Écoutez les personnes handicapées ou dégagez de notre chemin | griffin epstein, kate klein
Si le COVID-19 menace de manière disproportionnée les personnes qui sont déjà confrontées à une oppression structurelle et/ou qui ont des problèmes de santé préexistants, la pandémie est également en soi un événement handicapant de masse. Une chose est claire : pour protéger efficacement les travailleur·euses dans un monde qui n'est décidément pas post-pandémique, les syndicats devront écouter les mouvements populaires menés par les personnes handicapées et d'autres travailleur·euses opprimé·es, ou bien dégager de notre chemin.
kate klein (iel) est animateur·ice, enseignant·e et militant·e. Iel s'organise au sein de son collectif abolitionniste local pour créer de la sécurité sans/malgré la police dans son quartier, et contre le validisme en milieu de travail avec griffin et d'autres travailleur·euses universitaires malades et handicapés. rebelpedagogy.ca
griffin epstein (iel) est éducateur·ice blan·che fol/psychiatrisé·e, chercheu·se engagé·e localement et poéte à Toronto (Dish with One Spoon/Two Row/Treaty 13 territory). griffin.epstein.com
Dans l'État américain du Tennessee, deux lois entravent les luttes syndicales pour la sécurité sur les lieux de travail : les employeur·euses ne peuvent pas imposer de vaccins ou de masques, et les lieux de travail ne peuvent pas être entièrement syndiqués. Ainsi, dès les premiers jours de la pandémie de COVID-19, les enseignant·es du programme de médecine, de santé et de sciences de l'université Vanderbilt de Nashville ont pris les choses en main. Iels ont créé une "banque de masques" gratuite pour les étudiant·es et le personnel en mettant en commun leurs ressources pour acheter et distribuer des masques de haute qualité. Aimi Hamraie, professeur·e, se souvient : "Nous avons fini par essayer d'obtenir de l'université qu'elle nous laisse payer ces masques sur nos fonds de recherche, parce que [...] nous fournissions ce qui devrait être une ressource et un service institutionnel pour les gens. Mais l'université n'a pas voulu nous laisser utiliser nos fonds de recherche pour acheter des masques, car il n'y a pas de catégorie dans son système de remboursement pour les EPI." Les travailleur·euses impliqué·es ont fait savoir qu'iels ne devraient pas avoir à payer pour l'équipement de protection individuelle (EPI) sur leur lieu de travail, mais l'université n'a pas voulu bouger, et iels n'allaient pas se mettre en danger, ni mettre en danger leurs étudiant·es.
L'université Vanderbilt a justifié son refus de participer à la protection de la communauté en invoquant l'absence de précédent ou de cadre préexistant pour ce faire. De nombreu·ses travailleur·euses à travers les États-Unis et le Canada ont été confronté·es à des obstacles similaires lorsqu'iels ont tenté de s'organiser en réponse à cette crise sanitaire mondiale de grande ampleur. En mai 2023, nous - kate et griffin - avons publié un article dans Briarpatch Magazine examinant comment les travailleur·euses syndiqué·es poussent les dirigeant·es syndicale·aux à considérer les protections contre le COVID en les intégrant à une compréhension plus large du handicap et de l'accessibilité. Après avoir été confronté·es à nos propres difficultés en tant qu'enseignant·es handicapé·es essayant d'apporter une conscience de la justice pour toutes les personnes handicapées à notre section syndicale, nous avons souhaité entré en contact avec d'autres travailleur·euses. Nous espérions entendre des histoires puissantes de leaders syndicale·aux se mobilisant pour la protection face au COVID, et apprendre de leurs victoires. Au lieu de cela, nous avons trouvé des gens qui luttaient de la même manière que nous : de petits groupes de travailleur·euses engagé·es obtenant des gains modestes et construisant des réseaux de soutien, mais ne parvenant pas à faire pencher la balance au sein de l'infrastructure syndicale plus large.
Les travailleur·euses méritent la protection et le pouvoir que leur confère la syndicalisation. Mais la syndicalisation formelle n'est pas la seule façon de s'organiser sur un lieu de travail. Au cours de nos recherches pour l'article de Briarpatch, nous avons rencontré de nombreu·ses autres éducateur·ices et travailleur·euses de l'enseignement postsecondaire qui s'organisaient en dehors ou contre leurs syndicats existants, ou, dans le cas du corps enseignant de l'université Vanderbilt, sans la protection d'un syndicat. Dans la plupart de ces cas, le travail était mené par des travailleur·euses handicapé·es, souffrant de maladies chroniques, fol·les, neurodivergent·es et/ou psychiatrisé·es, avec le soutien et la solidarité de collègues qui étaient déjà engagé·es dans la lutte collective. Comme nous le rappelle l'activiste et écrivaine Alice Wong, les personnes handicapées ont toujours été des "oracles", anticipant les contours des oppressions futures et élaborant des stratégies pour assurer la protection de tou·tes. Le département où travaille Hamraie à Vanderbilt est rempli de personnes qui enseignent les déterminants sociaux de la santé, de chercheur·euses qui étudient l'histoire du militantisme contre le Sida, de spécialistes du handicap et de travailleur·euses qui ont l'expérience de l'organisation de collectif d’entraide : des expériences qui leur ont permis de voir clairement la pertinence d'approches d'organisation qui donnent la priorité à l'adaptation depuis la base et aux réponses collectives.
Que se passe-t-il lorsque les institutions censées nous protéger ne parviennent pas à comprendre à quoi devrait ressembler la protection ou ne sont pas capables d’imaginer de nouvelles façons de s'organiser au-delà des tactiques syndicales conventionnelles ? Que peut apprendre le mouvement syndical au sens large des interventions créatives des travailleur·euses dont l'identité, l'expérience et l'engagement leur ont permis de ne pas avoir à se précipiter pour rattraper le retard lorsque la pandémie a frappé ? Qu'est-ce que tou·tes les travailleur·euses, syndiqué·es ou non, pourraient gagner à apréhender le concept de justice pour toutes les personnes handicapées, comme un objectif et un ensemble de pratiques matérielles qui non seulement ont leur place dans le mouvement des travailleur·euses, y compris, mais sans s'y limiter, dans les syndicats, mais qui pourraient aussi contribuer à l'élargir ?
Handicap, validisme et travail
Si le COVID-19 menace de manière disproportionnée les personnes qui sont déjà confrontées à une oppression structurelle et/ou qui ont des problèmes de santé préexistants, la pandémie est également en soi un événement handicapant de masse. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 10 à 20 % de toutes les infections par le COVID entraînent un COVID Long susceptible d'impacter très fortement la vie des malades. Il en résulte une population croissante de personnes handicapées qui se battent pour obtenir un soutien financier de leurs employeur·euses, dont une partie au moins sont membres de syndicats. Pourtant, selon Ariel Adelman, militante pour les droits des personnes handicapées et analyste politique, le mouvement syndical ne parvient toujours pas à intégrer la justice pour toutes les personnes handicapées dans son travail d'organisation. Adelman se penche sur les grèves historiques des travailleur·euses de l'université de Californie (SRU/UAW), des magasins Starbucks aux États-Unis (SBWU) et des chemins de fer américains (plusieurs syndicats), expliquant qu'elles "n'ont pas atteint leurs propres objectifs idéologiques". Par exemple, alors que les travailleur·euses de Starbucks ont inclus des protections contre la pandémie dans leurs revendications et que les syndicats des chemins de fer se sont battus pour obtenir des congés maladie, aucun des deux groupes n'a appliqué les pratiques de prévention du COVID dans le cadre de leurs actions de grève. Les travailleur·euses handicapé·es de SRU/UAW ont fait de nombreuses déclarations publiques sur le manque d'attention accordée à la protection contre le COVID-19 tout au long du processus de négociation.
Comme l'écrit Adelman, "l'absence de soutien explicite de la part des syndicats de travailleur·euses à des mesures de protection plus larges contre la pandémie [...] est préjudiciable aux travailleur·euses et à la société dans son ensemble". Ce manque de soutien aggrave ce qu'Adelman identifie comme le "validisme" préexistant au sein du mouvement syndical.
Le validisme est souvent considéré à tort comme une forme d'oppression exercée exclusivement à l'encontre des personnes souffrant d'affections spécifiques qui ont été légitimées comme des handicaps par le complexe médico-industriel, considéré à tort comme distinct mais "analogue" à d'autres formes d'oppression sociale, comme l'écrit la Commission ontarienne des droits de l'homme (citant la Commission du droit de l'Ontario). Le mouvement pour la justice pour toutes les personnes handicapées permet une compréhension plus large du validisme. Comme le dit Talila "TL" Lewis, le validisme est "un système d'attribution de valeur au corps et à l'esprit des personnes basé sur des idées construites socialement de normalité, de productivité, de désirabilité, d'intelligence, d'excellence et d'aptitude", qui sont toutes "profondément enracinées dans l'eugénisme, l'anti-noirceur, la misogynie, le colonialisme, l'impérialisme et le capitalisme". Ces formes d'oppression interdépendantes, et les attentes qu'elles suscitent quant au comportement des individus, affectent tout le monde, quoique de manière différente. Ainsi, selon Lewis, "il n'est pas nécessaire d'être handicapé·e pour faire l'expérience du validisme". L'identité des personnes handicapées est également compliquée parce qu'elle est à la fois très encadrée et stigmatisée : de nombreuses personnes ne revendiquent pas facilement l'étiquette de "handicapé", même si elles souffrent de maladies chroniques, de différences physiques et mentales et/ou de besoins d'accès qui ne sont pas satisfaits par notre structure sociale actuelle.
Malgré l’ampleur et la variété d’expériences du handicap, la plupart des syndicats considèrent le validisme comme un problème de niche, déconnecté des autres formes d'oppression sur les lieux de travail, et traitent le handicap comme une anomalie plutôt que comme un phénomène courant au sein de la force de travail. Ainsi, si les syndicats ont souvent plaidé en faveur d'aménagements et/ou d'indemnisations pour les accidents du travail, ils ont rarement compris le handicap tel que le définit l'universitaire Sami Schalk : comme "une préoccupation politique" nécessitant non seulement un soutien individuel, mais aussi une action collective.
La pandémie de COVID-19 aurait pu être un tournant pour le mouvement syndical. Elle a d'ailleurs eu un impact sur les revendications structurelles de certains syndicats : par exemple, l'article d'Adelman souligne que le Chicago Teachers Union a opté pour l'enseignement à distance en réponse aux conditions sanitaires des salles de classe, et que des grèves ont eu lieu au début de la pandémie, notamment chez les travailleur·euses des transports en commun, pour protester contre les conditions de travail dangereuses. "Malheureusement, écrit Adelman, la plupart des syndicats n'ont pas poursuivi ce type d'action ; peu d'entre eux reconnaissent que la pandémie n'a pas de fin en vue."
Nous nous interrogeons : à quoi cela ressemblerait si l'on suivait l'exemple d'Alice Wong et si l'on considérait les personnes handicapées comme des oracles de l'organisation des luttes à mettre au cœur de la justice du travail ? Comme l'écrit Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, travailleuse du mouvement des personnes handicapées et de la justice transformative, "nous avons le pouvoir de transformer le monde depuis la situation infernale actuelle vers un monde axé sur les soins, la protection et la satisfaction des besoins de chacun·e". Mais cela n'arrivera pas si nous limitons notre imagination et si nous permettons au mouvement syndical traditionnel, avec son champ d'action étroit, d'être notre seule option pour l'organisation sur les lieux de travail.
Se rattacher à une communauté de travailleur·euses handicapé·es
D'après le projet de performance fondateur Sins Invalid, l’organisation de la lute pour la justice de toutes les personnes handicapées doit être guidée par la pérennité plutôt que par l'urgence, demandant aux militant·es et aux communautés de "s'adapter, individuellement et collectivement, pour être maintenues sur du temps long" et nous rappelant que "nos expériences incarnées nous guident vers une justice et une libération permanentes". Ce type d'organisation investit dans la "flexibilité et la nuance créative", nous demande d'expérimenter et de repenser ce que nous faisons constamment. Il insiste sur l'interdépendance et la construction de structures sociales et politiques alternatives, "sachant que les solutions étatiques étendent inévitablement le contrôle sur nos vies". Cette manière de s’organiser ne s'appuie pas sur des avant-gardes ou sur une figure de proue correspondant à l'image étroite et validiste d'un "leader charismatique". Au contraire, elle permet aux gens d'apporter leurs compétences et leurs capacités uniques au travail collectif. Ces pratiques matérielles sont visibles dans l'organisation du travail du Disabled Academics Collective (DAC), fondé à l'été 2020 par l'historienne handicapée Nicole Lee Schroeder.
Le COVID-19 a frappé alors que Schroeder était à la fin de son doctorat. "Parce que je suis une historienne de la médecine et du handicap, je savais que les choses allaient mal tourner", nous a confié Schroeder. "Nous devons nous préparer pour le long terme, trois à cinq ans, au moins, et nous devons nous préparer à la montée de l'eugénisme". Au cours de l'été 2020, Schroeder a demandé sur Twitter si d'autres chercheur·euses handicapé·es seraient intéressé·es par la création d'un espace en ligne "où des personnes à tous les niveaux académiques pourraient entrer en contact les unes avec les autres". La participation a été massive. Elle a réuni un groupe de personnes intéressées et, en juillet 2021, à l'occasion du 31e anniversaire de l'Americans with Disabilities Act, a lancé le Disabled Academics Collective (DAC - Collectif des universitaires handicapé·es). Si le DAC comporte un volet public axé sur la revendication, son élément central est son serveur Discord, un centre de discussion en ligne permettant à quelque 800 étudiant·es handicapé·es, membres du corps universitaire et chercheur·euses indépendant·es de construire une solidarité, une communauté et une prise en charge collective. Le choix d'utiliser Discord comme plateforme d'organisation était intentionnel : le DAC est conçu comme "un répertoire des connaissances des personnes handicapées", et Discord permet d'effectuer facilement des recherches et de sauvegarder tous les messages. "De nombreuses personnes nouvellement handicapées, en particulier par le COVID Long, se rendent compte que le monde académique n'est plus conçu pour elles", nous a expliqué Schroeder. "Je voulais un espace qui permette aux gens de faire cet apprentissage précoce : vous pouvez lire ces messages, voir les expériences des autres, obtenir un retour d'information, poser des questions."
Le Discord du DAC soutient également l'autodéfense des travailleur·euses. En tant que travailleur·euses handicapé·es, note Schroeder, "on nous dit souvent que nous sommes la première personne à demander un aménagement dans nos institutions. Je voulais que les gens puissent dire, non, il y a des précédents, je sais que des gens sur d'autres campus obtiennent ça". Mais il était important que le DAC reste autonome et décentralisé, et surtout qu'il fournisse des ressources que les syndicats ne peuvent pas offrir. "Nous avons beaucoup de syndicats aux États-Unis", dit Schroeder, mais peu d'entre eux "s'engagent réellement dans une action radicale. Ils se contentent de dire : "Payons les gens correctement". J'ai vu certaines institutions et certains groupes de professeur·es faire pression pour établir des obligations de port du masque sur leurs campus, c'est vrai". Mais, ajoute-t-elle, les syndicats tels que celui de l'université de Californie "abandonnent" souvent les personnes handicapées lors des négociations contractuelles. Pour Schroeder, cela est dû à l'absence de personnes handicapées et d'analyse de la justice pour toutes les personnes handicapées "dans la salle". Elle déclare : "Il faut des personnes sensibilisées au handicap. Je fais partie de mon syndicat, mais je n'y suis pas active. Je ne leur fais pas confiance pour se battre en mon nom si je ne suis pas présente dans la salle et que je ne soulève pas le moindre point relatif à l'accessibilité. Si d'autres personnes appartiennent au syndicat et que je les vois démasquées, je sais déjà que ces personnes ne se battent pas pour moi."
En fin de compte, le DAC fonctionne comme un moyen de relier les gens entre ell·eux et avec les mouvements sociaux adéquates, en dehors d'un seul lieu de travail. Schroeder espère que son propre travail et celui du DAC aideront les personnes handicapées du monde universitaire à "se rattacher à une communauté qu'elles ne soupçonnaient pas être aussi vaste, à se réapproprier des histoires qu'on ne leur a pas racontées ou qu'elles ont longtemps niées, et à se voir comme quelque chose de plus grand". C'est de là que viennent le pouvoir et le changement.
Un endroit où l'on prend soin des gens
En interrogeant des représentant·es syndicale·aux pour notre article pour Briarpatch, une chose est devenue évidente : de nombreux mécanismes habituels de droit du travail sont devenus presque impossibles à utiliser dans le cas du COVID-19. Il est très difficile de prouver sans l'ombre d'un doute que vous avez contracté le COVID dans un endroit particulier, de sorte que les demandes d'indemnisation au titre de la santé et de la sécurité au travail ont été rejetées même lorsque la transmission s'est produite sur le lieu de travail. Souvent, les gens ne peuvent pas bénéficier d'aménagements sur leur lieu de travail s'iels n'ont pas de diagnostic médical, ce qui implique qu'iels n'auront pas accès au travail à distance, sans même parler du port du masque universel, s'iels vivent, par exemple, avec une personne immunodéprimée ou s'iels sont en contact étroit avec cette personne. Il est difficile pour les membres du syndicat de déposer un recours concernant le COVID alors que toutes les dispositions des conventions collectives ont été conçues pour l'époque prépandémique. Une décision récente d'un tribunal californien stipule que les travailleur·euses ne peuvent pas intenter de procès pour la propagation du COVID-19 de leur lieu de travail à leur foyer, et pourrait avoir un effet dissuasif sur l'organisation syndicale autour du COVID, même en dehors des États-Unis. Il semble évident qu'à moins que les responsables syndicale·aux ne trouvent un nouveau langage et de nouveaux cadres adaptés au moment présent, les travailleur·euses continueront d'être mal protégé·es.
En vérité, la rhétorique syndicale traditionnelle a longtemps ignoré les travailleur·euses handicapé·es et relégué les questions liées au validisme à l'arrière-plan. Mais les discours implicant la justice pour toutes les personnes handicapées ont beaucoup à apporter au mouvement syndical, à condition que les responsables syndicale·aux soient prêt·es à remettre en question le validisme (et la misogynie) intériorisé qui peut amener certain·es à considérer ces discours comme "faibles" ou "mous".
En juin 2020, des chercheur·euses en sciences sociales et en sciences de la santé ont formé l'Accessible Campus Action Alliance et publié une déclaration intitulée Beyond "High-Risk" (Au-delà d' "à risque"). Son objectif initial était de faire pression sur les universités pour qu'elles ne reviennent pas à l'apprentissage en présentiel. Comme l'a expliqué un membre du collectif : "De nombreuses universités s'appuyaient sur le dispositif d' aménagements pour assurer la prévention face au COVID, et nous pensions que cette structure existante n'était pas suffisante pour donner aux gens les moyens d'accéder à l'enseignement dont iels avaient besoin. Nous avancions l'argument que tout le monde est concerné par ce problème, et qu'il ne devrait donc pas s'agir d'un processus d'adaptation individuel." Traiter les aménagements liés au handicap comme un processus bureaucratique au cas par cas limite l'imagination des travailleur·euses et empêche de considérer ces questions comme une affaire collective.
Au lieu de s'appuyer sur les cadres traditionnels du travail tels que "la santé et la sécurité sur le lieu de travail", "l'égalité" ou même "les droits des personnes handicapées", la déclaration "Beyond High-Risk" s'est articulée autour d'un autre concept : le soin. Le membre avec lequel nous nous sommes entretenu·es a reconnu que "le soin est un terme contesté", mais il a fait valoir qu'"il offre un contraste utile avec des cadres et des calculs plus économiques". D'une certaine manière, le choix des mots est pragmatique : aux États-Unis, la législation fédérale définit les enseignant·es des universités privées comme des cadres, et iels n'ont donc pas le droit de se syndiquer. L'utilisation d'un langage basé sur les droits et lié au mouvement syndical aurait donc pu compromettre leur travail politique s'iels étaient accusé·es de sortir des limites de ce pour quoi iels sont autorisé·es à se battre.
Mais le concept de soin s'est avéré pertinent. La déclaration s'est imposée, ouvrant une discussion nationale sur le type d'institution que pourrait même être une université ; à l'heure où nous écrivons ces lignes, elle compte plus de 60 pages de signataires. Le membre du collectif que nous avons interrogé a souligné que ce succès a aidé de nombreu·ses travailleur·euses à élargir leur imagination de ce qui est possible : "Une université n'a pas besoin d'être un promoteur immobilier. Une université peut être un lieu où l'on prend soin des gens."
Que signifie "prendre soin" sur un lieu de travail ? Si les syndicats tentent de comprendre la notion de "soin" d'un point de vue juridique, comme un droit pour lequel il faut se battre ou comme un point à négocier à la table des négociations, ils passent à côté de beaucoup de choses. Le "soin", tel qu'il est compris dans la déclaration Beyond "High-Risk", concerne les relations humaines, les expériences d'appartenance et l'imagination d'un monde organisé en fonction de différentes priorités. Si les syndicats se considèrent comme des gestionnaires de droits bureaucratiques dont le seul but est d'appliquer et d'actualiser les conventions collectives, le concept de "soin" ne leur sera probablement pas utile. En revanche, si les syndicats se considèrent comme les vecteurs de vastes mouvements sociaux et comme des centres dynamiques où les travailleur·euses peuvent s'organiser autour de questions qui leur tiennent à cœur, ne serait-il pas judicieux d'avancer des idées qui touchent les gens ? Ne serait-il pas particulièrement judicieux de proposer des idées qui trouvent un écho auprès des travailleur·euses qui, historiquement, n'ont peut-être pas considéré le syndicat comme un lieu pour ell·eux ? Un syndicat peut-il formuler une vision radicale de ce à quoi pourrait ressembler notre monde du travail ? Ou avons-nous besoin d'autres types d'organisations pour cela ?
Bâtir une force entre les travailleur·euses handicapé·es
S'organiser pour la justice des personnes handicapées en dehors des structures syndicales fait partie de notre histoire personnelle (kate et griffin). En tant que professeur·es handicapé·es d'une université de l'Ontario, nous connaissons les limites de ce que les syndicats peuvent offrir. Au printemps dernier, au milieu d'une vague Omicron, les travailleur·euses des universités de l'Ontario ont failli se mettre en grève. Alors que nous nous battions pour de meilleures conditions de travail, les plans de notre syndicat pour lancer la grève ne prévoyaient aucune mesure de protection pour prévenir la transmission du COVID-19, ni aucun aménagement significatif pour les travailleur·euses pour lesquel·les il n'est pas possible de tenir un piquet quatre jours par semaine sur le campus. En réponse, nous avons proposé d'organiser une équipe chargée de l'accessibilité pour les malades et les handicapé·es, afin de trouver des solutions créatives pour s'assurer que tout le monde puisse participer à l'action de grève sur notre lieu de travail. Notre proposition n'a pas été retenue.
Si la grève a été évitée, la nécessité de s'organiser sur notre lieu de travail n'a pas disparu pour autant. Nous avons continué à négocier avec le syndicat pour créer un groupe de travail chargé de proposer une analyse du handicap dans notre section locale. On nous a dit qu'il nous serait difficile de lancer cette initiative par l'intermédiaire du syndicat à moins de nous impliquer officiellement dans le syndicat en tant que délégué·es syndicale·aux ; en même temps, on nous a dit qu'en tant que délégué·es syndicale·aux, nos activités seraient principalement axées sur le respect de l'application de la convention collective et que nous devrions faire très attention à ne pas encourager d'actions locales qui pourraient être considérées comme de l'"insubordination" par nos responsables. En particulier, compte tenu du droit du travail canadien, nous devrions veiller à ne jamais "encourager les salarié·es à participer à une grève illégale", ce qui limitait les possibilités d'actions.
Nous comprenons la nécessité pour un syndicat de défendre les droits limités garantis aux travailleur·euses par une convention collective. Cependant, en tant que personnes intéressées par la lutte depuis la base plutôt que par la prestation de services, ces limitations nous préoccupent. Au lieu de devenir délégué·es syndicale·aux, nous avons décidé de fonder un groupe autonome dirigé par des travailleur·euses et appelé College Workers for Access (Travailleur·euses de l'Université pour l'Accessibilité), un "espace axé sur la justice pour toutes les personnes handicapées dans un monde pandémique, pour les personnes mis de côté dans le 'retour à la normale' ". Nous voulions que ce soit un espace où les gens pourraient trouver un soutien émotionnel à un moment où notre employeur nous avait clairement fait comprendre que nous devions faire face au risque de COVID entièrement seul·es, mais nous espérions également que nos réunions mensuelles pourraient être un espace pour cultiver une politique radicale du handicap parmi nos collègues et passer à l'action en dehors du syndicat.
Il nous est rapidement apparu, en tant que militant·es, qu'il existait tout un pan de la main-d'œuvre qui était et est encore complètement ignoré par notre employeur et notre syndicat. Les personnes souffrant de handicaps permanents, et donc de besoins permanents en terme d'accessibilté, se sentent perdues dans un système d'aménagement conçu en fonction de blessures et de maladies limitées dans le temps, dans un monde pré-pandémique. Les personnes immunodéprimées et les autres personnes à haut risque, ainsi que celles qui ont des préoccupations personnelles, interpersonnelles ou éthiques concernant la contraction ou la transmission du COVID, luttent pour que leurs inquiétudes et leurs principes légitimes soient respectés par leurs collègues ou leurs patrons. Certain·es se demandent s'iels vont pouvoir continuer à travailler face à un tel risque, ou s'iels vont être discrètement poussé·es vers la sortie par leur employeur, surtout s'iels sont contractuel·les.
Au moment de l’écriture de ces lignes, College Workers for Access existe depuis un an. Nos réunions ont été marquées par toute une gamme d'émotions : sombres, rageuses, tendres, désillusionnées et pleines d'espoir. Ensemble, nous avons écouté les histoires des un·es et des autres ; nous avons fait des recherches et construit une analyse politique autour de nos droits dans le système d'aménagements ; nous avons ri ensemble et fait des blagues morbides comme moyen de faire face collectivement à des circonstances invivables ; et nous avons organisé des moments publiques pour discuter de la façon de rendre compte des cadres d'accessibilité que nous utilisons avec les étudiant·es dans les contextes de nos propres vies professionnelles.
Ce qui différencie College Workers for Access de nombreux cadres syndicaux conventionnels sur le handicap, qui tendent à se concentrer sur la facilitation des aménagements dans le cadre de la convention collective, c'est que nous considérons les travailleur·euses handicapé·es comme un bloc syndical potentiellement puissant. Si les gouvernements et les employeur·euses continuent à refuser leurs responsabilités en matière de santé et de sécurité au travail, de plus en plus de travailleur·euses deviendront handicapé·es par le COVID-19. C'est ce que nous constatons aujourd'hui. Lorsque nous avons parlé de nos expériences avec les responsables locale·aux de nos syndicats, nous leur avons dit que l'abandon généralisé des mesures de prévention du COVID pourrait vraisemblablement entraîner la disparition massive des travailleur·euses handicapé·es sur les lieux de travail. En considérant le handicap uniquement sous l'angle des aménagements du lieu de travail, on risque de considérer les personnes handicapées et les malades chroniques comme une charge administrative plutôt que comme des militant·es potentiel·les.
Alors que nous entamons la deuxième année de College Workers for Access, nous n'avons pas encore décidé de la quantité d'énergie que nous voulons consacrer à convaincre la section locale de notre syndicat de changer ses pratiques et de s'attaquer au problème du validisme. Nous pensons qu'il est intéressant de se désengager complètement du syndicat et de construire quelque chose de plus excitant pour nous en tant qu'éducateur·ices radicale·aux, en s'investissants dans une organisation intersectionnelle depuis la base. Nous espérons cependant que nos collègues du syndicat pourront s'inspirer de ce que nous sommes capables d'accomplir lorsque nous imaginons ce à quoi peut ressembler les relations entre les travailleur·euses au-delà des négociations de conventions collectives et du dépôt de réclamations.
À travers notre travail au sein de College Workers for Access, nous voulons aider tou·tes les travailleur·euses de notre université à comprendre comment le cadre de la justice pour toutes les personnes handicapées peut leur être profitable, même s'iels ne se sont pas classé·es historiquement dans la catégorie des personnes handicapées. Ce faisant, les travailleur·euses peuvent être mieux à même de voir comment, en tant que personnes dont le corps travaille sous le capitalisme racial, la libération de chacun·e d'entre nous est liée à la libération de tou·tes. Comme nous le rappelle Patty Berne, cofondatrice de Sins Invalid :
"Le cadre de la justice pour toutes les personnes handicapées comprend que tous les corps sont uniques et essentiels, que tous les corps ont des forces et des besoins qui doivent être satisfaits. Nous savons que nous sommes puissant·es non pas en dépit de la complexité de notre corps, mais grâce à elle. Nous comprenons que tous les corps sont pris dans ces liens de validité, de race, de genre, de sexualité, de classe, d'État-nation et d'impérialisme, et que nous ne pouvons pas les séparer. C'est à partir de ces positions que nous luttons. Nous sommes dans un système mondial incompatible avec la vie. Il n'y a aucun moyen d'arrêter un seul engrenage en mouvement : nous devons démanteler cette machine."
L'approche actuelle des syndicats en matière de handicap ne pourrait être plus éloignée de cette vision. Au lieu de cela, elle se concentre sur l'adaptation du système capitaliste du travail, en apportant de légères modifications aux conventions collectives et en accommodant les travailleur·euses individuellement. Le mouvement syndical traditionnel n'a pas encore commencé à remettre en question le validisme plus large qui sous-tend l'institution du travail elle-même. Ainsi, non seulement il ne parvient pas à arrêter la machine, mais il fait partie de ce qui la fait tourner.
Conscient·es de cette réalité, nous avons plusieurs options en tant qu'organisateur·ices. Nous pouvons essayer de changer le mouvement syndical dominant afin qu'il comprenne et intègre mieux la justice pour les personnes handicapées. Nous pouvons reconnaître qu'il existe en fait de multiples mouvements de travailleur·euses et s'investir dans ceux qui s'organisent déjà contre le validisme en tant que forme d'oppression sociale constituée et inextricable de toutes les autres formes d'oppression sociale, en particulier la suprématie blanche. Nous pouvons également nous éloigner des syndicats en tant que cadre principal pour l'organisation des lieux de travail et essayer quelque chose de différent. Quoi qu'il en soit, une chose est claire : pour protéger efficacement les travailleur·euses dans un monde qui n'est décidément pas post-pandémique, les syndicats devront écouter les mouvements populaires menés par les personnes handicapées et d'autres travailleur·euses opprimé·es, ou bien dégager de notre chemin.
Publication originale (19/08/2023) :
Minight Sun