Nous sommes le commun : les principes de l'autonomie sanitaire | Silvia Federici
L'autonomie en matière de santé est au cœur des nombreuses mobilisations dans lesquelles je pense que nous devons nous engager. Si nous parlons de construire une société sur le principe de l'autonomie et du partage, alors cette société doit être organisée de manière à reproduire notre vie. Cela signifie qu'une lutte pour le commun doit inclure une lutte pour la terre, la nourriture, l'eau et, en son centre, la santé.
Silvia Federici est une universitaire américaine, enseignante et militante féministe révolutionnaire. Elle est professeure émérite et chercheuse à l’Université Hofstra à New York, et autrice de nombreux ouvrages dont Caliban et la Sorcière. Parmis les traductions françaises publiées récemment on compte Réenchanter le monde, Le Féminisme et la politique des communs (Entremonde, 2022) et Par-delà les frontières du corps (Divergences, 2020)
· Cet article fait partie de notre dossier Communisme du soin du 21 mai 2023 ·
Que signifie recréer du commun autour de la santé, notamment à la lumière des situations actuelles ? Pour commencer par un petit exemple de la vie quotidienne avant d'aborder des thèmes plus généraux, je vais décrire une scène courante. Je vais tous les matins au parc près de chez moi. Un matin il n’y a pas si longtemps se déroulait une grande course pour le cancer de l'ovaire où plusieurs centaines de personnes étaient rassemblées avec des maillots bleus. Vous pouvez imaginer un autre moment, peut-être des chemises roses pour le cancer du sein. D'après ce que j'ai lu sur ces organisations à but non lucratif, je crois savoir que très peu, au mieux 5 %, de l'argent récolté va réellement à la recherche. L'argent va plutôt dans les coffres des organisations qui organisent ces marches. Pourtant, nombreux·ses sont celleux qui participent avec enthousiasme, courent, rentrent chez elleux et ont l'impression d'avoir fait leur travail. Et malgré les progrès des grandes industries médicales, les gens sont plus malades que jamais. Nos corps et nos esprits se détériorent. Existe-t-il une alternative à l'acceptation d'une vie de misère dans laquelle l'appauvrissement social et économique conduit à l'appauvrissement de la santé ?
Il me semble que de nombreuses alternatives ou possibilités peuvent venir à l'esprit. Plaçons, par exemple, cette scène dans le cadre d'un ancien et important petit livre intitulé Witches, Midwives, and Healers : A History of Women Healers, écrit par Barbara Ehrenreich et Deirdre English en 1973 (récemment réédité dans une deuxième édition par Feminist Press). C'est cette publication qui m'a inspirée dans l’écriture de Caliban et la sorcière. Je me souviens d'une section très intéressante sur un mouvement de santé populaire qui a eu lieu aux États-Unis dans les années 1830 et qui renonçait aux médecins en tant que groupe d'élite qui ne se souciait pas du bien-être du peuple. À l'époque, la médecine était très rudimentaire et consistait principalement en des techniques de saignées pour traiter les maladies des patient·es. Le slogan de ce mouvement populaire était "chaque personne est un médecin". Diverses communautés ont formé des groupes et des femmes ont créé des "conseils de physiologie pour dames" dans tout le pays afin d'étudier le corps et de trouver des formes de prévention des maladies. L'idée qui animait ce mouvement était de reprendre le contrôle de son corps et de se réapproprier les connaissances essentielles sur son corps. Nous voyons dans leur organisation le souhait que ce type de connaissances ne vienne pas seulement d'en haut, mais plutôt d'en bas. En effet, dans tout le pays, les gens se sont réunis pour discuter de ce que signifie être en bonne santé. Qu'est-ce que la santé ? Qu'est-ce que nous savons ? Et que pouvons-nous partager ?
Cette histoire offre un exemple très simple mais puissant de la différence entre une relation de marché ou étatiste à la santé, dans laquelle les prestataires de soins sont organisé·es sous la forme d'institutions et les services de santé sont fournis par le haut, et une conception de la santé comme un mouvement construit à partir de la base. Cette distinction était très importante à l'époque et le reste encore aujourd'hui, dans une période où les crises se multiplient et s'aggravent. L'autonomie en matière de santé est au cœur des nombreuses mobilisations dans lesquelles je pense que nous devons nous engager. Même si nous n'avons pas actuellement le contrôle des nombreux moyens nécessaires pour remplacer le pouvoir des institutions existantes, nous pouvons néanmoins commencer à faire des choses dans notre vie de tous les jours pour amorcer une reprise de contrôle. Tel est, en substance, le principe du commun.
Le commun, c'est tout simplement une façon particulière d'organiser la société. C'est une façon particulière de concevoir les relations entre les personnes, mais aussi les relations avec les moyens de production, les relations avec la terre, les relations avec l'abondance naturelle et les richesses que nous produisons. Le commun se traduit par une conception très classique de ce que le communalisme à vocation à défendre. Il s'agit d'une société où nous avons accès aux richesses naturelles, aux richesses que nous produisons, à la coopération et au gouvernement par le bas. Ces concepts étant très généraux, la question se pose de savoir comment les concrétiser. Comment le réaliser dans une société où tant de choses nous ont été enlevées ? Le vol, l'expropriation, la dépossession qui forment la base du capitalisme sont continus et permanents. En effet, dans presque toutes les parties du monde, nous assistons à une expansion majeure des relations capitalistes et à des formes majeures de dépossession.
Dans ce contexte, il est d'autant plus crucial que nous ne nous trompions pas en vivant notre vie comme des individus séparés. Le principe du commun est que le commun, c'est nous, et que si d'autres personnes tombent malades, c'est nous qui tombons malades. Le principe d'être responsable de la vie des autres est vraiment fondamental. Comme nous le rappelle le Mouvement pour la vie des Noir·es, "aucun·e d'entre nous n'est libre tant que nous ne le sommes pas toustes".
L'affirmation du principe du commun est plus importante que jamais, car nous assistons à un assaut majeur contre tous les biens communs de la terre et de la société. Alors que l'Amazonie brûle et que de nouvelles mines dans des régions disparates de la planète forcent le déplacement de populations entières de leurs terres ancestrales, nous voyons l'ampleur de la destruction qui a lieu au cours de notre vie. Bien entendu, il ne s'agit pas seulement de terres, mais aussi d'espaces urbains dans lesquels beaucoup d'entre nous vivent.
La question qui se pose alors est la suivante : comment récupérer notre capacité collective à prendre des décisions concernant notre vie ? En d'autres termes, comment récupérer non seulement des relations communales avec la terre, mais aussi le contrôle de ce que nous mangeons et du type de vie que nous menons ? Comment récupérer le contrôle de l'eau que nous buvons dans les espaces urbains, de l'air que nous respirons ? C'est une question qui doit être au centre de chaque lutte, car nos luttes ne peuvent pas seulement être oppositionnelles, elles doivent aussi être constructives et créer les germes de la société dans laquelle nous voulons vivre. Cela signifie qu'un élément de communalisme doit être intégré dans chaque lutte.
Une grande partie de mon travail au cours des dix dernières années et plus a été critique de la conception du "commun" souvent adoptée dans les milieux radicaux, par exemple, une conception basée sur les biens communs numériques, sur l'internet et, de manière générale, sur l'utilisation de la technologie numérique. Je ne dis pas que nous ne devons pas utiliser ces formes de communication, mais qu’il y a des limites importantes à ce qu'elles apportent. Les biens communs numériques posent problème parce que la production de la technologie numérique nécessite une destruction et une extraction considérables des terres et des eaux de la planète. Une société centrée sur les biens communs numériques nécessitera que nous continuions à exproprier les gens de leurs terres, comme c'est le cas aujourd'hui dans de nombreuses régions d'Afrique et d'Amérique latine. Il s'agit d'un véritable problème auquel nous devons faire face.
Si nous parlons de construire une société sur le principe de l'autonomie et du partage, alors cette société doit être organisée de manière à reproduire notre vie. Cela signifie qu'une lutte pour le commun doit inclure une lutte pour la terre, la nourriture, l'eau et, en son centre, la santé. Ces luttes sont fondamentales parce que nous ne pouvons pas avoir une nouvelle société qui ne soit pas capable de se reproduire. Se reproduire implique de restaurer collectivement la terre et les eaux de cette planète pour une utilisation commune contre les enclosures coloniales et capitalistes historiques et actuelles. Cela ne signifie pas que chaque personne doive mener une lutte dans ce sens, mais cela signifie qu'il doit y avoir un mouvement plus large qui intègre ces luttes.
Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à la question du commun, toute ma sympathie et mon intérêt allaient aux personnes qui, dès les années 80, s'organisaient autour de la question de la terre ou, comme Vandana Shiva, défendaient les forêts. Cependant, je me suis aussi particulièrement intéressée à la question de savoir comment nous communalisons la reproduction de nos vies quotidiennes en termes d'activités réelles par lesquelles la vie est reproduite, non seulement les travaux ménagers ou domestiques, mais le travail de reproduction en général : élever les enfants, les soins de santé, l'éducation, et la production et la circulation des connaissances... C'est le grand terrain qui soutient notre vie, c'est aussi un terrain de lutte parce que toutes ces activités sont constamment appropriées par la classe capitaliste et mises au service de la production capitaliste, du marché du travail et de l'économie de consommation. En effet, toutes ces activités sont déjà des champs de bataille, tout en fournissant les conditions de formes communales de reproduction. La mise en commun des activités de reproduction, à tous les niveaux, est très importante pour garantir la survie et ne pas dépendre complètement du marché et de l'État pour notre reproduction.
La question de savoir comment toutes ces luttes et initiatives peuvent être reliées les unes aux autres reste cruciale. Quel est le terrain d'entente ? Il est clair que chacun·e d'entre nous, ou chaque communauté, est capable de se battre sur certaines questions. Mais nous ne pouvons pas toustes lutter contre l'ensemble des vols et des violences qui soutiennent la société actuelle. Ce qui est important, c'est que nous soyons en contact avec d'autres personnes afin que nos luttes ne restent pas isolées. Briser l'isolement dans lequel nous vivons est fondamental, non seulement pour garantir notre survie, mais aussi pour affronter l'État avec plus de force et poursuivre notre lutte à plus long terme.
Lorsque nous examinons l'expérience des luttes des travailleur·euses, des luttes anarchistes ou non anarchistes de tous types dans l'histoire du mouvement ouvrier des États-Unis, le même schéma émerge chaque fois qu'une grève prend une dimension révolutionnaire. Je parle de ces moments où la grève dépasse le modèle syndical, où les gens savent que c'est le moment, qu'iels ne vont pas reculer. À ce moment-là, la façon dont les gens reproduisent leur vie quotidienne change. En d'autres termes, les gens ne se rencontrent pas seulement sur le piquet de grève, mais plutôt à travers tout le spectre de leur reproduction - iels partagent la nourriture, échangent des services et partagent toutes les ressources dont iels disposent. Ce n'est qu'avec la solidarité née de la mise en commun que nous construisons la capacité d'affronter la police, les patrons et l'État.
J'ai également été très inspirée par l'expérience de l'Amérique latine, où les relations communales sont encore fortes, en grande partie grâce à la présence de mouvements de populations indigènes qui ont maintenu des formes de vie communales. En outre, à une époque de grande crise économique et sociale, les habitant·es de tout le continent, en particulier les femmes, ont réagi aux déplacements, aux dépossessions et aux programmes d'austérité répétés en organisant des modes communaux de reproduction de la vie quotidienne, qu'il s'agisse de cuisines collectives, de jardins urbains ou de garderies d'enfants en coopérative. L'Amérique latine n'est pas la seule concernée. Un grand nombre d'initiatives similaires ont vu le jour dans d'autres endroits, même si elles n'ont pas atteint le même degré de coordination. C'est l'une des choses que nous devons construire. Tout cela repose sur la transformation de nos relations, de notre mode de vie et de notre capacité à rompre l'isolement.
Une autre question fondamentale est celle de la temporalité. Nous devons penser la lutte sur le long terme - les dimensions temporelles de la direction de notre mouvement. Où allons-nous aller ? Quels sont nos objectifs ultimes ? Dès que nous adoptons une approche à plus long terme, nous nous rendons compte que nous ne pouvons pas y parvenir si nous ne disposons pas d'un type particulier d'infrastructure reproductive.
Il est particulièrement important de se réapproprier notre mémoire collective, la mémoire des luttes qui ont été menées sur les lieux où nous vivons et agissons. Les communautés qui ont un sens plus aigu de leur histoire, un sens plus aigu de leurs origines, des batailles qui ont été menées, de l'histoire du terrain sur lequel elles se battent ou de la communauté dans laquelle elles vivent, sont en mesure de créer un sentiment plus profond de connexion entre les gens, un sujet collectif et un sens de l'intérêt commun. Ces communautés sont mieux à même de résister à l'arrivée d'une compagnie minière que celles où tout le monde est individualisé ou séparé. C'est pourquoi, aux États-Unis et ailleurs, tant de planification institutionnelle et d'énergie sont consacrées à la destruction de cette mémoire. (S'il y a un monument important dans l'histoire des luttes des peuples, vous pouvez être sûr qu'ils le détruiront ; s'il y a un cimetière africain ou indigène, ils le paveront et construiront des immeubles dessus, ou y feront passer un oléoduc).
En nous réappropriant la mémoire, nous affirmons également un autre principe du commun, à savoir que notre solidarité ne doit pas seulement aller aux vivant·es, mais aussi à nos mort·es. Lorsque nous parlons de commun, c'est aussi pour les mort·es. L'histoire des atrocités commises, sous la forme de l'esclavage, du génocide des peuples indigènes ou de la chasse aux sorcières, doit être une présence vivante dans nos luttes. Dans de nombreuses communautés dépossédées, elle est déjà présente, comme c'est le cas des communautés d'Amérique latine qui ont intégré la mémoire des mort·es et des disparu·es dans leurs luttes. Les rituels de résistance, tels que certaines célébrations organisées à l'occasion de le Jour des mort·es, sont importants. La sensibilisation aux injustices commises, le rappel de la mémoire de celleux qui ont été tué·es et de celleux qui se sont battu·es, inscrivent nos luttes dans une histoire plus longue, ce qui les rend plus fortes. C'est aussi une façon de ne pas laisser ces crimes dans l'oubli et l'impunité. Lorsque nous pensons à l'avenir, nous devons garder à l'esprit celleux qui nous ont précédé·es. Comme tant de femmes me l'ont dit, en particulier au Guatemala où tant de personnes ont été tuées, c'est cette capacité à faire vivre les mort·es qui donne aux communautés le courage d'affronter des forces qui semblent bien supérieures aux nôtres. Elle nous donne le courage de comprendre que nos luttes immédiates pour améliorer nos vies font partie d'une lutte beaucoup plus longue et puissante pour la libération.
Publication originale (01/2020) :
For Health Autonomy
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