Renverser la vulnérabilité | À ta santé camarade ! #3
Il nous faut toutes et tous prendre conscience de notre vulnérabilité collective et penser le soin dans cette perspective. Le Covid 19 a démontré que ce sont nos organisations collectives qui sont vulnérables, sanitairement et politiquement. Renverser la catégorie « vulnérables » est un enjeu antivalidiste et antifasciste.
Les Canards masquées est un groupe d’autodéfense sanitaire composé de palmipèdes handi·es et valides qui luttent pour des futurs antivalidistes. (email : canardsmasquees@riseup.net)
« Vous êtes considéré-es comme vulnérables si vous vous trouvez dans l’une des situations suivantes… » Depuis, le début de la pandémie de Covid 19, le site de l’assurance maladie égrène la liste des pathologies qui délimite qui devrait se protéger du Covid 19 et qui pourrait s’en passer. Certaines associations de malades chroniques ont depuis repris la rhétorique pour tenter d’arracher quelques bribes de protection.
Si la gestion épidémique du Covid 19 a produit quelque chose d’un point de vue social, c’est la généralisation dans le grand public de la catégorie « vulnérables » (les expressions « à risques » ou « plus fragiles » étant utilisées comme synonymes), qui permet de classer les individu·es et de trancher le rapport à la réalité sanitaire qui devrait être le leur. Cette désignation était depuis plusieurs décennies déjà au cœur de la gestion publique des canicules ou des campagnes de vaccination contre la grippe saisonnière. Si elle s’est immiscée un peu partout, c’est que, passée la phase de sidération, il a fallu remettre en marche les économies nationales et les travailleur·euses – bref, proposer une catégorie de tri opérante et rassurante permettant à la population de (ne pas) s’y retrouver.
La vulnérabilité découle à la fois de facteurs biologiques inégalement répartis (en particulier des pathologies pré-existantes, de l’âge, de la condition physique, etc.), de l’état de l’appareil sanitaire collectif (disponibilité, efficacité et remboursement des traitements) et de facteurs sociaux variés (notamment la pauvreté). Elle découle aussi de la faculté de l’organisation sociale à réduire le risque, par exemple en jugulant la circulation d’un virus ou la prolifération de polluants dangereux dans les aliments.
Il y a bien sûr des risques individuels et donc des personnes plus fragiles face à certaines maladies. Depuis l’irruption du Covid 19, les personnes immunodéprimées ont notamment payé un lourd tribut en mourant et en occupant les salles de réanimation dans des proportions inédites. Au début de la pandémie, le recours à la catégorie « vulnérables » a pu avoir quelques effets protecteurs : accès au télétravail ou au chômage partiel étendu, prescriptions de masque, accès anticipé à la vaccination. Mais, très vite, elle a été utilisée pour minimiser la gravité du Covid 19 dans la population générale. Cela a conduit l’écrasante majorité de la population (qui se croit visiblement “invulnérable”) sur la voie du déni de la gravité du virus et de l’individualisme, sinon de l’eugénisme.
Parler de “personnes vulnérables” est un non-sens dangereux. La vulnérabilité n’est pas un état immuable, nous sommes toutes et tous dépendant·es des autres à divers moments de nos vies (enfance, vieillesse, accident, chômage…). Par ailleurs, dans le cas du SARS-CoV-2, des personnes a priori en bonne santé sont susceptibles de développer des formes graves ou des formes longues (parfois invalidantes) de la maladie. Enfin, cette catégorisation, en séparant la population en deux parties, a conduit à réduire à peau de chagrin les solidarités et à intimer aux « vulnérables » de porter des masques si ça leur chante, sans encombrer les autres avec leur santé fragile.
Pensée au singulier et étiquetée sur certain·es comme constitutive de leur identité, la catégorie « vulnérable » incarne une conception de la santé vue non pas comme un bien commun, mais comme un capital individuel. Il conviendrait ainsi à chacun·e de prendre soin de son capital, et malheur aux perdant·es. Pourtant, nous sommes de facto solidaires du point de vue de nos états de santé : les maladies contagieuses illustrent bien notre communauté de destin biologique. Nous le sommes aussi du point de vue de l’appareil sanitaire collectif : la destruction programmée de la sécurité sociale et de l’hôpital public constituent des facteurs de vulnérabilité de la société toute entière.
En désignant une personne ou une catégorie de personnes comme « vulnérable », on procède à une essentialisation et une individualisation des risques. Essentialisation, parce les « vulnérables » seraient à risque du fait de leur nature biologique et non de leur position dans la société. Telle serait vulnérable au Covid 19 parce qu’immunodéprimée, dialysée ou greffée, et non parce qu’elle est exposée à une circulation virale hors de contrôle. Individualisation, parce que cela fait reporter la responsabilité du risque sur les individu·es les plus fragiles et non sur l’organisation collective. En somme, la vulnérabilité est une production collective : nous ne devrions pas parler de personnes vulnérables mais de personnes vulnérabilisées, car c’est la société dans son ensemble qui les expose à des risques accrus.
Il nous faut toutes et tous prendre conscience de notre vulnérabilité collective et penser le soin dans cette perspective. Le Covid 19 a démontré que ce sont nos organisations collectives qui sont vulnérables, sanitairement et politiquement. Sanitairement parce que le Covid 19 n’est qu’un événement handicapant de masse dans une série en cours. Politiquement, lorsqu’elles s’abîment dans le darwinisme social qui considère les plus fragiles comme des être surnuméraires. Renverser la catégorie « vulnérables » est un enjeu antivalidiste et antifasciste.