L'eugénisme et la "population vieillissante" dans la gouvernance conservatrice de la pandémie | Lisa Tilley
Je veux ici soutenir que la "population vieillissante" et les travailleurs immigrés précédemment considérés comme "sous qualifiés" sont intimement liés dans la logique de droite d'économicisation de la vie. L'ambivalence des conservateurs à l'égard de la vieille génération s'explique par le fait que les retraités constituent à la fois la base électorale fidèle des conservateurs et qu'ils sont simultanément perçus comme une "perte de ressources" dans l'imaginaire de la droite, une perte de ressources qui justifie l'augmentation de la main-d'œuvre immigrée, qui à son tour fait basculer l'équilibre racial du pouvoir au détriment de la domination blanche.
Lisa Tilley est maître de conférences en études du développement à la SOAS, Université de Londres. Ses travaux portent sur l'économie et l’écologie politique, la race et le colonialisme historique et actuel, l'extraction et l'expropriation, en particulier en Asie du Sud-Est.
· Cet article fait partie de notre dossier Eugénisme pandémique du 12 avril 2023 ·
Ces dernières semaines, la critique des visions de droite des actions ou inactions désirables dans le contexte du COVID-19 a été formulée à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux en termes d'eugénisme. D'une certaine manière, l'identification de discours pandémiques eugénistes est un cadre utile qui souligne immédiatement que la gestion consciente de la distribution de la vie et de la mort reste racialisée et validiste dans ce contexte contemporain extraordinaire. Cependant, dans un autre sens, la réduction de la pensée de droite sur la gouvernance démographique à de l'"eugénisme" n'est pas tout à fait exacte et englobe un ensemble d'influences actives avec des généalogies spécifiques sous le terme d'eugénisme.
L'eugénisme lui-même se préoccupe principalement de la gestion des devenirs raciaux par le biais, comme le dit Michelle Murphy (2017 : 3), "de l'encouragement ou de la prévention de l'hérédité de traits désirables et indésirables". Il s'agit d'une pseudoscience raciste qui catégorise les individus en fonction de leur position sur une hiérarchie évolutionniste qui attribue plus de valeur aux personnes blanches et valides et marque les personnes de couleur et handicapées pour une désélection eugéniste.
L'accusation d'intention eugéniste est venue en réponse à une série d'interventions particulièrement odieuses de la part de conservateur·ices, petits et grands, qui ont pris pour cible les membres les plus âgés de notre société. Le 3 mars, par exemple, Jeremy Warner a publié les mots suivants dans sa colonne du Telegraph : "d'un point de vue strictement économique, le COVID-19 pourrait même s'avérer légèrement bénéfique à long terme en éliminant de manière disproportionnée les personnes âgées dépendantes". Le 22 mars, le Sunday Times affirmait que Dominic Cummings, conseiller à Downing Street, aurait formulé le plan du gouvernement britannique dans les termes suivants : "L'immunité collective, la protection de l'économie, et si cela signifie que quelques retraités meurent, tant pis".
Cette déclaration a été démentie par Downing Street, et le gouvernement a également vigoureusement nié que l'immunité collective ait jamais été la stratégie. Pourtant, Jeremy Hunt a admis sur Newsnight le 31 mars que le gouvernement conservateur avait effectivement modifié son plan d'action "il y a quelques semaines, passant de la stratégie d'immunité collective à la stratégie de suppression", admettant ainsi que la transmission de masse, avec son taux de mortalité inévitablement élevé chez les personnes âgées et vulnérables, était bel et bien l'intention initiale. Toby Young, qui se décrit comme un défenseur de l'"eugénisme progressiste", s'est également joint à eux le 31 mars en affirmant que "le coût du sauvetage économique proposé par Rishi Sunack (sic) est trop élevé. Dépenser une telle somme pour prolonger d'un ou deux ans la vie de quelques centaines de milliers de personnes, pour la plupart âgées et souffrant de problèmes de santé sous-jacents, est une erreur".
Toutes ces interventions sont d'une froideur incompréhensible. À proprement parler, cependant, il n'y a pas de motivation eugéniste directe dans "l'élimination" des personnes âgées par inaction et négligence dans la gestion des pandémies. La génération dont les vies sont si impitoyablement présentées comme jetables a largement dépassé l'âge de la procréation, de sorte que les laisser mourir n'a pas d'implications immédiates sur le "stock" génétique du Royaume-Uni en termes eugénistes. Nous devons plutôt considérer des généalogies distinctes, mais liées, de la pensée sur la gouvernance de la population pour obtenir un aperçu plus précis de l'état d'esprit des conservateurs tels que Young, Cummings et Warner.
En 1798, Thomas Malthus écrivait que la population, si elle n'était pas contrôlée, augmenterait toujours de manière exponentielle, alors que l'approvisionnement en nourriture ne pourrait augmenter que de manière arithmétique, de sorte que les niveaux de population parmi les pauvres devraient toujours être contrôlés, de peur que les "freins naturels", tels que les famines, n'affectent même les classes aisées (voir Mass 1976). Ses calculs de population et de production alimentaire étaient indéniablement erronés, et pourtant la pensée malthusienne reste un élément solide au fondement de la vision conservatrice du monde. Malthus a plaidé pour l'abolition de l'aide minimale accordée par les lois sur les pauvres, affirmant que ces dispositions ne font qu'encourager les pauvres à se reproduire, au détriment, en fin de compte, de l'aristocratie terrienne anglaise. C'est ce mépris pour l'existence des couches les plus pauvres de la société et cette opposition à l'aide sociale en tant que mécanisme permettant la reproduction des "tire-au-flanc" et des mères célibataires (en particulier après la crise financière) qui sous-tendent le type d'idéologie de droite responsable d'environ 120 000 décès dus à l'austérité au cours des dix dernières années.
Les jeunes conservateurs et leurs semblables partagent clairement la même préoccupation que Malthus pour les intérêts des élites foncières les plus privilégiées de notre société. Cependant, leur apparente volonté de sacrifier les générations plus âgées ne correspond pas à la volonté malthusienne de limiter la population des plus pauvres au profit des plus riches. Certes, le COVID-19 frappera plus durement les personnes âgées les plus pauvres parmi nous, car elles ont moins accès aux soins de santé dans un système surchargé, et manquent à la fois d'espace pour s'isoler et de ressources pour obtenir l'aide dont elles ont besoin. Mais les personnes âgées riches et privilégiées courent également un risque mortel de contracter le virus, sans compter les parents âgés de ceux qui parlent avec tant de désinvolture de "l'élimination des personnes âgées dépendantes".
Si l'eugénisme raciste et le malthusianisme anti-pauvres n'expliquent pas entièrement ces interventions conservatrices, il convient peut-être d'explorer plus avant d'autres influences sur la pensée démographique de la droite actuelle. Dans les années 1920, Raymond Pearl a développé une approche du calcul de la population qui, malgré sa formation initiale au laboratoire Galton de l'UCL (University College London), se distinguait de la pensée eugéniste dominante de l'époque. Laissant de côté la préoccupation centrale pour les traits "raciaux" héréditaires, son approche présentait la "population" et l'"économie" comme des objets expérimentaux pouvant être ajustés l'un par rapport à l'autre au moyen de technologies d'État. En d'autres termes, les règles malthusiennes rigides de la production et de la population ont été réinterprétées comme étant ajustables par le biais de la gouvernance. Ce changement dans les moyens de calcul a représenté ce que Michelle Murphy (2017) appelle l'économicisation de la vie, qui "nomme les pratiques qui évaluent et gouvernent la vie de manière différenciée en fonction de leur capacité à favoriser la macroéconomie de l'État-nation".
La naissance de la démographie en tant que discipline à la fin de l'ère coloniale a marqué la formation d'une "science" à partir de divers courants d'influence qui, aujourd'hui, sont parfois distincts et parfois réunis.. La "science" démographique visait non seulement à documenter la distribution des populations en fonction de l'âge et de la "race", mais aussi à fournir une base de données pour les politiques visant à obtenir des taux de natalité et de mortalité optimaux dans l'ensemble de l'Empire britannique (voir Ittmann 2013). Au-delà de l'économicisation de la vie identifiée par Murphy, cette période fondatrice dans le développement des technologies démographiques a investi la discipline d'une préoccupation durable pour l'équilibre racial du pouvoir en termes démographiques. L'obsession de la baisse des taux de natalité chez les Blancs et de la "marée montante" en termes de croissance démographique parmis les personnes de couleur perdure depuis les années 1920 et 1930 et a été ravivée dans le contexte de la résurgence fasciste actuelle. Mais quel est le lien entre tout cela et la présentation soudaine des personnes âgées de notre société comme objets sacrifiables par les conservateurs dans le contexte du COVID-19 ?
Héritière de la science démographique coloniale, la démographie politique de droite est fondamentalement préoccupée par le "vieillissement des populations" dans les pays occidentaux. D'une certaine manière, c'est parce qu'ils mesurent le statut de "grande puissance" en partie en fonction de l'activité économique et militaire potentielle d'une population donnée. Le vieillissement des populations, de ce point de vue, entraîne un "ralentissement de la croissance économique des États au moment même où les gouvernements subissent des pressions pour financer de nouvelles dépenses massives pour les soins aux personnes âgées", ce qui affecte la puissance relative dans un système mondial hiérarchisé (Haas 2012 : 50). Pour les tenants de cet état d'esprit, le calcul de la politique des grandes puissances repose sur une économicisation de la vie.
Mais surtout, les démographes de droite et ceux qu'ils influencent sont troublés par les mesures prises pour faire face aux coûts économiques de ce qu'ils considèrent comme une génération improductive et pesante en termes de santé et d'aide sociale. Pour ceux qui acceptent la prémisse selon laquelle une population âgée importante (par rapport aux autres groupes d'âge) constitue un fardeau pour les ressources économiques, le correctif le plus logique et le plus simple qu'ils proposent est d'assouplir les restrictions à l'immigration afin d'augmenter la population en âge de travailler. Prenons l'exemple du FMI qui exhorte les gouvernements à accepter davantage de "travailleurs migrants" pour compenser le vieillissement de la population. Mais le gouvernement conservateur de Johnson est un gouvernement de Brexit, ne l'oublions pas. Et le Brexit est en grande majorité un projet anti-immigration. Il y a quelques semaines à peine, avant l'arrivée du COVID-19, la ministre de l'intérieur Priti Patel faisait des heures supplémentaires pour diaboliser les "travailleurs peu qualifiés" afin de rendre les restrictions à l'immigration encore plus strictes qu'elles ne l'étaient déjà. Ces mêmes membres de notre société, comme le souligne Dalia Gebrial, ont été soudainement rebaptisés "travailleurs clés" du jour au lendemain et honorés par des applaudissements hebdomadaires dans la rue, même si ils ne l'ont pas été par l'octroi de matériel de protection nécessaire pour assurer leur sécurité.
Je veux ici soutenir que la "population vieillissante" et les travailleurs immigrés précédemment considérés comme "sous qualifiés" sont intimement liés dans la logique de droite d'économicisation de la vie. L'ambivalence des conservateurs à l'égard de la vieille génération s'explique par le fait que les retraités constituent à la fois la base électorale fidèle des conservateurs et qu'ils sont simultanément perçus comme une "perte de ressources" dans l'imaginaire de la droite, une perte de ressources qui justifie l'augmentation de la main-d'œuvre immigrée, qui à son tour fait basculer l'équilibre racial du pouvoir au détriment de la domination blanche. Lorsque Young, Warner et d'autres présentent la population vieillissante comme jetable, la population immigrée est une victime secondaire implicite. Il ne s'agit pas tout à fait d'une gouvernance eugéniste de la pandémie, mais il s'agit tout de même d'une préoccupation centrale pour l'ingénierie de l'avenir racial. La seule différence dans le contexte du COVID-19, c'est qu'ils ont dit tout haut ce qu'ils pensaient tout bas en encourageant publiquement l'élimination des personnes âgées.
La population vieillissante contre la population immigrante, donc. Comme le dit Murphy (2017 : 135) : "Matérialiser les gens sous le nom managérial de population, c'est les exposer à être désignés comme des formes vivantes de déchets disponibles pour la destruction." Notre tâche dans le présent est, plus que jamais, de rejeter les termes de ce débat. Cela signifie qu'il faut rejeter la mort de la "population vieillissante" au nom de "l'économie", tout comme il faut rejeter la désignation et l'avilissement continus de la "population immigrée". Cela signifie également qu'il faut rejeter la pénurie artificiellement fabriquée qui dissimule les paradis fiscaux, les impôts sur les sociétés non payés et la richesse des milliardaires dans le calcul économique, et qui vous demande ensuite de choisir entre la mort des plus âgés en ces temps de COVID-19 et la mort par austérité des plus pauvres demain, lorsque la facture du confinement devra être payée.
Publication originale (06/04/2020) :
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