Un Mouvement de Science Radical se lève à nouveau pour combattre le régime de Trump | Alexis Takahashi
Science for the People s'est occupée d'un large éventail de travaux allant de la lutte contre l'agriculture industrielle dans les pays du Sud à la fourniture d'une assistance technique à des organisations alliées telles que les Black Panthers, les Young Lords et l’organisation anti-nucléaire Alliance Clamshell. Mais le sujet pour lequel Science for the People est probablement le plus connu est celui de la génétique et la lutte contre la sociobiologie.
Alexis Takahashi est une Américaine japonaise basée à Brooklyn et co-présidente du groupe de travail sur la police, les prisons et la détention. Elle est également cofondatrice du collectif d'activistes Free Radicals, animatrice de la justice transformative au Brownsville Community Justice Center et organisatrice du New York Day of Remembrance. Free Radicals est une organisation de scientifiques féministes et antiracistes de Los Angeles, qui vise à introduire une perspective de justice sociale critique dans la science.
· Cet article fait partie de notre dossier Science du 12 septembre 2022 ·
Pour la plupart des gens, la science et la justice sociale ont autant à voir l'une avec l'autre que les betteraves et le bowling. Avec si peu de personnes qui reconnaissent la nature politique de la science, et encore moins qui s'intéressent à des idées obscures comme l'objectivité forte ou le complexe militaro-universitaire-industriel, il était facile de se sentir seul au monde. Pire encore, le manque de références historiques sur ce à quoi pourrait ressembler un mouvement scientifique progressiste donnait l'impression que s'organiser dans cet espace était un peu comme tâtonner dans l’obscuirité. Et c'est exactement ce que je ressentais avant de tomber sur Science for the People.
Science for the People (SftP) était le mouvement scientifique de gauche de mes rêves. De 1969 à 1989, SftP a été la conscience radicale de la science, mobilisant des milliers de scientifiques, de professeur·es de sciences et de militant·es dans tout le pays. Qui était SftP ? Que peut-on apprendre de SftP sur la façon dont nous nous organisons aujourd'hui ? J'ai voulu découvrir tout ce que je pouvais sur mes ancêtres organisé·es.
La science a son propre mouvement
"La guerre, la guerre, la guerre." Sigrid Schmalzer, historienne des sciences à l'université du Massachusetts de Amherst et éditrice du livre, Science for the People : Documents from America's Radical Scientists, considère le mouvement anti-guerre comme le principal catalyseur du mouvement SftP. En 1969, Charlie Schwartz a demandé à l'American Physical Society (APS) de prendre position contre la guerre du Vietnam. Schwartz, physicien de Berkeley, était préoccupé par le rôle des physicien·nes dans la création de la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale, et par l’mplication ultérieure de la science dans les offensives au Vietnam. Après le rejet de sa demande par l'APS, il a décidé de créer un groupe de résistance appelé Scientists and Engineers for Social and Political Action (SESPA) qui a rapidement attiré des centaines de scientifiques, formant un réseau lâche de sections semi-autonomes à travers le pays. "Je ne suis pas sûr qu'en l'absence de la guerre du Vietnam, il y aurait eu le même genre d'énergie nécessaire pour produire ce genre de mouvement, où suffisamment de gens étaient suffisamment en colère et motivé·es pour prendre le temps de faire ce qu'iels étaient censé·es faire pour leur titularisation ou leur promotion et en même temps se consacrer à ce projet qui n'allait rien leur apporter sur le plan professionnel."
Le SESPA travaillait principalement à l’édition du magazine "Science for the People", qui deviendra par la suite le nom de l'organisation. Le groupe a demandé à Herb Fox de diriger le magazine. Fox, qui avait un parcours peu conventionnel pour un physicien, apportait une forte analyse marxiste à la publication. "J'ai rejoint le parti communiste à 16 ans, j'en ai été exclu à 19 ans, et je suis très fier de ces deux expériences." Selon Fox, les problèmes qui rongent la science prennent racines dans les systèmes du pouvoir économique, plutôt que dans les choix moraux des individus. "La raison pour laquelle nous avons plus de science contre le peuple que de science pour le peuple n'est pas due à de mauvais scientifiques en fait. Il y en a quelques-un·es. Mais c'est à cause du système. Pourquoi le ministère de la Guerre, qui a été rebaptisé ministère de la Défense, est-il le principal financeur de la recherche technique ?"
Au cours de ses deux décennies d'existence, le magazine s'est attaqué à une grande variété de sujets : reportages d'investigation sur JASON, le groupe d'élite de chercheur·euses gouvernementale·aux qui conseillent le ministère de la défense ; explorations de l'enseignement scientifique radical ; et critiques de l'utilisation du génie génétique, entre autres. Comme l'a fait remarquer Schmalzer, "le magazine a permis à des scientifiques, des ingénieur·es, des médecins, des enseignant·es et à d’autres personnes travaillant dans le domaine des sciences, des technologies et de l'ingénierie (STEM) de s'exprimer d'une manière vraiment cohérente et d'exprimer une perspective sur leur travail qui n'est pas prise en compte par le courant dominant".
La lutte contre la sociobiologie
En dehors du magazine, SftP s'est occupée d'un large éventail de travaux allant de la lutte contre l'agriculture industrielle dans les pays du Sud à la fourniture d'une assistance technique à des organisations alliées telles que les Black Panthers, les Young Lords et l’organisation anti-nucléaire Alliance Clamshell. Mais le sujet pour lequel le SftP est probablement le plus connu est celui de la génétique.
"Je suis généticien, ce qui m'a poussé à vouloir critiquer les arguments génétiques avancés pour [justifier] des choses comme le racisme ." Jon Beckwith est généticien bactérien à Harvard, surtout connu pour avoir isolé le premier gène de bactérie en 1969. Alors que la plupart des scientifiques auraient simplement célébré leur découverte en privé, Beckwith a immédiatement convoqué une conférence de presse pour mettre en garde le public contre les dangers potentiels du génie génétique. Conscient des implications politiques de son travail, il a rejoint SftP peu après. Lorsqu'il a reçu un prix de l'American Society of Microbiology un an plus tard, il a profité de cette tribune pour faire publiquement don du prix en espèces à une caisse de soutien aux Black Panthers.
"Dire que les gènes des gens sont la source de tout, y compris de choses comme l'intelligence, était exactement ce qui sous-tendait historiquement le mouvement eugéniste." Lorsque Beckwith a vu les gros titres vantant les mérites du livre d'E. O. Wilson publié en 1975 Sociobiology : The New Synthesis, il a senti que l'histoire se répétait. La théorie de la sociobiologie soutient que le comportement social est le résultat de l'évolution et fournit des explications biologiques à des phénomènes tels que le viol et la domination des hommes sur les femmes.
Craignant que la sociobiologie ne soit un nouvel eugénisme, Beckwith a réuni d'autres scientifiques éminents tels que Richard Levins, Stephen Jay Gould et Richard Lewontin, et ensemble ils ont entrepris une critique systématique de la sociobiologie. En publiant plusieurs articles, en présentant des ateliers éducatifs et en intervenant dans des panels scientifiques, le groupe SftP Sociobiology a mis à profit son expertise scientifique pour démystifier de nombreuses affirmations racistes et sexistes de Wilson. D'autres universitaires ont rejoint le chœur des critiques, et la sociobiologie est passée du statut de fait scientifique à celui d'"idée controversée".
Un nouveau jour pour Science for the People
En 1989, SftP s'effondre, sur fond de problèmes financiers organisationnels et d'un reflux culturel du conservatisme. Depuis lors, il n'y a jamais eu d'autre mouvement de gauche important et organisé dans le domaine des sciences. Mais sous le régime anti-science de Trump, Schmalzer pense que cela pourrait changer. "Est-ce à nouveau l'un de ces moments où les gens sont suffisamment en colère et politisé·es pour que les scientifiques soient en quelque sorte secoué·es dans ce qu'iels font habituellement ?"
C’est ce que Ben Allen pense. "Une science populaire serait tout aussi pertinente, sinon plus, aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les années 60, 70 et 80." Allen est un biologiste basé à Knoxville, dans le Tennessee, et un organisateur du mouvement de revitalisation de la SftP. Cette initiative, qui est né de la conférence Science for the People de 2014, a vu son nombre d’adhérent·es monter en flèche depuis l'élection. "Dernièrement, le nombre de personnes souhaitant se joindre à nous a explosé, en particulier suite à la proposition de Marche pour la science". Le groupe naissant prend en charge plusieurs projets, notamment l'organisation autour de la Marche pour la science, la planification d'un voyage de solidarité scientifique à Cuba et la relance du magazine autour de problématiques contemporaines.
Fox a fait part de ses idées sur les nouvelles manières dont les scientifiques peuvent s'impliquer dans les mouvements populaires. "Dans notre système, la conséquence des dispositifs de l'économie du travail est l'augmentation des profits pour les 1%, et le licenciement d'un certain nombre de nos concitoyen·nes. Et ce n'est pas juste. C'est donc une thématique qui, je pense, pourrait être utilisée pour relier la colère populaire au travail de la science et qui, à long terme, pourrait permettre aux gens de commencer à comprendre qu'il y a un problème systémique de base."
En fin de compte, les questions posées dans les documents fondateurs de SftP il y a quarante ans sont celles auxquelles les scientifiques doivent encore se confronter aujourd'hui :
"Pourquoi sommes-nous des scientifiques ? Au profit de qui travaillons-nous ? Quelle est la pleine mesure de notre responsabilité morale et sociale ?"
Publication originale (31/03/2017) :
Free Radicals
· Cet article fait partie de notre dossier Science du 12 septembre 2022 ·