Mondes parallèles, conspirations secrètes, psychologie du fascisme : pistes historiques et problèmes actuels | Nicolas Guilhot
Du mouvement anti-vaccin à la prolifération des théories QAnon, le conspirationnisme est devenue un aspect fondamental du discours politique de l'extrême droite. Le phénomène n'est pas nouveau et le fascisme du XXe siècle a largement utilisé les théories du complot, à commencer par la plus célèbre d'entre elles, le faux document des Protocoles des sages de Sion. La lutte contre le conspirationnisme et ses implications politiques ne peut se limiter à un combat culturel autour de la science et de la vérité, mais pour devenir un véritable combat contre le fascisme, elle doit aussi être un combat politique autour des conditions de vie.
Nicolas Guilhot est professeur d’histoire intellectuelle au département d’Histoire et de Civilisation de l’Institut universitaire européen de Florence. Il est notamment l’auteur de Financiers, philanthropes. Sociologie de Wall Street (Raisons d’agir, 2006).
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
En 2018, le Metropolitan Museum de New York a proposé une exposition intitulée Everything is Connected : Art and Conspiracy. Pour celleux qui ont visité l'exposition, l'impression était avant tout celle d'un certain éloignement : elle semblait contempler un passé lointain, dans lequel les théories du complot étaient un phénomène marginal enraciné avant tout dans la contre-culture des années 1960 et 1970 et lié à des formes de recherche critique et artistique. Mais c'est justement le contraste avec le contexte dans lequel se tenait cette exposition qui a suscité la réflexion.
Aujourd'hui, les théories du complot ne sont plus un phénomène marginal, mais font partie de la politique dominante et tendent à se situer dans un champ idéologique bien défini. Du mouvement anti-vaccin à la prolifération des théories QAnon parmi les partisan·nes de Trump, en passant par l'élaboration du plan de substitution ethnique en Europe, le conspirationnisme est devenue un aspect fondamental du discours politique de l'extrême droite et est souvent lié à des phénomènes fascistes. Le phénomène n'est évidemment pas nouveau et le fascisme du XXe siècle a largement utilisé les théories du complot, à commencer par la plus célèbre d'entre elles, le faux document des Protocoles des sages de Sion.
Pour la majorité des chercheur·euses, les théories du complot sont considérées avant tout comme un phénomène épistémologique et cognitif. Cette position a été résumée de manière exemplaire il y a une dizaine d'années par deux universitaires de Harvard, Cass Sunstein et Adrian Vermeule : les théories du complot représentent, selon eux, "une épistémologie mutilée", c'est-à-dire une épistémologie incapable de faire la distinction entre causalité et intentionnalité. Des études en psychologie cognitive ont poussé plus loin cette hypothèse en liant ces modes de pensée à certaines distorsions des fonctions cognitives, considérant l'attribution d'intentionnalité ou de non-causalité à certains événements comme un mode spontané et inné d'activité cérébrale qui est surmonté par le développement de fonctions supérieures de raisonnement logique au cours de l'éducation.
Dans cette perspective, la lutte contre les théories du complot devient fondamentalement une question de rééducation cognitive, qui peut prendre différentes formes : éviter les effets de "bulle informationnelle" et exposer les individus à des points de vue différents, corriger les distorsions de raisonnement en renforçant les contrepoints critiques, maintenir une vigilance épistémologique sur les réseaux sociaux, etc. Cette conception est aujourd'hui à l'origine des politiques publiques de lutte contre le conspirationnisme, qui prennent presque toutes la forme d'un "debunking", c'est-à-dire d'une mise en évidence de la fausseté ou de l'illogisme des discours conspirationnistes - politiques dont on sait aujourd'hui qu'elles sont inefficaces.
D'une certaine manière, la réduction des théories du complot à une question épistémologique a coïncidé avec la naissance de l'idée même de "théorie du complot". La notion de théorie du complot dans son sens actuel a été inventée par le philosophe Karl Popper dans deux conférences de 1948 sur la question du rationalisme dans les sciences sociales, qu'il a ensuite intégrées à la deuxième édition de La société ouverte et ses ennemis, publiée en 1952.
Ce que Popper appelle la "théorie conspirationniste de la société" est selon lui une forme de superstition, similaire à l'idée que ce qui arrive dans le monde des hommes arrive parce que cela a été décidé par les dieux. Dans le monde moderne, il n'y a plus de dieux, mais pour celleux qui continuent à voir dans les guerres, les malheurs et les catastrophes le résultat d'intentions et de desseins cachés, la place des dieux "était désormais occupée par les sages de Sion, les monopolistes, les capitalistes et les impérialistes".
Pour Popper, l'historiographie moderne, bien que sécularisée, reste une forme de pensée mythologique orientée vers des entités invisibles. Popper ne nie pas l'existence des complots, bien au contraire : nous passons notre temps à essayer de contrôler, individuellement ou en coordination avec d'autres, notre réalité sociale et le comportement des autres. Pourtant, les résultats obtenus ne sont jamais exactement ceux escomptés. Si "rien ne se passe exactement comme prévu", selon Popper, c'est parce que la société constitue une réalité très complexe, résultat imprévisible de l'imbrication constante d'une myriade d'actions individuelles qui ne peuvent être calculées et qui échappent donc aux tentatives de contrôle.
Le complot est en quelque sorte le modèle de l'action humaine, mais c'est précisément parce que - comme l'avait déjà dit Machiavel - il est presque toujours voué à l'échec. Les théories du complot ne peuvent donc pas être des théories explicatives des phénomènes sociaux. La seule science sociale possible, pour Popper, devait se limiter à l'étude des "conséquences involontaires de l'action".
Cependant, à bien y regarder, les remarques de Popper sur l'épistémologie des sciences sociales contiennent un argument politique. Ses réflexions sur le complot s'appuient sur une image de la société directement inspirée de certains écrits de Friedrich Hayek, publiés dans la revue Economica pendant la guerre, et de La Route de la servitude, paru en 1945 et que Popper avait lu. Pour Hayek, l'ordre social est le résultat spontané, presque organique, d'une infinité d'actions individuelles, un ordre qui, par définition, est imprévisible et échappe donc à toute tentative de manipulation rationnelle. Les raisons pour lesquelles les complots n'obtiennent généralement pas l’effet escompté sont les mêmes que celles pour lesquelles la planification économique est, selon Hayek, vouée à l'échec : l'imprévisibilité fondamentale d'un ordre social fondé sur la liberté individuelle.
Mais cela impliquait une exception importante : là où l'action n'était pas libre, les choses étaient différentes. L'ingénierie sociale peut fonctionner dès lors qu'elle peut s'appuyer sur un certain niveau de coercition. En d'autres termes, si la théorie du complot était inacceptable en tant que théorie sociologique dans le monde démocratique, elle offrait une description correcte des sociétés totalitaires, dans lesquelles les événements sociaux pouvaient être ramenés à un pouvoir central tentaculaire qui dominait la société et en contrôlait le fonctionnement. La critique de la théorie du complot recouvre en fait une validation partielle de celle-ci.
Les considérations de Popper reflètent l'émergence d'un courant "néolibéral" qui a trouvé dans la lutte contre le totalitarisme un cheval de bataille idéologique pendant la guerre froide. L'assimilation du totalitarisme à une forme de complot avait déjà été proposée par Alexandre Koyré dans un essai publié en 1943 lors de son exil à New York, qui traitait de ce que nous appelons aujourd'hui les fake news (Koyré en connaissait un rayon sur les complots : envoyé à Odessa après la fin de la Première Guerre mondiale, il avait probablement été à la fois agent des services français et responsable bolchevique de la commission de presse et de propagande de la ville).
Selon Koyré, si le mensonge est un stratagème qui a toujours été utilisé en temps de guerre, il est devenu le pilier de l'organisation sociale des régimes totalitaires. Pour un groupe qui se croit encerclé par des forces hostiles, il est naturel de recourir à la dissimulation. Les paroles de ses membres et de ses dirigeant·es servent alors avant tout à dissimuler leurs objectifs et leurs opinions : elles deviennent "le seul moyen de cacher ses pensées". La vérité est réservée aux initié·es et devient "ésotérique". Les mouvements totalitaires s'apparentent donc à des "sociétés secrètes", mais leur particularité est que, même après avoir pris le pouvoir, iels conservent les structures des sociétés secrètes : le pouvoir d'un groupe d'initié·es, la suspicion permanente, l'altération du langage jusqu'à l'occultation de la réalité... Koyré les appelle les "complots à ciel ouvert".
La formule a été reprise par Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme, livre sur lequel l'article de Koyré a eu une profonde influence. Pour Arendt, la croyance dans les complots a des effets organisationnels réels : "les nazis ont commencé par la fiction du complot et ont pris exemple, plus ou moins consciemment, sur la société secrète des Sages de Sion". Tout complot fictif finit par produire un contre-complot réel. Mais cela signifie paradoxalement que, dans certains cas, le rapport entre l'idéologie et la réalité s'inverse, et que l'idéologie devient la source et l'explication des phénomènes sociaux : les théories du complot deviennent la cause du fascisme ou du populisme, et donc les expliquent.
Il est difficile de séparer les aspects épistémologiques et politiques dans une notion imprégnée des conflits idéologiques de la seconde moitié du 20ème siècle. Quelle est la pertinence de ces idées aujourd'hui et dans quelle mesure permettent-elles de décrypter le passage historique que nous vivons actuellement ? Certes, il faut saluer l'intuition qui voit dans les théories du complot un formidable outil de coordination idéologique et d'organisation politique par le bas et à moindre coût, qui, capitalisant sur le ressentiment, ouvre de nouveaux espaces politiques en dehors des vieux partis, les évinçant complètement ou, comme dans le cas du parti républicain aux États-Unis, en prend le contrôle. Et il est certain que des éléments fascistes réapparaissent aujourd'hui autour de ces discours.
Mais suffit-il de dénoncer le fascisme latent ou explicite des théories du complot ? Le risque de réduire une question politique à une question psychologique ou idéologique - et donc de l'obscurcir - est réel. En tentant de définir un "style paranoïaque" qui s'exprimerait régulièrement dans l'histoire américaine, l'historien Richard Hofstadter a fini par peindre une forma mentis [état d’esprit] extirpée de tout contexte historique, une sorte d'essence dangereuse qu'il s'agit de tenir à distance. Ce n'est pas un hasard si son célèbre essai de 1964 est aujourd'hui redécouvert (et réédité cette année dans la très prestigieuse collection "Library of America") comme une clé de compréhension du "populisme" contemporain.
Les faiblesses de l'approche de Hofstadter sont évidentes : en réduisant certains phénomènes politiques à leur rhétorique paranoïaque, on ne comprend certainement pas les conditions historiques et sociales dans lesquelles cette rhétorique est proposée comme un outil idéologique efficace. Ce sont précisément ces limites qui expliquent le retour à Hofstadter aujourd'hui : si, comme le suggèrent Koyré ou Arendt, les théories du complot produisent de l'extrémisme politique, la critique épistémologique des théories du complot se substitue rapidement à l'analyse et aux luttes politiques. S'il appartient aux historien·nes et aux scientifiques de défendre la vérité et la rationalité, il est risqué d'invoquer ces valeurs pour soutenir une orientation idéologique ou de les assimiler à la défense du statu quo politique. Il s'agit d'une mystification idéologique pure et simple qui, loin d'être efficace, ne fait que confirmer les pires soupçons des complotistes, tout en se constituant comme une forme d'anti-politique.
En prenant ses distances avec cette critique, il ne s'agit pas de sous-estimer le danger que représentent les théories du complot. Il s'agit plutôt de trouver un cadre politique dans lequel ces phénomènes se situent. Ce n'est pas seulement dans l'appauvrissement culturel ou dans les bulles informationnelles des réseaux sociaux qu'il faut chercher les causes, mais dans l'incapacité à donner une réponse politique à la crise que traverse le néolibéralisme. Ses politiques économiques et sociales créent des inégalités sans précédent et représentent les intérêts d'une partie de plus en plus réduite de la population. Cela signifie que les forces politiques représentant ces intérêts peuvent de plus en plus difficilement gagner des élections sans s'assurer du soutien de celleux qui sont affecté·es par ces politiques. C'est dans ce contexte que les théories du complot deviennent de plus en plus centrales, offrant une rationalisation du malaise social et le transformant en énergie politique. De Trump à Salvini, c'est désormais la formule idéologique du néolibéralisme tardif, qui a définitivement rompu avec ses anciennes racines antiautoritaires.
Paradoxalement, c'est dans la psychologie que l'on peut trouver des outils pour dépasser la pathologisation du complotisme et construire une perspective historique et politique, et en particulier dans le courant de la psychologie existentielle qui a cherché à poser le problème de la paranoïa en termes de rapport de l'individu au monde. Le jeune Lacan ou Binswanger, par exemple, ont conçu cet état non pas comme le symptôme d'une personnalité morbide ou d'une pathologie individuelle, mais comme un phénomène relationnel lié à l'effondrement du rapport de l'individu à la société et au monde, qui peut survenir dans certaines situations de crise. Le sentiment d'être à la merci de puissances invisibles et l'objet de manipulations, la perte du sens de l'action et l'annulation du monde en tant que réalité malléable et hospitalière, reflètent une angoisse existentielle - ce qu'Ernesto De Martino a appelé "la peur de n’être plus". Comme il en avait l'intuition, les théories du complot donnent une forme à ces sentiments. Dans une situation de précarité économique croissante, de risque environnemental généralisé et de pandémie mondiale, cette peur de n’être plus devient la condition anthropologique de notre époque. Dans ce contexte, la lutte contre le conspirationnisme et ses implications politiques ne peut se limiter à un combat culturel autour de la science et de la vérité, mais pour devenir un véritable combat contre le fascisme, elle doit aussi être un combat politique autour des conditions de vie.
Publication originale (09/01/2021) :
Il Manifesto
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·