Les paradoxes pandémiques des nationalistes du désastre | Richard Seymour
Nous devons réfléchir à la négation de la pandémie par les nationalistes en relation avec le négationnisme climatique, car nous avons souvent vu cette logique dans laquelle le négationnisme climatique évolue en une acceptation ouverte du désastre climatique. Nous avons déjà vu des signes assez sombres de l'enthousiasme de la droite pour les qualités supposément revigorantes et eugénistes de la catastrophe climatique.
Richard Seymour est journaliste, chercheur indépendant, militant révolutionnaire, et co-éditeur de la revue Salvage. Son dernier livre s'intitule The Disenchanted Earth : Reflections on Ecosocialism and Barbarism.
· Ce qui suit est la traduction de l’intervention de Richard Seymour lors de l’atelier sur Les Politiques de la Pandémie de la conférence de 2020 de la revue Historical Materialism ·
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
Je vais commencer par planter le décor de manière très élémentaire.
En termes de politique des particules, nous sommes évidemment entouré·es, couvert·es, infecté·es et en symbiose vivante avec des milliards et des milliards de particules de données. Et c’est exactement ce que sont les virus. Ils ne sont pas vivants. Ce ne sont pas des cellules. Ce sont des données chimiques ou, comme le dit sir Peter Meadow dans son Dictionnaire philosophique de la biologie, un morceau de « bad news » enveloppée dans une protéine.
C'est ce dont parle Lynn Margulis lorsqu'elle évoque le microcosme d'une planète symbiotique. Elle écrit : "Nous sommes en partenariat muet et incontestable avec ces microbes. Nous sommes un système microbien en évolution symbiotique, interconnecté à l'échelle mondiale et technologiquement amélioré ".
Il s'avère donc que lorsque nous parlons de politique des particules en tant que telle, nous parlons de la vie. En d'autres termes, nous parlons de biopolitique. Et ce que je voulais faire ici, c'est examiner brièvement comment la biopolitique, et particulièrement la biopolitique capitaliste, par opposition à l'appropriation communiste dont Panagiotis Sotiris a parlé, est en tension avec le nationalisme pandémique actuel.
Je vais donner quelques éléments assez basiques, juste pour donner un peu de contexte. Notre répertoire microbien comprend évidemment de nombreuses particules qui ont sauté sur les humains lorsque nous avons chassé puis domestiqué des animaux, ce qui signifie que nous nous sommes adaptés à ces microbes et qu'ils se sont adaptés à nous il y a longtemps. On compte environ cinq mille espèces de mammifères dont une seule espèce humaine. Cela signifie que le réservoir animal composé d'animaux suffisamment semblables à nous pour héberger des particules susceptibles de nous infecter est énorme.
Toute constellation de forces humaines qui favorise ce saut zoonotique peut être qualifiée de « virulente ». Et, dans le langage de la biosécurité de certain·es virologues et épidémiologistes, pour autant que je puisse en juger, certaines des plus influentes de ces forces sont généralement décrites en elles-mêmes comme des faits politiquement indiscutables : Le commerce mondial, les transports en commun à grande vitesse. Occasionnellement, on s'inquiète des excès du consumérisme ou de l'agro-industrie.
Le très bon livre de David Quamman, "Le Grand Saut", bien qu'il donne un aperçu du rôle de l'agriculture et du commerce mondial dans la création des pandémies, identifie en fin de compte le problème comme étant l'humanité. Je vous le cite rapidement : "Les perturbations écologiques provoquent l'émergence de maladies. Secouez un arbre et des choses tombent. Les pressions et les perturbations écologiques causées par l'humain mettent les agents pathogènes d’animaux de plus en plus en contact avec les populations humaines, tandis que les technologies et comportements humains propagent ces agents pathogènes de plus en plus largement et de plus en plus rapidement. "
Et si le problème est donc l'humanité et sa relation avec les particules, alors la biosécurité n'a pas besoin d'impliquer une quelconque réduction des libertés capitalistes. En particulier, la liberté du capital de fonctionner essentiellement comme un mécanisme de transport mondial pour les particules qui pourraient être mortelles pour les humains. Ce qui revient plutôt à traquer les pathogènes aux frontières tout en surveillant et en gérant le comportement de la population généralement envisagée selon une logique de troupeau. Le registre biosécuritaire des spécialistes des maladies s'inspire ouvertement de la rhétorique antiterroriste.
Nathan Wolfe parle de suivre les conversations virales de la même manière que la contre-insurrection suit les conversations des terroristes. Il s'agit d'un problème de renseignement qui doit être résolu par une meilleure surveillance, le big data et les systèmes d'information géographique. C'est clairement la direction dans laquelle la plupart des États capitalistes ont l'intention de s'engager.
La faible infrastructure de biosécurité en place a généralement été liée à l'agence Darpa du Pentagone plutôt qu'à l'Organisation mondiale de la santé, aux Nations unies ou à d'autres organismes de ce type. Les États n’investiront dans un système de ce type, en particulier s'ils sont impliqués dans l'agriculture intensive. Par exemple, la gestion de la pandémie par le gouvernement britannique a été guidée dès le départ par une combinaison de psychologie comportementale et de big data.
Son centre de biosécurité, qui est dirigé par le candidat choisi par le gouvernement pour diriger le Mi5, est modelé sur le centre d'analyse du terrorisme. L'objectif, comme l'a dit Foucault à propos de la biopolitique, est de définir le champs de l'acceptable. En d'autres termes, il ne s'agit pas simplement de supprimer les maladies ; en fait, ce n'est pas du tout ce dont il s'agit. Mais il s'agit de réguler le mouvement des particules et des humains de manière à minimiser les dommages.
Il s'agit d'une approche autoritaire qui revient en fin de compte à gérer les personnes tout en recouvrant les impératifs du capital et des marchés d'une enveloppe protectrice et sécuritaire. Quelle est donc la place du nationalisme pandémique dans tout cela ?
Après tout, les forces nationalistes les plus agressives d'aujourd'hui ont tendance à être excitées par la perspective de l'anéantissement, elles ont prospéré pendant des années sur des crises et des désastres imaginaires. Génocide blanc, camps de concentration de la FEMA [Agence fédérale des situations d'urgence], listes de personnes à abattre, Grand Remplacement, attaques climatiques chinoises, pédophiles satanistes, et selon la dernière en date, l'islamisation, ou bien sûr «les juif·ves qui ne nous remplaceront pas ».
On pourrait appeler cela le nationalisme du désastre. Le problème, c'est qu'il s'agit ici d'une crise réelle qui, si l'on y réfléchit bien, a donné lieu à certaines politiques que les nationalistes autoritaires auraient pu trouver très utiles, comme la fermeture des frontières, le contrôle des capitaux, la limitation des voyages aériens, etc.
Les termes clés du nationalisme d'aujourd'hui après tout sont la protection, la sécurité et le contrôle. Et pourtant, bien qu'il y ait eu un nationalisme pandémique, il a été en grande partie rhétorique ou passif. Et lorsqu'il était rhétorique, il l'était bien sûr de façon très dangereuse. Ainsi, et je reviendrais sur ce point, il est clair que Trump et Bolsonaro, par exemple, n'ont pas été plus désireux que leurs adversaires de fermer les frontières, de limiter les voyages aériens ou la circulation des marchandises.
Ils ne semblent pas non plus avoir été galvanisés, du moins au début, par l'arrivée de la pandémie. Au contraire, dans les premiers jours, ils ont hésité entre le négationnisme, semblable à leur négation du climat, la diversion, puis, dans certains cas, l'acceptation prudente de la nécessité de prendre des mesures d'urgence temporaires. Nous l'avons vu avec Trump. Nous l'avons vu avec Matteo Salvini. Nous l'avons vu avec, bien sûr, notre propre gouvernement de Brexit au Royaume-Uni.
Nous l'avons vu avec Duterte qui a également tergiversé. Narendra Modi a pris position tardivement, mais lorsqu'il s'est décidé à engager un confinement, il l'a fait de manière radicale. En général, ce que j'appelle le nationalisme du désastre n'a pas cherché à tirer parti de cette crise pour asseoir leur contrôle politique, pour renforcer leur capital politique, pour garantir et consolider leurs relations avec leur base qui, soit dit en passant, comprend des millions et des millions de personnes âgées très vulnérables, ce qui pourrait bien être l'une des raisons de la défaite de Trump.
Parallèlement à cela, ils ont plutôt essayé de rétablir le business as usual le plus rapidement possible. En outre, ils ont travaillé d'arrache-pied pour établir une distinction entre ami et ennemi dans ce contexte. Une sorte de théodicée selon laquelle la maladie n'est qu'une fake news, un battage médiatique, ou bien l'œuvre de personnes mal intentionnées, « les Chinois, qui doivent être punis », ou bien, comme pour d’autres fléaux dans le passé, il s'agirait d'une punition pour les faibles et les pleurnichard·es.
En Inde, le récit du désastre est celui du corona jihad. Peut-être avez vous entendu parler du soi-disant "jihad romantique" dans lequel les musulmans sont accusés de séduire les jeunes filles indiennes pour les faire entrer dans l'islam. Le corona jihad consiste essentiellement à accuser les musulmans de propager la maladie. Trump et Alessandro Mussolini ont tous deux accusé la Chine. Ils ont diffusé leur propre version, leur propre contagion du conspirationnisme en affirmant principalement que le virus avait été fabriqué dans un laboratoire chinois. Cette théorie est devenue extrêmement populaire sur l'internet.
Aux Philippines, le récit dominant de la catastrophe est un patchwork de théories du complot sur la pandémie, dont la célèbre idée selon laquelle Bill Gates encourage une panique épidémique pour que nous nous fassions tous vacciner. Un coup monté pour contrôler la population humaine.
Une petite remarque à ce sujet. L'historien Richard J. Evans est très intéressant au sujet des théories du complot. Et l'un des points qu'il soulève à propos de l'ère moderne est une différence par rapport aux théories du complot médiévales sur les pestes. Alors que les théories médiévales avaient tendance à être horizontales, c'est-à-dire qu'elles blâmaient les étranger·es plutôt que les élites, les théories modernes ont presque toujours tendance à désigner une élite quelque part dans leur récit. Et ce, même si ces élites sont censées être de mèche avec les damné·es de la terre selon la lecture du populisme réactionnaire.
Ainsi, la théorie du complot de la 5G, la théorie du complot sur la pandémie, l'affaire des laboratoires chinois, tout cela est une sorte de mutation de l'idéologie démocratique à une époque où la démocratie a été vidée de sa substance. Et cela a eu un effet perturbateur en termes biopolitiques.
Par exemple, le G7 n'a même pas pu se mettre d'accord sur une déclaration concernant le virus en mars dernier parce que Washington insistait pour l'appeler le virus de Wuhan, puis le virus chinois et, selon l'expression idiote de Trump, la grippe kung.
Cependant, les dommages les plus importants sont ceux qui ont été causés à la cohérence nationale. Nous l'avons vu avec les bras de fer de Trump avec les États imposant des restrictions, voire avec son propre groupe de travail sur le coronavirus. Nous l'avons vu avec Johnson qui s'est engagé dans des luttes avec diverses parties du Royaume-Uni. Nous l'avons vu dans les démêlés de Bolsonaro avec des gouverneurs locaux au sujet de l'utilisation de vaccins fabriqués en Chine.
À cet égard, ils n'ont pas été très différents des gouvernements de centre-gauche. Prenons par exemple le gouvernement travailliste maltais, dont la réponse initiale au coronavirus a été plutôt efficace et a permis de maintenir un nombre de décès parmi les plus bas d'Europe, mais qui, immédiatement après, a rouvert de manière aussi agressive et avec des effets aussi désastreux, au mépris du corps médical et de ses propres conseiller·es scientifiques.
Il ne s'agit donc pas d'une action des seules forces nationalistes, mais ce que je veux vraiment demander, c'est pourquoi les nationalistes, les nationalistes d'aujourd'hui, sont si désireux·ses de revenir aux affaires courantes alors que, comme je le suggère, la gestion d'une pandémie leur offrirait des possibilités incomparables d'asseoir leur autorité, comme certains gouvernements nationalistes l'ont fait dans une certaine mesure en Inde ; et, bien que l’autorité des gouvernements nationalistes y soient déjà bien enracinée, en Israël et en Hongrie.
Pourquoi le contraire a-t-il été si fréquent ? Des discours et des articles émanant par exemple de républicain·es aux États-Unis laissaient entendre que nous devrions en fait laisser mourir les personnes âgées, qu’elles seraient d'ailleurs très heureuses de mourir pour que les jeunes puissent bénéficier du capitalisme. Dans une certaine mesure, je pense que cela reflète la sociophobie de l'extrême droite d'aujourd'hui, qui prend racine dans une forme amincie de sens civique.
Entre parenthèses, nous devons dire que l'Inde est un cas tout à fait différent et que le rôle du mouvement hindouiste dans la société indienne est tout à fait différent du type d'extrême droite en réseau que nous voyons aux États-Unis, au Brésil, au Royaume-Uni et dans certaines parties de l'Europe. Mais cette sociophobie entraîne une crise du savoir faisant autorité, depuis l'effondrement de la confiance dans les médias d'information jusqu'à la crise de la reproductibilité dans certaines sciences.
Ainsi, de plus en plus, les sujets atomisés d'aujourd'hui, gérés numériquement, sont susceptibles de former des groupes d'investigation vigilants pour déterminer la signification réelle de ce qu'iels trouvent autour d'elleux, de la vérité sur le 11 septembre à QAnon. Il y a donc une grande méfiance à l'égard des appels au social qui sont considérés comme une forme d'oppression totalitaire. D'où les masques considérés comme des muselières, par exemple.
En partie, on pourrait également soutenir avec Foucault que la biopolitique est une forme de domination intrinsèquement inclusive. Pour être efficace, elle doit en quelque sorte atténuer la virulence de la pauvreté et des abstractions violentes telles que la race. Les gouvernements, par exemple, ont été obligés de libérer des prisonnier·es et de relâcher certain·es migrant·es détenu·es pour éviter le pire. Ils ont également été contraints d'introduire des formes de subventions salariales et de soutien à l'emploi qui vont à l'encontre de l'éthique du « laisser faire » de l'extrême droite actuelle. Même le chancelier britannique Rishi Sunak, qui a largement provoqué la deuxième vague du coronavirus en encourageant les gens à se rassembler dans des pubs et des restaurants bondés, a été contraint de souscrire à certaines de ces mesures.
Je dis bien « atténuer », il est très important de dire qu'il n'y a eu absolument aucun effort pour véritablement saper ces formes de violence à bas bruit. Néanmoins, ce seul fait a provoqué une sorte de panique anticommuniste chez les nationalistes du désastre.
La justification de Bolsonaro pour s'opposer aux mesures de distanciation sociale est particulièrement révélatrice à cet égard. Lors d'une interview, il a déclaré : "Je suis désolé que certaines personnes meurent. Elles mourront, c'est la vie. On n'arrête pas une usine automobile juste à cause des morts de la route." Désolé, pas désolé.
Cette reconnaissance du fait que le business as usual amène l'État à légiférer sur l'acceptabilité d'une certaine quantité de morts et de souffrances résultant de la production capitaliste est évidemment très instructive. Parce qu'elle nous permet de voir que les passions sociales-darwiniennes du nationalisme du désastre et leur sociophobie idéologique, qui, je dirais, sont indissociables de leur catastrophisme, sont des extractions issues de la distillation de la culture capitaliste dominante. C'est l'une des raisons pour lesquelles le comportement des États capitalistes qui ne sont pas dirigés par des nationalistes n'a pas forcément été meilleur.
Il existe également une sorte de dialectique entre les leaders nationalistes et leur base active. Il est remarquable, par exemple, que Trump ait été très ambivalent jusqu'au moment où les milices armées ont commencé à organiser des manifestations contre les confinements. À partir de ce moment, il y a eu une dialectique de radicalisation des deux côtés.
Mais je voudrais également insister sur l'importance du déni de la mort dans cette forme de politique. Freud a affirmé qu'inconsciemment, aucun d'entre nous ne croit en sa propre mortalité. Trump et Bolsonaro incarnent tous deux ce type de déni, affirmant que le virus n'est qu'une simple grippe, qu'ils ne seraient pas gravement affectés s'ils tombaient malades, et même quand ils sont tombés malades, et même quand ils ont propagé le virus lors de leurs événements publics cela n'a pas semblé les gêner outre mesure.
Il a été rapporté que Trump, à sa sortie de l’hôpital, aurait voulu faire un coup d'éclat en arrachant sa chemise et en montrant un tee-shirt de Superman en dessous. Les fans de Trump s'en seraient souvenus, car les mèmes sur Internet célèbrent Trump comme une sorte de Superman, un personnage de Rocky, de Rambo. C'était son style de déni de la mort, et cela a payé, parce que le vote de Trump a augmenté par rapport à 2016 dans les régions où les morts du Covid étaient les plus nombreux.
Il y a toutes sortes de raisons à cela, mais nous pouvons constaté que cela ne lui a certainement pas fait de mal. Nous entendons souvent parler de l'énergie apocalyptique des évangélistes de la fin des temps, et il est évident qu'il y a là quelque chose de semblable. Mais ce que je veux dire ici, c'est que le nationalisme du désastre, pour capter les peurs, est captivé, est excité, et courtise les désirs d'une certaine version de la fin des temps, d'où son aversion pour une biopolitique autoritaire, même fortement nationalisée..
Mais nous devons finalement réfléchir à cette question en relation avec le négationnisme climatique, car nous avons souvent vu cette logique dans laquelle le négationnisme climatique évolue en une acceptation ouverte du désastre climatique. Et ce n'est jamais loin, comme l'a expliqué Naomi Klein. Nous avons déjà vu des signes assez sombres de l'enthousiasme de la droite pour les qualités supposément revigorantes et eugénistes de la catastrophe climatique.
Ce n'est sûrement qu'une question de temps avant que nous commencions à entendre les mêmes éloges du chaos climatique que celles de la pandémie.
Publication (14/11/2020) :
Historical Materialism
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·