Il suffit de réaliser et de reconnaître que leur santé est leur responsabilité et que la mienne est la mienne... point final !" Puis elle s'est remise à poster des recettes de muffins paléo (#MangerSainement).
Il ressort clairement de ces propos que, pour ces coaches, si vous n'êtes pas aussi en forme qu'elleux, vous n'avez pas le droit d'avoir une opinion sur un quelconque aspect de la santé, et vous n'avez certainement pas le droit de venir questionner leur approche de la santé. Le grand message de santé publique au début du Covid, à savoir que nous devons tous·tes accepter quelques désagréments individuels dans l'intérêt de notre santé collective, a majoritairement été bien accueilli. Mais il ne peut pas être concilié avec le message fondamental de l'industrie du bien-être : les individus doivent prendre en charge leur propre corps, qui est leur principal lieu d'influence, de contrôle et d'avantage concurrentiel. Et celleux qui n'exercent pas ce contrôle méritent ce qui leur arrive. Le néolibéralisme du corps, sous forme distillée.
Un mois après le début de la pandémie, nous en savions encore très peu sur le virus. Mais nous savions une chose : il menaçait davantage les Noir·es que les Blanc·hes. Dans The New Yorker d'avril 2020, l'historienne de Princeton Keeanga-Yamahtta Taylor a qualifié le COVID-19 de "Peste des Noir·es", elle notait que "des milliers d'Américain·es blanc·hes sont également mort·es du virus, mais le rythme auquel les Afro-Américain·es meurent a transformé cette crise de santé publique en une véritable démonstration de l'inégalité entre les classes et les races". Ce n'est pourtant pas la leçon que retiennent de nombreu·ses conspirationnistes influent·es en matière de santé. Au contraire, la leçon qu'iels semblent avoir tirée des disparités raciales et de classe du bilan des premiers décès du COVID est la suivante : "Ce virus va tuer les gens qui ne me ressemblent pas." (Si cela était vrai au début, la situation a changé au fur et à mesure que la pandémie progressait, en grande partie en raison de la désinformation sur les vaccins et le port de masques).
Cette volonté d'ignorer de larges pans de l'humanité considérés comme inférieurs dans les récits suprémacistes est le ciment le plus puissant qui lie le monde couleur pastel de l'amour de soi et du bien-être des femmes, au monde de la droite de Bannon, qui crache des flammes et exècre les immigré·es. Je doute que les coachs fitness blanches et minces prêtes à lancer aux personnes souhaitant se faire vacciner qu'elles feraient mieux de "manger une carotte et sauter sur un tapis de course" aient eu en tête que celleux qui payaient le prix fort de la circulation incontrôlée de Covid étaient, à l'époque, de manière disproportionnée, pauvres, Noir·es et Brun·es. Il n'en reste pas moins que ces réalités correspondent parfaitement aux objectifs de suprématie blanche des membres d'extrême droite de l'alliance diagonaliste. Les personnes les plus à risque appartiennent aux mêmes groupes que Bannon qualifie d'envahisseurs dans ses émissions sur la "guerre des frontières" et aux mêmes quartiers que Trump a qualifiés de zones de guerre dans son discours d'investiture intitulé "American Carnage" (qui aurait été rédigé par Bannon, avec l'aide d'autres collaborateurs).
Il existe également d'autres points de connexion. Alors que l'extrême droite transnationale, de Giorgia Meloni à Jair Bolsonaro, utilise la panique morale anti-trans comme un puissant adhésif pour assembler son Frankenstein de "nationalisme inclusif", beaucoup de celleux qui, dans le monde du bien-être, s'insurgeaient contre le caractère contre-nature des vaccins COVID ont commencé à parler plus ouvertement du caractère prétendu naturel de la binarité de genre, et des rôles familiaux traditionnels. Loin d'être les compagnons de route improbables qu'ils semblaient être au départ, de larges pans de l'industrie moderne du bien-être s'avèrent tout à fait compatibles avec les notions d'extrême droite de hiérarchies naturelles, de supériorité génétique et de populations jetables.
Étoiles jaunes et projections fantasmatiques
Naomi Wolf a été l'une des premières personnes sur la scène anti-vax à comparer les masques et les obligations vaccinales aux étoiles jaunes que les Juif·ves ont été forcé·es de porter dans toute l'Europe occupée par les nazis. Il s'agit de l'une des nombreuses analogies directes avec l'Holocauste nazi que ces mouvements ont employées : Justin Trudeau et Emmanuel Macron sont régulièrement dépeints comme des Hitler, Anthony Fauci comme Josef Mengele, les hôtels de quarantaine comme des camps de concentration, et la liste continue. Ces comparaisons spécieuses sont si populaires qu'un magasin de chapeaux de Nashville, dans le Tennessee, a commencé à vendre des écussons jaunes en forme d'étoile de David sur lesquels était brodé "NON VACCINÉ" ("Ils sont superbes ! 5$... nous proposerons bientôt des casquettes de camionneur", s'est vanté le propriétaire du magasin sur Instagram). Mais je n'ai encore rencontré personne qui souligne les analogies nazies avec autant d'enthousiasme que mon doppelganger.
Outre les comparaisons directes avec les nazis, elle a affirmé à plusieurs reprises que nous avions subi un coup d'État "biofasciste". Pourquoi ? Parce que les obligations vaccinales reposeraient supposément sur l'idée fasciste selon laquelle certains corps (les vaccinés) seraient supérieurs à d'autres (les non-vaccinés). Comme c'est souvent le cas avec Wolf, les couches de projection à l'œuvre sont révélatrices. Tout d'abord, les nazis ont assoupli les programmes de vaccination en Allemagne et s'y sont activement opposés dans les pays qu'ils ont annexés, précisément parce qu'ils étaient pour l'élimination des populations non aryennes. ("Les Slaves doivent travailler pour nous. Si nous n'avons pas besoin d'eux, ils peuvent mourir. C'est pourquoi la vaccination obligatoire et les services de santé allemands sont superflus", écrivait en 1942 Martin Bormann, chef de cabinet d'Hitler et chef du parti nazi). Pour être tout à fait clair, les programmes de vaccination qui demandent à des personnes fortes et en bonne santé d'accepter de petits inconvénients pour se protéger, tout autant que pour protéger des personnes plus malades, plus âgées et plus vulnérables d'un point de vue médical, sont l'exact contraire du biofascisme. Au contraire, il s'agit de geste que nous pourrions qualifier de biojustice.
Lorsque nous nous faisons vacciner contre des maladies qui représentent une plus grande menace pour d'autres membres de nos communautés que pour nous, nous affirmons que toutes les personnes, quelles que soient leurs altérations corporelles ou leurs difficultés, ont une valeur fondamentalement égale et ont le droit d'accéder de la même manière à la sphère publique et à une vie bonne. C'est le principe qui est au cœur du mouvement pour la justice pour toutes les personnes handicapées (Disability Justice) et qui, après des décennies de lutte, est heureusement inscrit dans certaines (mais pas suffisamment) des lois de la plupart des démocraties constitutionnelles. C'est grâce à ces luttes que les bâtiments sont équipés de rampes d'accès et d'ascenseurs, et que les écoles publiques sont tenues de prévoir des aménagements pour les enfants dont les cerveaux et les corps sont atypiques. Mais ces victoires sont constamment remises en cause parce que l'idée que nous devrions penser et fonctionner comme des communautés de corps enchevêtrés ayant des besoins et des vulnérabilités différents va à l'encontre d'un message essentiel du capitalisme néolibéral : vous êtes seul et vous méritez votre sort dans la vie, pour le meilleur ou pour le pire. De la même manière, cela va à l'encontre d'un message essentiel de la culture néolibérale du bien-être : votre corps est votre principal moyen de gagner du contrôle et des avantages dans ce monde cruel et pollué. Il faut donc travailler à l'optimiser !
Beatrice Adler-Bolton, autrice et militante de la justice pour les personnes handicapées, parle au sujet de l'état d'esprit qui a tant nourri le négationnisme du COVID de "morts tirées du futur" - qu'elle définit comme la posture chargée de jugement qui considère les "morts du COVID-19 comme étant en quelque sorte prédestinées" parce que les personnes qui mouraient le plus allaient probablement mourir prématurément de toute façon. Le COVID a juste avancé l'échéance de quelques années, alors où est le problème ? Et il s'agit là d'un point de vue modéré sur ce spectre - du côté extrême, parfumé à l'encens, ces morts tirées du futur sont en fait accueillies favorablement. Comme le dit la professeure de yoga, "je pense que ces gens devraient mourir".
Au risque de semer encore plus la confusion en parlant comme mon doppelganger, ceci est une pensée fasciste. Plus précisément, il s'agit d'une pensée génocidaire. Elle rappelle la manière dont les massacres coloniaux ont été rationalisés parce que, dans la classification de la vie humaine créée par les racistes pseudo-scientifiques, les peuples indigènes, par exemple les premier·es habitant·s de la Tasmanie, étaient considéré·es comme des "fossiles vivants". Lord Salisbury, premier ministre britannique, a expliqué dans un discours prononcé en 1898 que "l'on peut grosso modo diviser les nations du monde en deux catégories : les vivantes et les mourantes". Les peuples indigènes étaient, dans cette optique, les pré-morts, l'extermination ne servant qu'à accélérer l'inévitable calendrier.
Re/Lire
Des chercheur·euses ont montré que douze antivax sont responsables de près de 2/3 des contenus de désinformations sur les vaccins sur les réseaux sociaux.
[ https://dl.acm.org/doi/fullHtml/10.1145/3501247.3531573 ]