Que se passera-t-il si le COVID Long rend de plus en plus de gens trop malades pour travailler ? | Daniel Sarah Karasik
Une politique de masse pour une époque où des masses de gens sont plus malades que jamais doit briser le lien entre la force de travail et le mérite, un piège idéologique lové au cœur du salaire, perceptible dès que l'on parle de "gagner" sa vie. Les immeubles d'habitation squattés, le Robin des Bois de l'allée du supermarché appartenant à un milliardaire, bien que les interventions individuelles ou de petits collectifs puissent préfigurer une redistribution plus large des biens amassés, sont souvent extrêmement vulnérables à la répression violente du capital et de l'État. Comment pourraient-elles s'étendre et persister ?
Daniel Sarah Karasik (they/them) est lea directeur·ice de la rédaction de Midnight Sun Magazine, un magazine de stratégie, d'analyse et de culture socialistes. Son livre le plus récent est le recueil de poésie Plenitude (Book*hug Press).
· Cet article fait partie de notre dossier Travail du 12 février 2023 ·
La presse économique internationale cite les problèmes des chaînes d'approvisionnement comme une cause essentielle de l'inflation qui fait qu'aujourd'hui un bloc de beurre coûte parfois huit dollars à Toronto. Toutefois, nous entendons relativement peu parler du lien entre ces problèmes d'approvisionnement et les millions de personnes nouvellement disparues de la main-d'œuvre dont dépendent les chaînes d'approvisionnement.
En janvier dernier, une étude de la Brookings Institution estimait que pas moins de 1,6 million de travailleur·euses américain·es équivalent temps plein pourraient être sans emploi à un moment donné à cause du COVID Long, maladie persistant plus de trois mois après l'infection par le COVID. L'étude a pris en compte le temps moyen de guérison de la maladie (parmi celleux qui s'en remettent ; ce n'est pas le cas de tous·tes) et le taux d'apparition de nouveaux cas. Un autre rapport largement médiatisé de Brookings, publié en août dernier après que de multiples vagues Omicron aient balayé le monde, montrait que le COVID Long pourrait tenir à l'écart du marché du travail jusqu'à quatre millions de travailleur·euses américain·es équivalent temps plein âgés de moins de 65 ans. Une estimation beaucoup plus prudente, réalisée par le National Bureau of Economic Research en septembre, évaluait tout de même le bilan américain au nombre stupéfiant de 500 000 travailleur·euses invalides à la suite d'une infection par le COVID et au chômage. Au printemps dernier, le Financial Times rapportait que 200 000 personnes au Royaume-Uni s'étaient retirées de la population active pendant la pandémie en raison de maladies de longue durée, et qu'un quart des entreprises britanniques ont cité le COVID Long comme la principale cause d'absences prolongées du personnel. Selon Statistics Canada, 10,5 % des cas symptomatiques confirmés ou suspectés de SARS-CoV-2 contractés après décembre 2021, date à laquelle Omicron a commencé à prédominer, ont évolué vers un COVID Long, une proportion inférieure à celle de la période précédant Omicron (25,8 %), mais cette diminution doit être évaluée à l’aune de l'augmentation considérable du nombre de cas causés par Omicron.
Les confinements en Chine et la guerre en Ukraine ont sans doute joué un rôle important dans la perturbation du flux mondial des marchandises. Mais il faudrait peut-être accorder plus d'attention à l'économie politique des malades locaux : nos voisin·es atteint·es du COVID Long qui, contribuant au nombre presque record de 959 600 emplois vacants au Canada au troisième trimestre de 2021, ont récemment quitté leur emploi, prenant une retraite anticipée ou s'en remettant à la famille ou à d'autres réseaux de soins (s'iels ont de la chance) parce qu'iels ne sont plus capables de travailler, ou de faire autant d'heures. Les classes dirigeantes capitalistes ont normalisé les politiques d'infection massive par un nouveau virus du SARS au nom de la sauvegarde de l'économie. Mais si ces politiques signifiaient, ou pourraient de plus en plus signifier dans les années à venir, tout à la fois un meurtre de masse et un auto-sabotage : la décimation progressive de la force de travail qui est la source du profit capitaliste ?
Le capital produit ses propres fossoyeurs par de nombreux moyens
Les hausses de taux d'intérêt des banques centrales, qui ont été nombreuses au cours de l'année écoulée, sont conçues, pas si secrètement, pour augmenter le chômage et ainsi discipliner la classe ouvrière. En faisant grimper en flèche le coût des emprunts non seulement pour les particuliers mais aussi pour les entreprises, ces hausses de taux incitent ces dernières à réduire leurs investissements, y compris les embauches. Une plus grande rareté de l'emploi, combinée à l'augmentation du coût de la vie, érode la confiance et les moyens de pression des travailleur·euses, ce qui permet aux patrons d'offrir des salaires de misère et des conditions de travail déplorables. Mais quel rôle de joker pourraient jouer les 20 à 25 % de personnes souffrant de COVID Long qui, selon de grandes enquêtes menées par des organismes publics au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, voient leurs activités quotidiennes considérablement limitées par leur maladie chronique ? Que se passe-t-il si une population subissant des vagues successives de SARS-CoV-2 est de plus en plus souvent trop malade pour travailler ?
Les patrons peuvent contraindre les travailleur·euses à venir travailler lorsqu'iels sont malades, et iels le font souvent, mais les travailleur·euses trop malades pour accomplir les tâches cognitives et physiques requises finiront par devoir limiter leurs heures de travail ou se retirer complètement du marché du travail. Bien que la direction essaiera certainement de compenser ces absences en intensifiant le travail de celleux qui sont encore employé·es, l'expérience du marché du travail actuel, caractérisé par une abondance de postes vacants, suggère que de telles tactiques ne permettent pas d'éviter les problèmes de la chaîne d'approvisionnement et l'inflation qui en découle en partie. Le recours accru des États aux travailleur·euses étranger·es temporaires ne semble pas non plus résoudre ces problèmes ; le virus affecte le corps de ces travailleur·euses comme n'importe quel autre. La normalisation capitaliste de la pandémie en cours accélère la trajectoire du capitalisme d'avant 2020 vers une crise majeure.
Bien sûr, nous ne pouvons pas savoir exactement comment la pandémie va continuer à évoluer. Peut-être aurons-nous de la chance et le taux de COVID Longs invalidants diminuera-t-il, en raison des propriétés intrinsèques des nouveaux variants du COVID ou de la réponse immunitaire de la population à leur égard. Peut-être qu'une majorité de malades de longue durée se rétabliront, à un rythme plus rapide que celui auquel le virus provoque de nouveaux handicaps chez les autres. Ou peut-être qu'une grande fraction de la population n'est tout simplement pas susceptible de contracter le COVID Long pour des raisons génétiques ; c'est, après tout, l'hypothèse tacite qui régit le comportement de nombreuses personnes aujourd'hui, la foi en sa propre supériorité biologique, souvent appuyé sur sa position de race et de classe, sur laquelle repose plus ou moins consciemment le sentiment que cela ne m’arrivera pas à moi.
Mais pour les besoins de l'argumentation, supposons que nous fassions l'hypothèse non sensationnelle et pas particulièrement alarmiste que les tendances actuelles de la mortalité et de la morbidité du COVID, y compris le taux d'incidence actuel approximatif du COVID Long, pourraient se maintenir sans changements majeurs à court terme. Dans ce scénario, un nombre important de personnes seront nouvellement éjectées du marché du travail pour cause de maladie au cours de la prochaine décennie. Plus encore que ce n'est déjà le cas, les patrons contraindront les travailleur·euses à travailler en étant malades et chercheront à extraire le plus de travail possible du nombre réduit de travailleur·euses qu'ils emploient. Les récessions déclenchées par les banques centrales pour combattre l'inflation détruiront des emplois, menaçant de faire gonfler le chômage au moment même où les politiques capitalistes de santé publique (pas d'amélioration de la ventilation sur les lieux de travail, pas d'obligation de porter un masque FFP2 à l'intérieur) vont dans le sens inverse en réduisant le nombre de personnes suffisamment en bonne santé pour être employées. De nombreux·ses travailleur·euses qui gagnent encore un salaire auront probablement des responsabilités accrues en matière de soins non rémunérés ; les personnes rendues incapables de travailler par la maladie dépendront - comme aujourd'hui, mais avec une augmentation spectaculaire du nombre de ces personnes - des soins prodigués par celleux qui sont en mesure de les fournir.
À quoi pourrait ressembler la résistance dans ce contexte ?
Rassembler les populations invisibles en coalitions de combat
Il y a tellement d'appartements vacants dans la ville où je vis, et dans de nombreuses grandes villes d'Amérique du Nord. Il n'y a pas de pénurie de pain ou d'autres denrées alimentaires de base. Le flic qui se tient maintenant en sentinelle au supermarché de mon quartier garde un surplus, une abondance, les profits de quelques-un·es. Une politique de masse pour une époque où des masses de gens sont plus malades que jamais doit briser le lien entre la force de travail et le mérite, un piège idéologique lové au cœur du salaire, perceptible dès que l'on parle de "gagner" sa vie. Tout le monde mérite un logement confortable et de quoi manger, tout le monde mérite du plaisir et l'accès à une activité utile. L'universalité du fait que mériter signifie mériter n'est même pas un concept particulièrement pertinent ici. L'idée que les gens devraient avoir ce dont iels ont besoin pour vivre, et pour bien vivre, peut tirer une partie de sa charge émotionnelle d'intuitions morales sur la bonté et la justice, mais fondamentalement, il s'agit d'une revendication normative soutenue par rien de plus, mais rien de moins , que l'existence d'un "nous" composé de celleux prêt·es à se battre pour cela.
Les immeubles d'habitation squattés, le Robin des Bois de l'allée du supermarché appartenant à un milliardaire, bien que les interventions individuelles ou de petits collectifs puissent préfigurer une redistribution plus large des biens amassés, sont souvent extrêmement vulnérables à la répression violente du capital et de l'État. Comment pourraient-elles s'étendre et persister, sortir plus d'individus ou de petits collectifs de circonstances désespérées, et ce de manière durable ? Quels sont les mécanismes d'organisation, et les étincelles nécessaire, d'une politique de masse à une époque où beaucoup plus de travailleur·euses sont susceptibles d'être mis·es au chômage par la maladie qu'avant 2020 ?
Nous pourrions peut-être nous attendre à ce que les luttes salariales deviennent moins décisives, par rapport aux luttes centrées sur les travailleur·euses que l'infirmité a partiellement ou totalement expulsé:es du travail salarié. Les luttes pour l'amélioration des prestations d'invalidité, de l'assurance-chômage et des congés maladie payés, déjà essentielles, pourraient mobiliser plus de personnes que jamais et s'intensifier, de même que les actions pour obtenir des conventions collectives garantissant de meilleures protections en cas de handicap à long terme. L'organisation des locataires, les combats pour l'accès aux soins de santé et les luttes menées par les camarades institutionnalisé·es par l'État - dans les maisons de soins de longue durée, les asiles, les prisons - pourraient proliférer et devenir visibles pour une plus grande partie du public.
L'État fait de son mieux pour cacher ces luttes et limiter ainsi leur impact idéologique. Il enterre la souffrance et la résistance des personnes institutionnalisées, par exemple, dans les boîtes noires des institutions elles-mêmes. Les prisons sont absolument pleines de personnes malades, pourtant, lorsque les malades en prison se révoltent, peu de gens, la plupart du temps, en entendent parler au-delà des murs de la prison. Quelles coalitions avec d'autres masses de personnes désespérées peuvent être construites lorsque la souffrance et la lutte contre celle-ci sont si bien dissimulées ? C'est peut-être ce problème, le problème du prisonnier, qui plaide de la manière la plus convaincante en faveur d’un représentation politique : une sorte de force organisée - qui pourrait recourir à des tactiques électorales, mais qui ne s'y limiterait en aucun cas - dont le rôle serait de lier ces publics cachés en un bloc plus visible et d'affirmer leur volonté là où ils ne peuvent pas être.
L'activisme du SIDA dans ses formes radicales doit continuer à être une source d'inspiration essentielle, le travail continu de groupes tels que ACT UP fournissant des modèles de lutte de base pour la défense de la santé publique et contre l'abandon de l'État. Certaines personnes atteintes de COVID Long pourraient tenter des actions comme la célèbre occupation par les personnes handicapées, en 1977, du bâtiment du ministère fédéral de la Santé, de l'Éducation et de la Protection sociale à San Francisco, qui a duré plus de trois semaines et a été soutenue, comme le raconte Raia Small dans ce magazine, par le Black Panther Party et des éléments du mouvement ouvrier - le genre de coalition qui brille par son potentiel révolutionnaire. Il est également vrai que beaucoup de celleux atteintes de COVID Long sévère n'ont peut-être pas la capacité physique d'entreprendre ce genre de projet. Le parti, le réseau, la section syndicale, l'association de locataires ou le comité de quartier qui a développé une capacité à mobiliser un nombre important de personnes pour défendre ses membres les plus vulnérables : ces types de collectivités politiques sont des moyens importants pour faire valoir les revendications des personnes qui ne peuvent pas se rendre en manifestation ou prendre part à des actions.
Il n'y a pas de substitut direct à la présence massive de personnes dans les rues, et celleux qui ont accès à ces tactiques doivent le faire. Mais il y a aussi un besoin pressant de construire de nouvelles coalitions qui mettent en avant plutôt que de côté le nombre croissant de camarades qui sont malades et handicapé·es et qui n'ont pas de travail salarié, ou à peine. Pour toute organisation de gauche qui cherche à se frayer une voie juste pour sortir de la crise du coût de la vie, des circonstances qui se sont développées à partir du sol de la très actuelle pandémie de SARS-CoV-2, il y a peu de tâches plus urgentes aujourd'hui.
Publication originales (19/01/2023) :
Midnight Sun
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