Non, le COVID n'est pas un "SIDA aéroporté". Mais ce qu'il fait à votre système immunitaire est quand même effrayant | Troy Farah
Nous nous sommes entretenus avec des épidémiologistes et des immunologistes au sujet des théories sur les effets du COVID sur le système immunitaire, et de l’expression "SIDA aéroporté". Tous·tes ont déclaré que le fait de qualifier le SARS-2 de "SIDA aéroporté" est profondément inexact, stigmatisant et tout simplement faux. Iels ont toutefois souligné l'importance cruciale de comprendre les effets de ce virus sur le système immunitaire. Certain·es chercheur·ses affirment que l'on n'accorde pas suffisamment d'attention à la manière dont le SARS-CoV-2 interagit avec les cellules T.
Troy Farah est un journaliste spécialisé dans les sciences et la santé publique dont les reportages sont parus dans Scientific American, STAT News, Undark, VICE, Salon, etc. Il co-anime le podcast Narcotica sur la politique des drogues et la science.
· Cet article fait partie de notre dossier Saboteur immunitaire du 21 janvier 2023 ·
D'un point de vue biologique, la conquête du monde par un virus aussi ordinaire que le SARS-CoV-2 est impressionnante. En trois ans seulement, il a causé environ 640 millions d'infections à l'échelle internationale, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), un chiffre très certainement sous-estimé.
Le SARS-2 est également extrêmement contagieux, en particulier les variants les plus récents de la lignée Omicron. La "soupe de variants" des nouvelles branches de l'évolution donne naissance à des souches telles que BQ.1.1, qui, selon de récentes recherches, est la meilleure version du virus à ce jour pour échapper à l'immunité des anticorps, la principale défense de l'organisme contre les envahisseurs. Par ailleurs, une personne infectée par le variant Omicron BF.7 infectera en moyenne 10 à 18 autres personnes si elle ignore toute mesure de prévention comme les masques ou l'isolement.
De nombreux symptômes du COVID-19 sont similaires à ceux des virus du rhume ou de la grippe, qui se manifestent généralement par de la fièvre, des problèmes de sinus et de respiration. Pourtant, le SARS-CoV-2 est un virus très différent de ceux-ci dans la manière dont il semble affecter notre système immunitaire. Ses effets ont même été comparés à ceux d'autres maladies beaucoup plus graves qui détruisent le système immunitaire. En effet, lorsque les gens contractent le COVID, surtout dans les cas graves, il semble avoir un effet dévastateur sur la mémoire de leur système immunitaire. C'est à dire le principal moyen dont dispose l'organisme pour identifier les micro-organismes étrangers qui représentent une menace pour notre santé. Les cellules T [aussi appelées ‘lymphocytes T’, Ndt], un type de globules blancs qui aident l'organisme à reconnaître une infection, parmi de nombreuses autres fonctions, constituent un élément essentiel de ce système de mémoire.
Les cas graves de COVID peuvent déclencher une réponse hyperinflammatoire appelée "tempête cytokinique", si intense qu'elle semble épuiser les cellules T et diminuer leur nombre. Les chercheurs n'ont pas encore déterminé l'ampleur du problème, mais il semble que cela puisse créer de graves problèmes dans la lutte contre les infections à venir, et pas seulement pour le COVID, mais aussi pour d'autres maladies.
Malgré les effets dévastateurs du SARS-2 sur le système immunitaire, de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, ont commencé à décrire le COVID comme un "SIDA aéroporté" ou un "VIH aéroporté". SIDA signifie Syndrome d'Immuno-Déficience Acquise, tandis que le VIH est le Virus de l'Immunodéficience Humaine transmis par voie sexuelle, qui affaiblit le système immunitaire et augmente le risque de maladies mortelles et de cancers.
Un professeur a tweeté que ce "SIDA aéroporté" pourrait "être la cause de l'extinction de l'humanité", tandis que d'autres se sont fait l'écho de divers niveaux de crainte qu'une réponse timide du gouvernement au COVID ne rende tout le monde malade et ne tue tout le monde dans une avalanche de maladies. Cette expression existe depuis début 2020, mais de plus en plus de personnes semblent l'adopter.
Nous nous sommes entretenus avec des épidémiologistes et des immunologistes au sujet de ces théories sur les effets du COVID sur le système immunitaire, et de l'expression "SIDA aéroporté". Tous·tes ont déclaré que le fait de qualifier le SARS-2 de "SIDA aéroporté" est profondément inexact, stigmatisant et tout simplement faux. Iels ont toutefois souligné l'importance cruciale de comprendre les effets de ce virus sur le système immunitaire pour mettre au point des thérapeutiques protectrices et assurer la protection de la population face à l'augmentation du nombre de cas à l'approche de l'hiver. En outre, certains chercheurs affirment que l'on n'accorde pas suffisamment d'attention à la manière dont le SARS-CoV-2 interagit avec les cellules T.
Arjee Restar, épidémiologiste social, professeure adjointe à l'Université de Washington et chercheuse affiliée à la Yale School of Public Health, estime que désigner le COVID par ce terme est "scientifiquement inexact, incroyablement irresponsable et profondément indélicat envers les personnes atteintes du VIH".
"Si ces deux virus ciblent les réponses immunologiques, ils sont largement différents dans leurs aspects épidémiologiques et socio-écologiques. Il est donc très problématiques de conceptualiser le SARS-Cov-2 de cette manière.", a souligné Restar dans un courriel. "Non seulement les deux virus sont différents en termes de transmission et d'acquisition, ce qui les distingue scientifiquement pour commencer, mais ils sont également porteurs de deux contextes très différents : l'un est fortement utilisé comme stigmate et arme pour la haine anti-asiatique, et l'autre pour l'homophobie et la transphobie."
"Cela perpétue également la stigmatisation du VIH, que les personnes vivant avec le VIH et de nombreux autres leaders communautaires se sont longtemps battus pour déstigmatiser", a ajouté Restar.
Le Dr Anthony Leonardi, immunologiste spécialisé dans les cellules T et étudiant en santé publique à la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health, estime quand à lui que qualifier le SARS-CoV-2 de "SIDA aéroporté" est "largement exagéré et émotionnellement très évocateur."
Leonardi a été l'un des premiers experts à appréhendé la manière dont le SARS-CoV-2 endommage les cellules T, phénomène aggravé par des infections répétées. Fin 2020, lui et Rui Proenca, un chercheur de l'université Johns Hopkins, ont publié une recherche dans Frontiers in Immunology décrivant le SARS-CoV-2 comme un "pathogène lympho-manipulateur", ce qui signifie qu'il altère les organes immunitaires appelés ganglions lymphatiques, et "altère la fonction, le nombre et la mort des cellules T, et crée une réponse immunitaire dysfonctionnelle ".
"Depuis des années, je dis que ces infections répétées ont le potentiel de nuire à nos systèmes immunitaires", a déclaré Leonardi. "J'ai anticipé un effet cumulatif".
Mais Leonardi avance que ce n'est pas une raison pour comparer le COVID au SIDA.
"Lorsque vous utilisez une telle hyperbole, vous ne rendez pas service aux déclarations véridiques et concrètes indiquant que le SARS-CoV-2 peut réellement nuire au système immunitaire", a déclaré Leonardi. Il souligne que ce n'est pas parce qu'un virus peut nuire au système immunitaire ou même épuiser les cellules T comme le SARS-CoV-2 qu'il est analogue au VIH. La rougeole, par exemple, peut supprimer la mémoire immunitaire en détruisant les cellules T, qui peuvent mettre deux à trois ans à se rétablir. Mais personne ne qualifie la rougeole de "SIDA aéroporté".
Un autre exemple est celui d'Ebola, un virus dont le taux de mortalité se situe entre 25 et 90 %. "Ebola est l'un des tueurs les plus efficaces de cellules T", a expliqué Leonardi. "Si quelqu'un·e est infecté·e par Ebola, son sang devient un cimetière de cellules T. Un endroit de mise à mort. C'est tout simplement le chaos, c'est insensé. Mais nous n'appelons pas Ebola le 'VIH aéroporté' ou le 'SIDA aéroporté'."
Le VIH crée une immunodéficience en épuisant lentement les cellules T, mais il faut de deux à six semaines pour que les symptômes se manifestent et environ une décennie pour qu'ils se transforment en SIDA. En revanche, le SARS-CoV-2 peut endommager le système immunitaire en quelques jours.
Les deux virus sont des espèces différentes dotées de mécanismes tout à fait singuliers pour pénétrer dans les cellules hôtes. Le VIH est un rétrovirus, ce qui signifie qu'il peut s'insérer dans l'ADN d'un hôte et y rester en sommeil jusqu'à ce que quelque chose le fasse sortir. Des preuves indiquent que le SARS-COV-2 peut rester en sommeil dans des réservoirs de l'organisme, mais il le fait d'une manière différente.
Contrairement aux débuts de la pandémie de VIH, il existe aujourd'hui des médicaments très efficaces contre celui-ci. Il n'existe pas encore de vaccins contre le VIH. En revanche, il existe de nombreux vaccins contre le COVID et ils sont tous assez efficaces, même contre certains des plus récents variants. Et si une infection par le COVID peut durer des années, de très nombreuses personnes s'en remettent. Ce n'est pas le cas du VIH, qui est incurable, sauf dans le cas de quelques patient·es expérimentale·aux.
Les épidémiologistes s'accordent depuis longtemps à dire que si le VIH, le virus à l'origine du SIDA, devait se propager par l'air, ce serait une catastrophe majeure. Des spécialistes de la santé ont simulé ce scénario, prédisant que les infections sur la planète pourraient atteindre 100 %, la quarantaine devenant inutile. La longue latence du virus le rendrait presque impossible à éviter. En d'autres termes, si le SARS-2 était vraiment comme un SIDA aéroporté, il s'agirait d'un problème grave, capable de faire s'écrouler la société mondiale. Heureusement, la réalité est différente.
"Ce qui me préoccupe, cependant, c'est que dans de nombreux cas, en particulier dans les cas de COVID long, le virus semble avoir une persistance", a déclaré Leonardi. "En regardant dans le sang, on peut observer la persistance de la protéine spike, et en étudiant le système immunitaire, on s'aperçoit qu'il est toujours en train de s'agiter."
"J'ai l'impression que les comparaisons hâtives entre le SARS-CoV-2 et d'autres virus ont été un problème tout au long de [la pandémie.] D’un côté c'est juste un rhume, c'est juste une grippe. Et à l'autre extrême, c'est en fait le "SIDA aéroporté", nous dit le Dr T. Ryan Gregory, biologiste de l'évolution et du génome à l'université de Guelph au Canada. "C'est un terme très stigmatisant. Et je pense qu'il n'est pas particulièrement utile pour faire comprendre aux gens l’idée principale qu’il tente de transmettre. Ce n'est pas une analogie utile".
Publication originale (02/12/2022) :
Salon
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