Le soin radical des travailleur·euses du sexe au Brésil | Mariana Prandini, Carolina Moraes, et Juma Santos
Les travailleur·euses du sexe ont été à l'avant-garde de la solidarité et des réponses communautaires à la pandémie de COVID-19, en créant des fonds d'urgence et des initiatives d'entraide. Le projet d'entraide des Tulipas propose des mesures pour rester en vie qui vont au-delà de la simple subsistance. Leurs actions contribuent au maintien de la vie communautaire, à la consolidation d'environnements plus sains et produisent un système informel de soins collectifs radicaux. Nous affirmons que les structures de soins autonomes créées par les travailleur·euses du sexe de rue ne doivent pas seulement être reconnues et appréciées, mais qu'elles nous fournissent également un exemple précieux de ce à quoi ressemble une entraide transformatrice et auto-organisée.
Mariana Prandini, est une chercheuse en sciences sociales féministe interdisciplinaire qui s'intéresse au droit et à la politique. Ses recherches explorent la manière dont les discours sur le droit et les stratégies juridiques façonnent et influencent les luttes pour la justice sociale et l'égalité des genres.
Carolina Moraes,
et Juma Santos est travailleuse du sexe, fondatrice et coordinatrice de Tulipas do Cerrado, collectif de travailleur·euses du sexe promouvant la réduction des risques dans le District Fédéral (Brésil) et ses alentours.
Des chercheur·euses féministes avancent depuis longtemps qu'une "crise du soin" est caractéristique des sociétés capitalistes - le capitalisme a tendance à mettre en péril et à détruire les processus et conditions de la reproduction sociale dont il dépend1. Conséquence de l'orientation systémique du capitalisme vers l'accumulation illimitée, la crise du soin s'est exprimée sous différentes formes au cours de son histoire. Dans le stade actuel du capitalisme mondialisé et financiarisé, le travail de soins a été externalisé vers les familles et les communautés, parallèlement à une réduction drastique des services publics. Pour cell·eux qui en ont les moyens, toutes sortes d'activités de soins sont disponibles en tant que marchandises à acheter sur le marché. Cell·eux qui n'ont pas les moyens de payer pour ces soins doivent trouver le temps et l'énergie nécessaires pour s'occuper d'ell·eux-mêmes et des personnes à leur charge. La pandémie de COVID-19 a mis en évidence les conséquences meurtrières de l'érosion capitaliste cumulative des soins. Les mères qui travaillent, incapables de jongler entre le travail, les enfants et les tâches ménagères, ont quitté leur emploi pour répondre à la demande croissante de soins à domicile2. Les systèmes de santé sous-financés se sont effondrés face à une demande sans précédent3. Les travailleur·euses de soins essentiels de première ligne et à bas salaire, en particulier cell·eux de l’économie à la tâche, subissent surexploitation et épuisement professionnel même dans les cas où iels peuvent conserver un emploi4. Ce ne sont là que quelques exemples de la manière dont la crise actuelle de la santé publique expose davantage les contradictions entre soins et capital. Bien que fondamentaux, ces exemples mettent en évidence des dimensions du soin souvent négligées, mais pas totalement ignorées par la politique et le discours dominants.
Il existe cependant des populations dont le travail et les besoins en matière de soins ne sont pas reconnus, que ce soit en période "normale" ou en période exceptionnelle. Alors que les États du monde entier adoptent des mesures de confinement et de distanciation sociale pour contenir la propagation du coronavirus, des secteurs entiers de l'économie informelle se retrouvent sans travail et sans protection sociale. Les travailleur·euses du sexe de rue forment l'un de ces secteurs. Dans le monde entier, les travailleur·euses du sexe se heurtent à des obstacles qui les empêchent d'accéder à une aide financière pour répondre à leurs besoins immédiats, de bénéficier de plans de soutien ou de profiter de formes temporaires de protection du travail conçues pour faire face aux conséquences socio-économiques de la pandémie5. En particulier, celleux qui vivent dans les quartiers dits "rouges" sont non seulement dans l’impossibilité d’appliquer les ordres de distanciation sociale et autres mesures de santé publique, mais iels sont aussi la cible d'une plus grande stigmatisation et d'autres formes de discrimination6. La stigmatisation du travail du sexe en raison de son association avec la propagation de maladies infectieuses n'est pas un phénomène nouveau, mais elle se trouve aggravée par des études qui prétendent étudier l'impact potentiel de la fermeture des zones de prostitution en réponse au COVID-197.
Marginalisé·es, stigmatisé·es et souvent privé·es d'une citoyenneté à part entière, les travailleur·euses du sexe de rue développent leurs propres réseaux informels de soins et d'auto-soins, qui s'avèrent essentiels à leur survie. Coincé·es entre des féministes et des conservateur·ices de droite qui refusent de reconnaître que les services qu'iels fournissent sont effectivement des soins, les travailleur·euses du sexe se sont toujours battues. Iels luttent pour travailler, pour être reconnues en tant que travailleur·euses et pour créer des environnements de travail et de vie sûrs autour d'iels et pour iels-mêmes. En raison du travail de soins qu'iels effectuent en période "normale", les travailleur·euses du sexe se sont également avéré·es essentiel·les pour répondre aux crises sanitaires, comme le montre l'histoire de l'épidémie de VIH/sida. À partir de la fin des années 1980, les travailleur·euses du sexe du monde entier ont mis en œuvre un programme complet de santé publique pour contenir la propagation de la maladie, tout en faisant face à la stigmatisation et à la criminalisation. Iels savaient aussi qu'une grande partie de ce programme s'accompagnait de stratégies biopolitiques de surveillance et de contrôle8. Et pourtant, les travailleur·euses du sexe ont géré des cliniques de santé et des coopératives d'épargne et ont promu l'éducation sanitaire sur le VIH/sida, la gestion des IST et les stratégies de réduction des risques, dépassant ainsi le cadre de leur propre communauté et répondant de fait à l'urgence sanitaire de manière plus efficace et humaine que l'État9.
Les soins sont ainsi depuis longtemps au centre des activités des travailleur·euses du sexe, en particulier des travailleur·euses du sexe de rue, tant dans leurs actions individuelles que collectives. Il n'en va pas autrement dans le contexte de la pandémie actuelle. Dans le monde entier, des travailleur·euses du sexe s'organisent pour répondre à leurs besoins immédiats et pour se rendre visibles, ell·eux et leurs communautés, au milieu d'une nouvelle crise sanitaire mondiale. Iels ont mis en place des fonds d'urgence, créé des lignes téléphoniques d'information, collecté des dons et élaboré des stratégies pour de nouvelles formes de travail et d'organisation politique à un moment où les rues sont devenues encore plus dangereuses. Dans cet article, nous présentons et analysons l'un de ces réseaux de soins mis en place par les travailleur·euses du sexe de rue au Brésil. Créé par Tulipas do Cerrado (ou Tulipas), un collectif basé dans le district fédéral, ce réseau entend répondre aux conséquences de la pandémie de COVID-19 dans le contexte d'un gouvernement qui nie non seulement les droits et la dignité des travailleur·euses du sexe, mais aussi la crise de santé publique elle-même. Conséquence de leur privation de droits dans l'une des villes les plus inégalitaires du pays, les travailleur·euses du sexe de rue s'engagent dans des pratiques de soins et d'auto-soins comme stratégie de survie. Iels étendent ces ressources aux membres d'autres communautés également marginalisées, comme les usager·es de drogues et les sans-abri. Nous affirmons que les structures de soins autonomes créées par les travailleur·euses du sexe de rue ne doivent pas seulement être reconnues et appréciées, mais qu'elles nous fournissent également un exemple précieux de ce à quoi ressemble une entraide transformatrice et auto-organisée.
Les travailleur·euses du sexe sont des soignant·es
En exposant la division sexuelle du travail, les études féministes ont montré que l'expérience de toutes les femmes - en tenant compte de la race, de la classe, de l'orientation sexuelle et de la situation géographique - est marquée par l'accumulation de non travail non rémunéré, généralement de leurs activités de soins10. Savoir si les services fournis par les travailleur·euses du sexe sont considérés comme du travail de soins fait l'objet d'un long débat. Dans une approche multidimensionnelle, les activités de soins comportent un engagement cognitif, corporel, moral et de pouvoir, mais la connexion émotionnelle ou affective y est également centrale11. En effet, un·e soignant·e consacre "son cerveau, ses émotions et son corps" à faire en sorte que les bénéficiaires de ses soins se sentent bien12. Si le travail de soins est ainsi compris comme production et maintien du bien-être d'autrui, les travailleur·euses du sexe sont des soignant·es13.
Il s'avère que les travailleur·euses du sexe sont des soignant·es d'une autre manière encore. Les conditions de marginalisation, de vulnérabilité et de non-reconnaissance par la société et l'État, en particulier pour les travailleur·euses du sexe de rue, les a amené·es à agir, politiquement et collectivement, d'une manière d'autant plus tournée vers le soin. Cela est vrai même pour les travailleur·euses du sexe qui ne considèrent pas ces soins comme un élément central de leur profession, comme de nombreux travailleur·euses du sexe brésilien·nes qui considèrent que leur travail englobe plusieurs dimensions, dont le plaisir, la liberté, l'autonomie et le prestige14 . La légitimité et la considération que ces travailleur·euses du sexe confèrent à leur travail ne découlent pas nécessairement de sa dimension de soin, que ce soit pour leurs client·es ou pour la société. Pour autant, ces soins, et plus particulièrement les soins de santé, ont été au cœur du militantisme des travailleur·euses du sexe brésiliens, jouant un rôle important dans leurs revendications politiques et leur engagement vis-à-vis de l'État.
Dans les années 1980, des groupes marginalisés tels que les travailleur·euses du sexe, les usager·es de drogues injectables, les homosexuel·les et les personnes socialement caractérisées comme débauchées ont été accusés d'être responsables de l'épidémie de VIH/sida, y compris lorsque ell·eux-mêmes étaient malades, malgré l'absence de preuves tangibles. Plutôt que de se soustraire à cette association stigmatisante, les travailleur·euses du sexe organisé·es politiquement ont joué un rôle central dans les réponses à l'épidémie au Brésil, en affrontant les stéréotypes avilissants avec une campagne cohérente d'actions de soins pour ell·eux-mêmes et pour les autres. Organisé·es en réseaux initialement constitués pour lutter contre les violences policières - d'abord avec des financements de l'État et d'ONG internationales, puis avec leurs propres ressources - les travailleur·euses du sexe se sont engagé·es dans de vastes campagnes nationales d'information sur le VIH/sida, distribuant des préservatifs, apprenant aux gens comment les utiliser et signalant les cas d'exploitation sexuelle15. Depuis, les travailleur·euses du sexe ont pris la responsabilité d'assurer leur propre santé par le biais de l'éducation par les pairs, en diffusant des messages qui contribuent également à leur propre estime de soi16. Grâce à l'apprentissage collectif de ces trente dernières années, iels ont développé et élargi la signification de la santé, revendiquant un accès à des soins complets, qui aillent au-delà de la prévention des IST, et en apprenant à prendre soin d'ell·eux-mêmes17.
Les connaissances acquises lors de la mise en place de ces structures informelles de soins et d'auto-soins se sont avérées cruciales durant la pandémie actuelle. Le cas de Tulipas do Cerrado, un collectif de travailleur·euses du sexe de rue basé à Brasília, en est un bon exemple. En 2014, un groupe de travailleur·euses - dont huit travailleur·euses du sexe (parmi lesquelles Juma Santos), des personnes chargées de la réduction des risques, une travailleuse sociale et une psychologue - a fondé le collectif. Aujourd'hui, ce groupe soutient environ 800 travailleur·euses du sexe de rue, dont la plupart sont à la tête de leur famille, en plus d'usager·es de drogues et de sans-abri.
Tulipas do Cerrado diffuse des informations sur les mesures pertinentes de protection de la santé parmi les travailleur·euses du sexe de rue et leurs clients, en activant un réseau d'éducation sanitaire et sexuelle et en développant des stratégies de sécurité vitales pour faire face à la violence ainsi qu'à la consommation d'alcool et de drogues. Iels adoptent une approche interdisciplinaire, multidimensionnelle et globale de la santé, en tenant compte des déterminants sociaux du bien-être des travailleur·euses du sexe de rue : "l'environnement de travail, la présence d'un soutien communautaire, l'accès à des services sanitaires et sociaux, et des aspects plus larges de l'environnement juridique et économique."18
Parce que l'État brésilien traite ces travailleur·euses de manière ambiguë, leur accordant une reconnaissance précaire dans la réglementation du travail mais refusant leur pleine citoyenneté, les actions de Tulipas sont guidées par la conscience que les pratiques d'auto-soins pour les travailleur·euses du sexe de rue sont toujours territorialisées et varient en fonction de chaque contexte. Identifiant les travailleur·euses du sexe qui offrent leurs services dans la rue ou dans d'autres lieux où iels ne peuvent pas solliciter une aide immédiate, Tulipas a développé un protocole d'auto-soins. Basé sur la réduction des risques, ce protocole comprend certaines procédures qui bénéficient du système de santé publique et de formations sur la PrEP (prophylaxie pré-exposition) et la PEP (prophylaxie post-exposition). En outre, pour le travail quotidien, Tulipas partage des conseils sur l'hydratation des clients, l'utilisation de préservatifs internes lorsque les clients les refusent, ou encore la simulation de consommation de drogues ou d'alcool lorsque les clients exigent que les travailleur·euses du sexe absorbent ces substances.
En outre, Tulipas a développé un projet d'entraide en collaboration avec plusieurs autres groupes et institutions, tels que le bureau du procureur fédéral local, la Confédération centrale des syndicats de travailleur·euses du sexe, le Réseau national des féministes antiprohibitionnistes, le Mouvement brésilien de réduction des risques et le Réseau des femmes travailleuses du sexe d'Amérique latine et des Caraïbes. En réussissant à répondre à certains besoins immédiats de la population vivant et/ou travaillant dans la rue (travailleur·euses du sexe, usager·es de drogues et sans abri) par le biais de dons alimentaires, de soutien psychologique, d'événements culturels et de transmission d'informations sur la santé, l'initiative d'entraide des Tulipas a occupé et politisé un espace auparavant réservé aux actions caritatives menées par les églises.
L'initiative de Tulipas se distingue fondamentalement d'une distribution paternaliste de biens essentiels. Elle se concentre activement sur la création d'espaces de débats et de sensibilisation tout en répondant aux besoins les plus immédiats des personnes. Ainsi, même dans la distribution des dons, Tulipas s'assure que l'ensemble du processus, de la collecte des fonds à la prise de décision concernant le lieu public où la livraison a lieu, est guidé par les perspectives politiques des groupes concernés. Autre distinction fondamentale, Tulipas répond aux besoins des personnes sans aucune forme de jugement moral - chaque trajectoire individuelle est unique et digne de respect et de confiance. En poursuivant la mission qu'elle s'est donnée, Tulipas participe de manière inconditionnelle à la lutte contre la souffrance imposée aux personnes qu'elle soutient.
Les expériences des travailleur·euses du sexe, des sans abri et des usager·es de drogues avec le système de santé officiel sont marquées par les mauvais traitements, la peur et la stigmatisation, non seulement au Brésil mais dans le monde entier19. Tulipas, en revanche, crée des espaces plus sécurisants où ces populations partagent leurs idées et leurs connaissances, en leur fournissant des informations sur des ressources sanitaires, des formes de consommation de drogues qui atténuent les risques associés, et des pratiques d'auto-soins. Leur travail est guidé par des principes politiques qui relient la lutte pour les droits des travailleur·euses du sexe et des usager·es de drogues, l'action directe pour combattre la discrimination à leur encontre, et des activités éducatives dans le domaine de la santé. Les initiatives d'entraide telles que celle-ci sont transformatrices dans la mesure où elles affrontent la stigmatisation, brisent l'isolement, exposent les limites et les échecs des systèmes existants, incarnent des alternatives claires et construisent des liens solides de solidarité20.
Le soin des travailleur·euses du sexe,
contre un gouvernement qui n'en a cure
En mars 2020, quelques jours seulement après que le Brésil a déclaré l'état d'urgence en raison du COVID-19, le site web Mundo Invisível (Monde invisible), dont l'une des rédactrices en chef est Monique Prada, travailleuse du sexe militante connue dans tout le pays, a appelé les travailleur·euses du sexe à adhérer aux protocoles de prestation de services en ligne21. Cependant, tous·tes les travailleur·euses du sexe n'ont pas les moyens de passer à la prestation de services en ligne, c'est le cas de cell·eux qui s'organisent autour de Tulipas do Cerrado. En effet, pour de nombreux travailleur·euses du sexe, continuer à travailler dans la rue au milieu d'une pandémie n'est pas un choix, mais une nécessité.
Dans un contraste saisissant avec l'épidémie de VIH/SIDA, où la réponse de l'État brésilien avait servi d'exemple et était devenue un modèle de synergie réussie avec la société civile, la réponse du gouvernement fédéral actuel à la pandémie de COVID-19 est tout simplement meurtrière. Déjà célèbre pour sa guerre contre la soi-disant "idéologie du genre" et sa défense des valeurs familiales traditionnelles qui nient la vie d'un grand nombre de personnes, le pouvoir exécutif a maintenant exposé ouvertement son mépris total pour la population du pays, en particulier les plus pauvres22. Le président Jair Bolsonaro n'a cessé de nier la gravité du COVID-19, a fait de la publicité pour l'utilisation de médicaments dont l'efficacité et les effets secondaires sont inconnus, et a activement perturbé les initiatives des gouvernements locaux et des ministres de la santé qui ont imposé des restrictions visant à réduire la propagation de l'infection. Finalement, un éditorial de The Lancet a désigné le président comme la "plus grande menace pour la gestion du COVID-19 au Brésil"23.
Les mesures visant à garantir la santé de la population dans un pays qui, à partir d'octobre 2020, a été le troisième plus touché par la pandémie, ne devraient pas être aussi limitées que les modalités prévues par l'État. Les connaissances accumulées par les Tulipas au cours des années passées les ont amenés à cultiver un sens de la responsabilité mutuelle. Alors que se multiplient les recommandations aux individus de rester chez ell·eux et les demandes à l'État de leur fournir les moyens de le faire, le slogan des Tulipas, "Nous sommes en quarantaine, mais le soin ne s'arrête pas" ("Estamos de quarentena, mas o cuidado não pode parar"), résume les principes et les pratiques de leur collectif dans le contexte de cette pandémie. Une affiche publiée par Tulipas au début de la crise, annonce le retour de leurs activités de soins et appelle les autres à faire de même en faisant don d'argent, de produits d’hygiène et de denrées alimentaires de base. Depuis le début de la crise sanitaire, Tulipas s'est concentré sur le partage d'informations et de conseils sur la manière de prévenir le nouveau coronavirus, ainsi que sur la distribution d'articles de survie essentiels tels que des kits d'hygiène, des masques et des paniers de nourriture de base pour les femmes trans, les sans-abri, les femmes ayant des proches incarcérés et les travailleur·euses du sexe en général. En outre, le collectif gère deux groupes sur WhatsApp, l'un composé de trente-cinq travailleuses du sexe cis et l'autre de soixante-sept travailleuses du sexe trans, par le biais desquels il fournit un soutien émotionnel et des informations, entretient des relations individuelles, identifie les problèmes communs et individuels et recherche des solutions pratiques. Enfin, pour répondre aux besoins de cell·eux qui ne sont pas connecté·es par les réseaux sociaux, Tulipas a organisé des événements publics dans les rues pour partager des stratégies d'autogestion de la santé et fournir un soutien psychosocial. Tulipas sensibilise les gens au fait que tout le monde n'est pas capable de maintenir un isolement social, mais que chacun·e doit être pris en charge et apprendre à prendre soin de soi. Dans cette affiche, ils annoncent une campagne d'autosoins, qui a été menée à la fois en ligne et en personne, afin de garantir une participation plus large.
Une autre de leurs affiches réaffirme le sens de la responsabilité mutuelle de Tulipas. Tout le monde a besoin de soins, et comme les soins ne sont pas fournis par l'État et ses institutions, ils assument une partie de cette responsabilité. En outre, l'affiche ne porte aucun jugement moral sur cell·eux qui ne peuvent pas maintenir un isolement social, ni ne suggère qu'iels devraient être tenus individuellement responsables. À la tête d'une campagne à la fois vaste et localisée qui s'articule autour des notions de "soins et d'affection", comme iels l'expriment iels-mêmes, les Tulipas s'engagent matériellement dans des stratégies de résistance organisées collectivement pour faire face aux conséquences socio-économiques et sanitaires de la pandémie de COVID-19. Et bien que ces stratégies soient adaptées aux besoins spécifiques des populations particulièrement touchées par un gouvernement qui, manifestement, ne se soucie pas de leur sort, iels utilisent un langage et des images qui contrecarrent la stigmatisation, en impliquant un public plus large. Par exemple, Tulipas a élaboré et publié un livret contenant des recommandations sur les mesures de prévention et de réduction des risques à prendre par les travailleur·euses du sexe pendant la pandémie de COVID-19. En plus de fournir des informations sur la manière de réduire le risque d'infection au travail, Tulipas a développé un système de suivi des infections parmi les six cents travailleur·euses qu'il soutient. Jusqu'à présent (2020), seul·es quatre d'entre ell·eux ont été testé·es positif·ves au COVID-19.
En étant publiques, colorées et très bien organisées, les campagnes Tulipas ont un large impact, créant des cercles d'éducation par les pairs, qui atteignent à leur tour d'autres personnes en dehors de ces cercles qui bénéficient ainsi de ces informations. Les images utilisées dans cette campagne montrent des travailleur·euses du sexe pragmatiques, calmes et soucieux·ses de leur bien-être, attentif·ves aux recommandations. Ainsi, iels incarnent davantage l'objectif de déstigmatisation du collectif, qui cherche à normaliser le travail du sexe et à permettre une plus grande sécurité, protection et dignité à cell·eux qui se consacrent à cette activité qui fait partie de l'économie informelle.
La stigmatisation des travailleur·euses du sexe en tant que personnes négligentes, perverses et vectrices de maladies ne se produit pas seulement au Brésil, mais dans le monde entier. Par exemple, une étude récente menée par des chercheur·euses de Harvard et de Yale mesurant l'impact potentiel de la fermeture prolongée des quartiers rouges en Inde reproduit les stéréotypes stigmatisants qui associent le travail du sexe à la propagation de maladies infectieuses24. En tant que mesure de santé publique, les chercheur·euses suggèrent que d'autres pays, comme le Brésil, ferment également leurs quartiers rouges comme stratégie de prévention de la transmission du COVID-19.
Cependant, en Inde, un pays que l'on peut effectivement comparer au Brésil en termes de gravité de l'impact de la pandémie, les organisations de travailleur·euses du sexe ont également répondu activement aux nécessités sanitaires créées par le coronavirus. En redéfinissant leur approche des programmes communautaires de lutte contre le VIH/sida, elles ciblent les besoins immédiats des travailleur·euses du sexe, garantissent l'accès à une protection sociale et luttent contre la stigmatisation, la discrimination et la violence25. Tulipas, qui lutte contre la stigmatisation tout en créant un réseau de soins informel, n'est pas une exception ; elle reflète une tendance plus large au sein des organisations de travailleur·euses du sexe à travers le monde. Les travailleur·euses du sexe ont été à l'avant-garde de la solidarité et des réponses communautaires à la pandémie de COVID-19, en créant des fonds d'urgence et des initiatives d'entraide26.
En effet, tant les conseils mal coordonnés de rester à la maison qui ont été donnés au Brésil que les violents confinements imposés par le haut en Inde deviennent caducs lorsqu'il n'y a aucun moyen d'assurer sa survie ou aucune maison dans laquelle se mettre en quarantaine. Le projet d'entraide des Tulipas propose des mesures pour rester en vie qui vont au-delà de la simple subsistance. Leurs actions contribuent au maintien de la vie communautaire, à la consolidation d'environnements plus sains et au développement des relations entre les groupes qu'iels soutiennent, mais iels vont également au-delà de ces groupes. Considérées dans leur ensemble, les actions de Tulipas produisent un système informel de soins collectifs radicaux, qui a un effet d'entraînement et profite non seulement aux personnes directement impliquées, mais aussi à leurs familles, ami·es et communautés. Il s'agit d'une alternative prometteuse aux conditions hautement dangereuses et potentiellement démobilisatrices vécues par la population brésilienne dans ce moment historique.
conclusion : ce que les soins radicaux,
autonomes et auto-organisés nous enseignent
Au sein des cercles progressistes organisés contre les injustices produites par le capitalisme, il existe un débat ancien et permanent sur l'utilité politique des initiatives d'entraide dans les luttes transformatrices. Les arguments faciles selon lesquels ces initiatives comblent le vide des politiques publiques, contribuant ainsi au maintien d'États néolibéraux défaillants, ne font cependant pas la distinction entre la simple charité et la solidarité radicale. En effet, pour les populations historiquement privées de leurs droits et auxquelles la société et l'État refusent toute prise en charge, comme le groupe cible de Tulipas, les initiatives d'entraide qui apportent un soutien émotionnel, une aide matérielle et un espace de lien politique et personnel constituent une mesure de survie qui est en elle-même transformatrice. Ces projets émergent, comme le montre le cas des travailleur·euses du sexe de rue au Brésil, face à des services publics qui sont insuffisants, excluants ou qui exacerbent la violence de l'État.
Sur la base de l'expérience et des activités de Tulipas do Cerrado, les débats théoriques distinguant le travail du sexe et le travail du soin deviennent obsolètes. Les travailleur·euses du sexe sont en fait des agent·es clés du maintien de la vie grâce à un réseau éminent de soins informel et bénévole. Les espaces de soins collectifs et d'auto-soins, non seulement mais surtout dans les moments de crise, aident à briser la stigmatisation et l'isolement, à développer des relations de solidarité et de reconnaissance mutuelle, et jouent un rôle central dans la construction des mouvements27. Tulipas produit des infrastructures alternatives de soins, guidées par des principes autres que le profit, dans lesquelles les personnes luttent pour un monde nouveau et plus juste en le construisant à travers leurs activités quotidiennes. L'autosoin, en effet, n'est pas de la complaisance, il est "nécessaire à la survie collective dans un monde qui rend certaines vies plus précaires que d'autres."28
Publication originale (12/2020) :
Feminist Studies
// Note de Cabrioles : du fait de nos (très) faibles moyens nous n’avons pas encore eu le temps de traduire et traiter l’appareil de notes. Nous l’avons donc reproduit tel quel, en anglais, pour information. //
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