Se réapproprier la science | Camille Rullán
L'affirmation selon laquelle "la science est neutre" est en soi une déclaration politique, qui s'aligne sur les intérêts de la classe dominante. Ce qui est qualifié de politique est ce qui remet en question l'idéologie invisible et hégémonique. D'où la nécessité de comprendre les manières dont le capital et le pouvoir influencent la production, les usages, ainsi que la nature de la science et, de manière plus critique, de réinventer les manières dont nous pratiquons la science. Il n'y a pas de héros qui puisse nous donner cela. Le seul moyen d'avancer est l'action collective.
Camille Rullán est étudiante en post-doctorat en neurosciences théoriques à l'Université de New York, secrétaire actuelle de Science for the People et ancienne rédactrice en chef du magazine SftP.
· Cet article fait partie de notre dossier Science du 12 septembre 2022 ·
Toutes les cultures ont leurs mythes de la création : le livre de la Genèse, le Rig Veda, le Coatlicue ou même la Destinée Manifeste. Ces histoires expliquent qui nous sommes et comment nous sommes arrivé·es là, révèlent nos préférences et nos préjugés. La science occidentale est apparue en réponse aux mythes pour nous offrir une vision prétendument neutre et non falsifiée des mécanismes internes de la nature. Comme les mythes, la science a ses héros : des hommes (ou, surtout des hommes) qui, souvent à eux seuls, ont découvert des vérités fondamentales sur l'univers. Galilée, Newton, Darwin, Einstein - nous les connaissons.
Tout comme la science a ses héros, elle a aussi ses anti-héros : parmi les plus célèbres il y a Stanley Milgram, Josef Mengele, Edward Teller, les expérimentateurs de Tuskegee. Le récit populaire les dénonce comme des bourreaux isolés d'une machine scientifique par ailleurs fonctionnelle.
Mais il existe également des cas dissimulés d'abus scientifique. Prenons la pilule contraceptive. Développée par des médecins de Harvard, les docteurs Pincus et Rock, et financée en partie par Margaret Sanger, fondatrice de Planned Parenthood, elle était à l'origine destinée à soutenir un programme d'eugénisme racial sur les colonisés et les personnes "indésirables".
Ces pilules ont été testées sur des personnes détenues dans un asile du Massachusetts et des femmes portoricaines de la classe ouvrière sans leur consentement, avec des résultats souvent mortels.
Une perspective radicale sur la science reconnaît ces incidents pour ce qu'ils sont : non pas des erreurs ponctuelles, mais les produits d'un système dans lequel la science est une activité économique, contrôlée, comme le reste de la société, par une petite minorité qui a intérêt à perpétuer l'exploitation et l'oppression.
La classe dirigeante, par le biais du gouvernement, des philanthrocapitalistes et des entreprises, finance aujourd'hui la plupart des recherches scientifiques. À un niveau plus bas, les décisions relatives à l'obtention de certaines subventions, à l'admission dans des programmes prestigieux ou à la titularisation sont prises par des scientifiques de haut niveau - un groupe notoirement aisé, blanc, masculin, valide, ayant ses propres intérêts et visions du monde. Ces visions du monde, à leur tour, façonnent la pratique de la science. La science en tant que pratique neutre et objective n'est qu'un autre mythe de la création.
Les tentatives de réforme de l'activité scientifique, par le biais de la réglementation gouvernementale, des œuvres de charité, des initiatives en faveur de la diversité et de l'inclusion, ont échoué ; les actions individuelles ne peuvent pas s'attaquer au système politique et économique à l'origine du problème : le capitalisme. Le mot radical, comme le définit l'écrivaine et militante Angela Davis, signifie "prendre à la racine". C'est, à bien des égards, notre vocation de scientifiques : comprendre les racines des phénomènes naturels par l'expérimentation, la discussion et la collaboration. Mais la science radicale va un peu plus loin en considérant les racines de la science non pas comme une vérité préexistante mais comme une pratique sociale, dont les conséquences ont tout à voir avec la manière dont elle est présentée et exercée.
D'où la nécessité de comprendre les manières dont le capital et le pouvoir influencent et déforment la production, les usages, ainsi que la nature de la science et, de manière plus critique, de réinventer les manières dont nous pratiquons la science. Il n'y a pas de héros qui puisse nous donner cela. Le seul moyen d'avancer est l'action collective, pour que les scientifiques mettent leurs compétences au service des gens et contre les oppresseur·euses, à travers une science pour les (et par, et des) gens.
Les problèmes sociaux auxquels la première génération de SftP a été confrontée sont toujours d'actualité. L'une des luttes fondamentales du SftP était contre les théories du déterminisme biologique. Le Sociobiology Study Group, formé par des membres de SftP en réponse aux tentatives de légitimation de la sociobiologie, s'est opposé à l'utilisation des théories évolutionnistes et génétiques pour expliquer le comportement humain. Avec des militant·es féministes et Noir·es, iels ont pris les armes idéologiques et ont commencé à s'opposer à cette théorie réactionnaire. Aujourd'hui, le déterminisme biologique se manifeste sous d'autres formes. Les nouvelles technologies comme CRISPR ou GWAS sont présentées comme des déterminismes génétiques contemporains, utilisés pour justifier des idées odieuses comme le racisme, le sexisme et le validisme. Ces idées n'ont aucune base factuelle ; elles sont créées et perpétuées par la classe dirigeante pour maintenir le statu quo. Et elles continueront de surgir tant que les inégalités continueront d'exister et de nécessiter une justification.
La militarisation des connaissances scientifiques est une autre pierre angulaire de SftP. Le mouvement anti-guerre a donné naissance à SftP, et l'anti-militarisme a toujours été au cœur de notre travail. Les premier·es membres de SftP ont identifié à juste titre la militarisation comme l'expression par excellence de la manière dont la science soutient l'impérialisme occidental, la colonisation et l'oppression et l'exploitation de la majorité des gens dans le monde. À l'époque comme aujourd'hui, les fabricants d'armes comme Raytheon et Lockheed Martin alimentent la machine de guerre et profitent énormément du travail des scientifiques. Une science pour les gens est une science d'en bas, au service de la libération et de la solidarité internationale. Grâce au groupe de travail sur l'antimilitarisme et à l'organisation des sections, les membres de SftP continuent à travailler à démêler militarisme et science.
Certaines des questions sur lesquelles nous travaillons aujourd'hui sont relativement nouvelles ou présentent une urgence renouvelée : la surveillance et le maintien de l'ordre, l'agroécologie et les soins de santé. La crise climatique est un domaine dans lequel nous avons réalisé un travail important. Bien que la géo-ingénierie ait été militarisée depuis longtemps, ce n'est que récemment qu'elle a commencé à être considérée comme un facteur d'atténuation potentiel de la crise climatique. Ces solutions technologiques promettent une "issue facile" à notre situation difficile, mais ignorent complètement la racine du problème. Non seulement leurs effets en aval sont souvent mal compris, mais ces technologies menacent de nous bercer d'un faux sentiment de confiance dans les systèmes qui ont créé le problème en premier lieu. Dans notre magazine et dans notre organisation, nous appelons à une vision vraiment radicale et émancipatrice de la justice climatique : une vision centrée sur la décolonisation, une transition juste, et l'autonomisation de la classe ouvrière, des peuples indigènes et des communautés historiquement opprimées.
Ce qui distingue la vision de SftP de la vision libérale dominante de la science, c'est que nous reconnaissons que toutes les problématiques évoquées ci-dessus sont profondément liées entre elles. Elles émergent du capitalisme, le système politique et social dominant qui stratifie l'accès à la connaissance, au financement, à la formation ; qui dicte un soutien idéologique et matériel à certaines questions et méthodologies de recherche ; et qui délégitime certaines formes de connaissances, en particulier les connaissances indigènes, en faveur de connaissances qui existent pour renforcer la hiérarchie existante. Notre critique nous permet de proposer une vision d'une science pour (et de, et par) les gens.
Une science pour les gens est une science au service, informée et exercée par cell·eux qui ont été traditionnellement exclu·es de l'entreprise scientifique : la classe ouvrière, le Sud global, les opprimé·es et les marginalisé·es. C'est aussi une entreprise dans laquelle les scientifiques se reconnaissent comme des travailleur·euses, à la fois produit·es et responsables de la réalité sociale que leur travail engendre. Pour cela, il faut s'éloigner du paradigme dominant et biaisé d'une science réalisée par des personnalités en vue dans des institutions prestigieuses et s'orienter vers une production des connaissances scientifiques organisée de manière démocratique et non hiérarchique.
Nos objectifs se reflètent dans la structure de notre organisation. SftP est une organisation à deux entrées : un ensemble de sections locales et de groupes de travail à travers les États-Unis, le Mexique, la Thaïlande, l'Angleterre et le Canada, et un comité de publication qui produit les numéros de notre magazine tri-annuel. Les décisions sont prises de manière démocratique. Nous élisons un·e secrétaire, un·e trésorier·e, un·e rédacteur·ice en chef et un·e éditeur·ice dont le rôle est de faciliter le travail du reste de l'organisation.
Cette bipartition découle de la nécessité d'une division du travail, mais elle a toujours été poreuse ; les membres de notre équipe de publication sont intimement impliqué·es dans l'organisation des sections et des groupes de travail, et les thèmes des numéros de notre magazine émergent souvent de (et sont dirigés par) les militant·es de nos différentes sections. La gauche a tendance à éviter l'action directe au profit de la rigueur intellectuelle, ou bien à embrasser la connaissance pratique tout en négligeant la compréhension théorique. Cette tendance est certainement vraie pour les scientifiques, qui sont conditionné·es pour être apolitiques et souvent activement découragé·es de s'engager dans des actions au-delà de leur terrain ou laboratoire. Notre structure organisationnelle vise à synthétiser la connaissance et l'action en apportant une rigueur intellectuelle sérieuse au mouvement auquel nous prenons part, tout en confrontant le pouvoir à l'action dans ce qui était jusqu'à présent des espaces purement intellectuels, académiques et professionnels.
Pour ce faire, notre publication sert de débouché à notre travail d'organisation, où nous diffusons des informations sur divers mouvements, appelons à la solidarité dans les actions, et publions des travaux formulant des conceptions alternatives de la science. En même temps, à travers la mise en discussion de nos luttes en cours, la publication offre également une analyse approfondie des cadres politiques, économiques et philosophiques plus larges dans lesquels nous nous sommes fixés la tâche d'effectuer des changements. Nous espérons ainsi inciter davantage de personnes partageant les mêmes idées à l'extérieur de l'organisation à poursuivre ces objectifs communs.
La structure organisationnelle des sections est purement locale : chaque section décide des questions auxquelles elle consacre du temps en fonction des besoins de sa communauté et en collaboration avec les militant·es locale·aux. Notre section de Twin Cities, par exemple, a récemment participé au mouvement visant à stopper la ligne 3 de l'oléoduc Enbridge, qui non seulement transporterait près d'un million de barils de sables bitumineux par jour, mais le ferait à travers les terres Anishinaabe. Afin de soutenir les dirigeant·es autochtones, la section de Twin Cities a coordonné des initiatives d'entraide, des enquêtes publiques et des documents d'information. Des militant·es du groupe ont également été présent·es dans des camps de résistance de première ligne. D'autres sections travaillent avec des syndicats universitaires pour améliorer les conditions de travail des universitaires, ou organisent des manifestations sur des thèmes tels que le libre accès aux recherches sur le Covid-19 ou la justice climatique, souvent en collaboration avec des organisations de gauche telles que le Sunrise Movement, la Red Nation ou les Democratic Socialists of America.
Les groupes de travail de SftP rassemblent des membres de différentes sections pour s'organiser autour de questions spécifiques. Ces activités sont également souvent menées en collaboration et reflètent la nature internationale de notre organisation. Le groupe Anti-Militarisme travaille en partenariat avec des organisations à travers le pays et le monde pour coordonner le soutien de STEM à BDS, et le groupe de Porto Rico a organisé des séminaires sur l'énergie solaire avec des groupes d'activistes sur l'île. Bien que notre organisation soit de grande envergure, notre objectif principal est de relier les activistes et les scientifiques dans le cadre d'une recherche anticapitaliste commune afin de briser le pouvoir et de créer un espace pour une vision plus juste de la science.
Certain·es soutiennent que les positions politiques du SftP sont des excursions inutiles par rapport à la seule discipline véritablement objective ou, pire, qu'elles corrompent notre capacité à faire de la bonne science. À cela, nous répondons que la science objective n'existe pas de quelque façon que ce soit. La science est en définitive, comme le dit Helen Longino, une connaissance sociale.
Même le scientifique le plus résolument apolitique est, dans son apathie, au service des institutions dominantes. Aucun·e d'entre nous n'est arrivé à ses intérêts, à ses questions de recherche, à ses laboratoires, de manière objective, et nous ne pouvons jamais vraiment nous décharger de la responsabilité des connaissances que nous créons. Nos questions de recherche peuvent sembler être des problématiques d'intérêt intellectuel ésotérique, mais leurs applications ne le sont certainement pas - sinon, pourquoi le ministère américain de la Défense financerait-il la recherche universitaire fondamentale à hauteur de 2,6 milliards de dollars? L'affirmation selon laquelle "la science est neutre" est en soi une déclaration politique, qui s'aligne sur les intérêts de la classe dominante. Ce qui est qualifié de politique est ce qui remet en question l'idéologie invisible et hégémonique.
La science n'est pas prescriptive - l'usage des connaissances scientifiques est une partie essentielle de la pratique de la science. C'est ce que Richard Levins a décrit comme la double nature de la science : la science moderne est simplement "un épisode de la croissance du savoir humain en général, et en tant que produit lié à la classe, au genre et à la culture du capitalisme Euro-Nord-Américain en particulier". Notre approche ne consiste pas à être sceptique à l'égard de toute science (anti-science) ou à placer les vérités scientifiques sur un piédestal (scientisme). Nous reconnaissons plutôt que la connaissance scientifique n'est pas une vérité universelle non affectée par les affaires humaines, mais plutôt un produit de notre travail et des conditions sociales.
La science a été utilisée comme un outil d'accumulation de profits, d'oppression et de violence, mais elle a également contribué de manière significative à notre compréhension du monde et l’a rendu un endroit meilleur, plus sain et plus sûr pour beaucoup. Malgré ses origines peu réjouissantes, la pilule contraceptive a matériellement amélioré les conditions de vie de centaines de millions de personnes qui l'utilisent actuellement dans le monde. Pourtant, des outils comme ceux-ci sont toujours entre les mains des capitalistes, enrichissant les entreprises pharmaceutiques privées. Pour réaliser pleinement le potentiel émancipateur de la science, nous devons intentionnellement créer un autre type de système social pour produire et accéder à la connaissance.
Les horreurs de la guerre du Vietnam ont radicalisé une génération de membres de SftP, les amenant à "remettre en question la neutralité de la science, à remettre en question l'isolement des scientifiques par rapport à la société" et à imaginer des moyens par lesquels "les activités scientifiques peuvent être réalisées de manière collective et non capitaliste". Nous sommes fier·es d'être des scientifiques, passionné·es par la science et dévoué·es à notre métier. Nous sommes tout aussi déterminé·es à poursuivre la tradition de SftP et à œuvrer à la création d'une science véritablement émancipatrice : une science qui ne nous aliène pas de la société au sens large, mais qui réalise au contraire son potentiel en tant que moteur du changement social.
Publication originale (27/12/2021) :
Science for the People
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