Le dilemme de Xi Jinping | Emma Graham-Harrison
L’assouplissement de la gestion du Covid n'offre qu'une solution très temporaire au dilemme auquel le dirigeant chinois est désormais confronté. Et c'est un dilemme que son impitoyable accumulation de pouvoir personnel ne l'aidera pas à résoudre. Si Xi Jinping autorise un nouvel assouplissement des contrôles, la Chine risque d'être plongée dans une épidémie nationale dévastatrice.
Emma Graham-Harrison, correspondante principale des affaires internationales pour The Guardian et The Observer. Elle est diplômée en études chinoises et a passé près de 6 ans à couvrir la Chine, depuis Pékin.
· Cet article fait partie de notre dossier Chine du 12 décembre 2022 ·
L'assouplissement des restrictions imposées face au Covid par la Chine ne résout pas le dilemme de Xi Jinping
À la fin du mois d'octobre, Xi Jinping avait assuré sa position de dirigeant le plus puissant de Chine depuis des décennies, son emprise sur le pays ayant été cimentée par un troisième mandat, ce qui est sans précédent.
Fin novembre, il a dû faire face aux manifestations les plus importantes que la Chine ait connues depuis des décennies, principalement axées sur les restrictions liées au Covid, mais aussi sur des appels inédits à la démission de Xi.
Il s'agit d'une juxtaposition extraordinaire d'autorité politique et de vulnérabilité en l'espace d'un mois, que personne, à l'intérieur ou à l'extérieur du pays, n'avait prévue.
Le réseau de surveillance high-tech de la Chine et les lois punitives rendent les manifestations anonymes presque impossibles et le coût de la descente dans la rue extrêmement élevé. Les forces de sécurité équipées de logiciels de reconnaissance faciale et d'autres logiciels d'intelligence artificielle peuvent passer au peigne fin les images des manifestations. Elles ont apparemment commencé à se rendre au domicile et dans les universités de certain·es participant·es.
Pékin a clairement reconnu la colère et la frustration qui ont motivé ces manifestations publiques, car il a répondu par des concessions. Dans tout le pays, les autorités ont levé les contrôles qui avaient été déployés avec zèle dans le cadre de l'engagement personnel de Xi pour le zéro Covid.
Dans certaines villes, les citoyen·nes ont soudainement découvert qu'iels pouvaient prendre le bus, le métro ou entrer dans un centre commercial sans avoir besoin d'un test PCR négatif récent, tandis qu'ailleurs, les personnes potentiellement exposées peuvent éviter les confinements ou rester en quarantaine chez elles.
Cet assouplissement n'offre toutefois qu'une solution très temporaire au dilemme auquel le dirigeant chinois est désormais confronté. Et c'est un dilemme que son impitoyable accumulation de pouvoir personnel ne l'aidera pas à résoudre.
Si Xi autorise un nouvel assouplissement des contrôles, la Chine risque d'être plongée dans une épidémie nationale dévastatrice de Covid qui ferait probablement des dizaines de milliers de morts dans le meilleur des cas, des centaines de milliers dans le pire, et qui submergerait temporairement un système de santé défaillant.
Après près de trois ans d'isolement du monde et du Covid, la population chinoise est extrêmement vulnérable à la maladie, avec une immunité quasi nulle [Note de Cabrioles : les infections au Covid non seulement ne confèrent pas d’immunité significative mais elles abîment le système immunitaire]. Un programme de vaccination médiocre, utilisant des vaccins nationaux qui ne sont pas aussi efficaces ou durables que ceux développés en Occident, n'a pas suffi à renforcer ces défenses.
Deux tiers seulement des personnes ont reçu une dose de rappel, et moins de la moitié des personnes âgées de plus de 80 ans. Le gouvernement s'efforce de remédier à cette situation, mais le Covid risque de se propager à un rythme qui dépasse même les impressionnantes capacités de mobilisation de la Chine. Cela pourrait suffire à provoquer une réaction populaire.
Mais si Xi revient à des actions lourdes pour éradiquer le Covid, l'agitation pourrait également reprendre. Cela pourrait aussi activer une colère liée à d'autres problèmes, dans un pays assailli par une série de défis politiques et économiques, peut-être la plus sérieuse depuis une génération.
La croissance s'est ralentie, dans un contexte de crise financière mondiale et d'isolement lié à la politique chinoise face au Covid. Le secteur technologique a été paralysé par les sanctions américaines sur les puces électroniques. Le chômage a grimpé en flèche, avec un jeune sur cinq sans emploi dans les villes, tandis que, dans l'ensemble, la population vieillit rapidement et pourrait bientôt commencer à décliner, laissant aux jeunes qui ont un emploi la responsabilité de soutenir une cohorte croissante de retraités.
Le secteur de l'immobilier, dans lequel tant de personnes ont investi toutes leurs économies en raison de l'absence d'autres possibilités d'investissement, est en crise.
Le dirigeant chinois n'a pas reconnu publiquement les manifestations, mais il en aurait parlé lors d'une réunion avec le président du Conseil européen en visite, Charles Michel, vendredi. Il a déclaré à la délégation de l'UE que les manifestant·es étaient pour la plupart des "étudiant·es frustré·es", selon le South China Morning Post. Il a décrit Omicron comme étant moins mortel que Delta, ce que les diplomates ont interprété comme ouvrant la voie à un nouvel assouplissement des restrictions.
Cela est peut être un signe de confiance. L'appareil de sécurité a en grande partie empêché de nouvelles manifestations cette semaine, en inondant les lieux de manifestation avant que les foules ne puissent se rassembler et en cherchant à intimider celleux qui y ont participé la semaine dernière.
Xi a une mainmise ferme sur l'armée, après en avoir garni les échelons supérieurs de loyalistes. En fin de compte, si un déploiement de force brute est nécessaire pour garder le contrôle, il n'y a aucune raison de penser que Xi, qui a présidé à une campagne de répression extraordinairement dure dans la région du Xinjiang, aurait des scrupules à la déployer, même si lui et d'autres dirigeants préféreraient utiliser d'autres méthodes.
"Xi et le parti devront faire face à de nombreuses turbulences", a déclaré Steve Tsang, directeur de l'Institut Soas pour la Chine à Londres. "Mais à moins d'une tempête parfaite, il y a des chances que Xi soit capable de garder les choses sous contrôle.
"Xi essaie d'utiliser l'intimidation, réelle ou implicite, pour dissuader les gens de protester ou de s'organiser d'une manière qui puisse faire obstacle au parti-État, et cherche ensuite à supprimer certaines des sources de cette protestation. Mais il dispose également d'une solution de secours, qui consiste à utiliser la force, à différents niveaux, pour réprimer."
La Corée du Nord voisine, un pays forteresse isolé et appauvri, a été citée par certains manifestants comme le futur qu'ils veulent éviter. Cependant, elle pourrait offrir une autre leçon aux dirigeants communistes chinois, à savoir que les dictateurs n'ont pas nécessairement besoin d'une économie florissante ou du soutien de la population pour rester au pouvoir s'ils contrôlent étroitement leur pays et ont le monopole de l'usage de la force.
Publication originale (03/12/2022) :
The Guardian
Inquiétude face à la montée des infections mortelles, alors que la Chine abandonne sa politique "zéro Covid"
La cabine de test PCR portable se balançait dans les airs au-dessus d'une rue sombre de Pékin, filmée par une caméra alors qu'elle était retirée par une grue au milieu de la nuit. L'image s'est rapidement répandue sur les réseaux sociaux chinois, symbole parfait de la fin rapide et déconcertante d'une ère de restrictions.
Face aux manifestations nationales les plus massives depuis la répression sanglante des manifestant·es de la place Tiananmen en 1989, le gouvernement chinois a brusquement abandonné sa politique zéro-covid devenue emblématique.
À Pékin, les gens s'apprêtent à entrer dans les centres commerciaux ou dans les transports publics sans avoir réalisé récemment un test négatif. Ailleurs, iels ont été autorisés à entrer dans les parcs et les supermarchés sans contrôle, ou ont été informées qu'iels pouvaient rester en quarantaine chez elleux - plutôt que dans un établissement public - s'iels avaient été en contact avec un cas.
Pendant près de trois ans, les autorités se sont battues pour empêcher le Covid d'entrer dans le pays, en utilisant tous les outils technologiques, de mobilisation de masse et de répression à leur disposition, sans tenir compte des coûts considérables pour les individus et des dommages terribles pour l'économie nationale.
La Chine est devenue une nation en état de vigilance, constamment sur ses gardes face au virus qui s'abattait sur ses côtes. Xi Jinping, dirigeant chinois le plus puissant depuis Mao Zedong, s'est fait le champion de cette approche isolationniste.
Aujourd'hui, Pékin a décidé de passer à autre chose. Sun Chunlan, vice-premier ministre et responsable du Covid, a annoncé la semaine dernière que le système de santé du pays avait "résisté à l'épreuve" du Covid-19 et que la Chine se trouvait dans une "nouvelle situation".
Après des années passées à dire à ses citoyen·nes que la seule façon de se protéger du Covid était de l'éviter complètement, le changement de politique exige un nouveau discours. Pékin a choisi de présenter le variant dominant Omicron comme une version moins mortelle que le variant original.
Xi a déclaré à Charles Michel, président du Conseil européen en visite, que la Chine pourrait envisager d'assouplir les restrictions parce que le variant Omicron serait moins dangereux que le variant Delta, le plus courant jusque-là.
Le problème, avertissent les épidémiologistes, est que la position de Pékin ne reflète pas les études sur l'impact d'Omicron, et que le pays est mal préparé à la vague d'infections mortelles au Covid à laquelle il pourrait bientôt être confronté.
"La Chine doit trouver un moyen de s'en sortir. Je pense donc qu'il est bien pratique pour eux de pouvoir faire valoir que le virus a évolué d'une certaine manière, ce qui facilite son ouverture", a déclaré Linda Bauld, professeur de santé publique à l'Université d'Édimbourg.
"Avec Omicron, en tout cas d'après les études [menées jusqu'à présent], il peut y avoir une légère réduction de la gravité de la maladie, mais pas une énorme réduction."
Omicron s'est avéré moins mortel à mesure qu'il s'est répandu dans des pays comme la Grande-Bretagne, mais au moment où il est devenu dominant, environ 95% de la population britannique avait une forme d'anticorps provenant de vaccins ou d'infections antérieures, a déclaré Bauld.
En Chine, les taux de vaccination et de rappel sont relativement faibles, en particulier chez les personnes âgées vulnérables - seuls 40 % des plus de 80 ans ont reçu des rappels. Presque personne ne possède d'anticorps naturels provenant d'infections antérieures. [Note de Cabrioles : les infections au Covid non seulement ne confèrent pas d’immunité significative mais elles abîment le système immunitaire]
Le système de santé chinois,déjà faible et inégal avant même la pandémie a été miné par ces années de lutte contre le Covid.
Les médecins et les hôpitaux ont été débordés en 2020 lorsque la maladie a balayé la ville de Wuhan au début de la pandémie et les scènes sinistres de ces premiers jours pourraient se répéter si le virus se propage dans une population non protégée.
Une vague d’infections par Omicron survenue au printemps à Hong Kong, qui dispose d'un système de santé beaucoup plus solide, offre une sinistre anticipation de ce à quoi la Chine pourrait être confrontée si elle gère mal son processus d'ouverture.
"Il y a eu un grand nombre de décès à Hong Kong, malgré une épidémie relativement faible", a déclaré Martin Hibberd, professeur de maladies infectieuses émergentes à la London School of Hygiene & Tropical Medicine.
"Bien que les données indiquent qu'Omicron est moins grave que Delta, nous avons vu à Hong Kong à quel point Omicron peut être mortel lorsqu'il n'y a pas d'antécédents d'exposition antérieure [infections] et une vaccination minimale dans les groupes vulnérables tels que les personnes âgées."
Dans la population âgée largement non vaccinée, les taux de mortalité étaient similaires à ceux enregistrés au Royaume-Uni lors de la première vague de la pandémie, a déclaré Julian Tang, virologue clinique à l'université de Leicester, dans le British Medical Journal en mars.
Le gouvernement chinois a lancé une campagne de vaccination ciblant les citoyens âgés, mais la Chine n'utilise que des vaccins développés dans le pays, qui protègent moins efficacement contre le Covid que les alternatives occidentales.
Pékin a jusqu'à présent refusé d'importer des vaccins fabriqués à l'étranger. Au lieu de cela, le gouvernement fait pression pour obtenir l'accès à cette technologie, tandis que les laboratoires nationaux tentent de s'aligner sur les vaccins à ARNm fabriqués par Pfizer et Moderna, mais sans succès.
Le responsable des vaccins de l'administration Biden, Ashish Jha, a prévenu la semaine dernière que Pékin avait besoin d'options vaccinales "de meilleure qualité" pour gérer le virus. Sans cela, la Chine risque de glisser vers les cycles d'épidémies redoutables et de contrôles stricts que de nombreux autres pays ont endurés en 2020 et 2021.
"Nous avons vu d'innombrables cas ces dernières années où la résistance de la population conduit les gouvernements à assouplir les mesures avant qu'il n'y ait une immunité significative dans la population. Le résultat a souvent été une augmentation insoutenable des infections qui met le système de santé en danger et nécessite ensuite une période de restrictions plus longue et plus dure", a déclaré Thomas Hale, professeur associé en politique publique mondiale à la Blavatnik School of Government de l'Université d'Oxford.
"La Chine a évité ce modèle de "montagnes russes" jusqu'à présent, mais les changements récents laissent penser qu'elle pourrait ne pas être aussi chanceuse à l'avenir."
La façon dont la Chine va sortir de son isolement aura des répercussions sur le reste du monde. Ce qui est potentiellement en jeu, c'est le sort de l'économie mondiale, déjà mise à mal ces dernières années par des chocs dont l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine et la pandémie. Pour la première fois depuis plus de trente ans, l'économie chinoise va croître à un rythme plus lent que celui de ses voisins, selon les prévisions de la Banque mondiale. Le rôle de la Chine en tant qu'usine du monde implique que de nouveaux confinements entraîneraient des perturbations dans le monde entier, notamment en ce qui concerne les approvisionnements vitaux en produits de soins.
Il pourrait également y avoir des répercussions sur la santé. L'assouplissement des restrictions par la Chine a été salué par l'Organisation mondiale de la santé, mais son directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a également mis en garde contre les risques de développement de nouveaux variants dans une population nombreuse non protégée par la vaccination.
"Les failles dans les tests et la vaccination continuent de créer les conditions parfaites pour l'émergence de nouveaux variants préoccupants qui pourrait causer une mortalité importante", a déclaré Tedros vendredi.
Quelle que soit la manière dont se déroule le passage de zéro Covid au vivre avec le Covid, un aspect des prochains mois et années est certain. Xi cherchera à s'attribuer le mérite de tout succès et à supprimer ou à rejeter la responsabilité de tout échec.
La mainmise du parti communiste sur les médias chinois a permis à Xi de présenter son brusque revirement de la semaine dernière comme une victoire, plutôt que comme une réponse étonnante et inattendue au courage extraordinaire de citoyen·nes ordinaires.
Les manifestations ont montré que de nombreuses personnes en Chine sont capables d'échapper à la censure et sont prêtes à risquer les sanctions d'un État autoritaire, mais elles n'ont pas été relayées à l'intérieur du pays.
"Je ne pense pas qu'il y ait nécessairement un énorme problème politique pour Xi et le parti en termes de [messages], car ils contrôlent toujours très bien le récit national", a déclaré le professeur Rana Mitter, directeur du Centre Chine de l'Université d'Oxford.
"Le récit qu'ils poussent est qu'ils peuvent maintenant changer de direction, car la première phase [de contrôle du Covid] a été un succès."
Publication originale (04/12/2022) :
The Guardian
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