Le Covid-19 fragilise le concept de famille. Brisons-le | Sophie Lewis
Ce que le déferlement du COVID-19 a rendu plus palpable, entre autres choses, c'est que la famille - en tant que logique de propriété et mode de reproduction sociale au cœur du capitalisme - est en train de nous tuer. Envisager d'organiser l'intimité et les soins au-delà de la famille, c'est moins renoncer à la sécurité et au confort qu'étendre ces mêmes conditions à toustes, quelle que soit leur façon de vivre et d'aimer. S'il y a quelque chose à faire, après le COVID, c'est de ne plus jamais nous traiter les un·es les autres "comme une famille". Nous devons au contraire nous traiter les un·es les autres avec toute la tendresse et la responsabilité dues à des étranger·es ou, si j'ose dire, à des camarades.
Sophie Lewis est écrivaine indépendante et vit à Philadelphie, où elle donne des cours à l'Institut de recherche sociale de Brooklyn. Ses essais ont été publiés dans le New York Times, Harpers, Boston Review, n+1, la London Review of Books et Salvage. Elle a publié deux ouvrages chez Verso : Full Surrogacy Now : Feminism Against Family en 2019, et Abolish the Family : A Manifesto for Care and Liberation en 2022.
· Cet article fait partie de notre dossier Communisme du soin du 21 mai 2023 ·
Depuis le début du confinement lié au coronavirus, les réalités tant de l'interconnexion des corps humains que de la morbidité de la propriété privée sont devenues inéluctables. Déjà auparavant des médecins ont parfois prescrit à leurs patient·es de la nourriture, de l'argent, de la compagnie, un abri exempt d'abus ou encore un congé pour les femmes au foyer. Aujourd'hui, cependant, les concepts de justice reproductive, d'inégalité familiale, de domesticité obligatoire et de "droit à la ville" ont gagné en influence à mesure que les autorités ordonnent aux populations de maintenir une "distance sociale" (de tout le monde... sauf de la famille) et de "s'abriter sur place" (à quelle place ? à celle de votre famille).
Examinons brièvement la situation. Partout, des agresseur·euses battent et violent leurs partenaires et leurs plus jeunes proches dans l'intimité de leur propriété, en toute impunité, puisqu'il est plus difficile que jamais, physiquement et financièrement, de fuir un domicile. Comme avec le SIDA dans les années 1980, les sans-abri itinérant·es, les déviant·es sexuel·les et les personnes logées de manière non conventionnelle sont à nouveau l’objet d’une suspicion publique. Pendant ce temps, une grande partie des foyers américains sont surpeuplés ou sous-peuplés, voire vides. Les chemins de l'amour et du travail de soins (rémunéré ou non) qui les relient, s'ils devaient être schématisés, ressembleraient à une toile impénétrable.
Mais aujourd'hui, alors que les mouvements urbains sont si entravés, les cadres juridiques déjà désespérément limités de l'union maritale et du "plus proche parent" biogénétique (qui sont utilisés pour contrôler les visites à l'hôpital, trier les morts, déterminer la garde des enfants, calculer l'assurance-vie et répartir l'héritage) sont en train de se dégrader. Il n'y a aucune justice dans ces règles, qui empêchent les parents choisis de se voir, traitent les enfants comme des biens et consolident la richesse (ou la pauvreté) au sein d'une classe - ce qui ne veut pas dire qu'il existe une solution miracle.
Enfin, l'interruption des chaînes d'approvisionnement mondiales dans l’économie des soins et des services met une bourgeoisie mondiale réticente face aux dimensions de classe et de race de la division du travail reproductif du capitalisme. Insensiblement, une poignée de féministes britanniques blanches et aisées, travaillant à domicile, ont revendiqué haut et fort leur droit féministe au travail de leurs femmes de ménage.
Partout, et pas seulement au Royaume-Uni, les riches ont visiblement pris conscience avec effroi que le ménage nucléaire privé est un fantasme d'universalité, maintenu soit par le soutien d’ "autres mères" [othermothers : Personnes qui prennent en charge le soin d’enfants, sans entretenir de liens biologiques avec eux (repas, conseil, adoption, garde, éducation..)], soit par une hiérarchie extractive de travail-d'-épouses externalisé. Nous avons ainsi vu fleurir des "critiques" de la famille nucléaire rendant un hommage vaguement triste au "village" moderne (comme dans "Il faut un village pour élever un enfant") et se languissant du travail des villageois·es subalternes - tantes, beaux-parents, cuisinier·es et nettoyeur·euses rémunéré·es dont la femme de la maison doit désormais se passer.
Le principe selon lequel un enfant n'a qu'un ou deux vrais parents n'est pas remis en question, pas plus que le principe selon lequel les gens devraient vivre dans des boîtes atomisées dépendant de la voiture, chacune équipée de sa propre cuisine et de sa propre buanderie, avec extrêmement peu de compagne·ons, idéalement lié·es par une fiction de "sang" ou d'identité biologique. Nous pouvons faire mieux que ces non-critiques. Ce que le déferlement du COVID-19 aux États-Unis rend plus palpable, entre autres choses, c'est que la famille - en tant que logique de propriété et mode de reproduction sociale au cœur du capitalisme - est en train de nous tuer.
Les rédacteur·ices en chef m'ont demandé de raconter ce qui pourrait se passer ensuite. L'année 2020 pourrait-elle marquer le début de la fin de la société de classes, par la persistance de l'insurrection nationale et des émeutes en cours pour la vie des Noir·es, une grève générale donnant naissance à un archipel géant de cantines de luttes qui, à leur tour, mèneront au renversement de l'exploitation, et à la fondation d'un million de projets de co-habitat, de coopératives et de communes ? Ou bien tous·tes les agent·es d'entretien, les nounous, les soignant·es, les nourrices, les baby-sitters, les jardinier·es, les travailleur·euses du sexe, les cuisinier·es, les jeunes filles au pair et les chauffeur·euses s'installeront-iels avec leurs employeur·euses, ajoutant leurs noms aux titres de propriété, aux documents d'assurance automobile, aux actes de naissance des enfants ? Les enfants eux-mêmes vont-ils faire avancer leur libération, s'émanciper au nom d'une forme de survie choisie, et développer ensemble leur vision d'une cohabitation transgénérationnelle démocratique ? Une nouvelle institution fédérée d'aide sociale pourrait-elle voir le jour - une crèche pour les personnes de tous âges, peut-être - consacrée au principe selon lequel nous nous construisons les un·es les autres, et que nous pouvons apprendre collectivement le faire ?
Dans la confusion engendrée par la pandémie de Covid, il n'est pas surprenant que les penseur·euses-oracles du foyer et des ménages soient soudain très demandé·es. J'ai moi-même reçu une douzaine de demandes de commentaires sur l'avenir des arrangements domestiques, suite à la pandémie. C'est parce qu'en mars 2019, la maison d'édition de gauche Verso Books a lancé mon livre Full Surrogacy Now, un appel à la "commune gestationnelle", qui, je l'espérais, pourrait contribuer à un renouveau de l'utopisme queer inspiré par le cri de ralliement marxiste "Abolir la famille."
En effet, depuis plusieurs années, avec un certain nombre d'autres mères et marxistes trans-libératrices - notamment Michelle O'Brien, Kate Doyle-Griffiths, Madeline Lane-McKinley et Jules Joanne Gleeson - je fais de mon mieux pour redorer le blason de ce vieux rêve qu'est " l'abolition de la famille ", pour clarifier ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas, et pour redonner au foyer nucléaire privé (repro-normatif ou patriarcal) la place qui lui revient en tant que principal objet de la critique radicale féministe et queer. Et ici, la critique signifie vraiment la critique : reconnaître que la famille telle que nous la connaissons est, simultanément, une usine anti-queer pour produire des travailleur·euses productifves, truffée d'asymétries de pouvoir et de violence, et la seule source d'amour, de soins et de protection contre les brutalités de la part de la police, du marché, du travail et du racisme, que beaucoup d'entre nous vivons.
Notre idée est de repenser les formes familiales existantes ; cela signifie, pour citer O'Brien, "la préservation et l'émancipation de l'amour sincère et de l'attention que les prolétaires ont trouvé les un·es envers les autres au milieu des difficultés : le plaisir et la joie de l'érotisme ; l'intimité de la parentalité et de la romance". Comme Sophie Silverstein l’a clarifié dans OpenDemocracy, "Envisager d'organiser l'intimité et les soins au-delà de la famille, c'est moins renoncer à la sécurité et au confort qu'étendre ces mêmes conditions à toustes, quelle que soit leur façon de vivre et d'aimer.". L'objectif est "une société dans laquelle l'attention et le soutien mutuels ne dépendent pas d'une loterie génétique".
L'effet de nos actions sur la culture est difficile à évaluer. Pour ma part, ce qui m'a le plus surpris, ce n'est pas l'antipathie, mais la surprise qui a accueilli notre proposition impudique, dans tous les milieux de gauche, à l'exception de quelques minuscules poches. Au 19ème siècle, ainsi que dans les années 1970, l'appel à l'abolition de la famille en faveur d'une commune poly-maternelle sans classe était une pratique anticapitaliste courante. En 1892, par exemple, Karl Kautsky était vexé que "l'un des préjugés les plus répandus contre le socialisme repose sur l'idée qu'il propose d'abolir la famille". L'ampleur de l'amnésie institutionnelle des socialistes contemporain·es autour de ce débat, via l'étouffement de l'imagination radicale dans les années 80, est quelque chose que j'avais sous-estimé.
Pourtant, outre l'incrédulité, les moqueries et l'opposition farouche (en partie de l'extrême droite blanche et nationaliste), le message du "féminisme contre la famille" a également été confronté à une réponse plus insidieuse. En effet, les centristes ont adopté une critique superficielle de la famille nucléaire ; cette récupération d'un discours prétendument "anti-famille" remet totalement en cause nos principes. Il est important d'identifier ce à quoi cette nouvelle tendance de la critique de la famille nucléaire appelle réellement, et pourquoi elle n'est pas suffisante.
Il existe un discours populaire selon lequel personne ne peut être en désaccord avec la ligne du "village". Bien sûr, toute discussion sur le chantage, le surmenage et les carences que les ménages privés engendrent, ainsi que sur la fausseté de leur prétention à être des organismes autonomes, est une bonne chose à mes yeux. Le travail de soins afflue toujours dans un foyer à partir d'une myriade de sources extérieures. Dans un article de Slate sur la parentalité en temps de COVID intitulé "La famille nucléaire n'est pas suffisante", une journaliste a observé avec perspicacité que "l'ironie de l'idéal de la famille nucléaire américaine, si proche et si cher aux publicitaires et aux politiciens, est qu'avoir un enfant vous apprend généralement que cet idéal n'est pas réel". Dans The Guardian, peu de temps après, une autre renchéri : "Cette pandémie a mis à nu le mythe de la famille nucléaire", même si "nous sommes revenu·es à l'idée de base" qu'elle existe.
Très bien. Mais qui est ce "nous" ? Je suis d'accord pour dire que la "famille nucléaire" est davantage une image disciplinaire (une image de la blanchité qui s'autoreproduit) qu'une réalité vécue. En fait, je donne parfois Full Family Now comme titre alternatif à mon livre, pour cette raison, et je parle de "la dialectique des familles réelles contre La Famille" - en particulier, des parentés colonisées contre l'État colonial. Cependant, c'est une chose de remarquer que ce que l'on pensait être des soutiens - marchands et non marchands - de sa famille font en fait partie intégrante de son fonctionnement. C'en est une autre de reconnaître que cette image disciplinaire élève certaines vies et en dévalorise d'autres, et qu'elle doit donc être abolie.
Le coût humain de la normalisation du ménage nucléaire privé par les ministères de la santé peut être observé dans les endroits prévus à cet effet : dans les communautés de la classe ouvrière et des travailleur·euses du sexe, dans les communautés queer et trans, et dans les communautés noires, où les enfants ont tendance à circuler entre des foyers en " constellations ". Dans The Nation, Dani McLain a récemment expliqué comment les co-parents noir·es "adaptent les directives d'auto-quarantaine à leur propre situation". Néanmoins, les Noir·es américain·es sont de loin les plus durement touché·es par la pandémie, et les plus violemment brutalisé·es par la police pour avoir défié les directives de confinement à la maison. La famille nucléaire est plus rare dans l'Amérique noire, en partie parce qu'elle ne favorise pas l'épanouissement des Noir·es, ayant été explicitement mise en place en Amérique (comme l'a montré Hortense Spillers il y a plusieurs décennies dans "Mama's Baby, Papa's Maybe") pour distinguer les Blanc·hes des esclaves, à des fins de suprématie blanche. Au cours de cette pandémie du XXIe siècle, la source même de la survie des groupes marginalisés suite à l'esclavage - leurs stratégies de parenté contre-familiale et le chevauchement des générations dans plusieurs foyers - semble avoir déconcerté la rationalité biopolitique des autorités médicales, ce qui a conduit à une négligence institutionnelle et à un nombre tragique de cadavres.
Si les commentateur·ices ont un regain d'intérêt pour la critique de la famille nucléaire, dans la plupart des cas, ces critiques sont toujours animées par un mépris structurellement anti-noir, sans doute inconscient, pour les formes de "famille choisie" qui évitent le mariage (au lieu, par exemple, de tisser un réseau de relations civiques autour d'un noyau généalogique marital adéquat qui peut garantir la "prospérité"). En d'autres termes, certain·es expert·es dénoncent désormais la "famille nucléaire", soigneusement définie comme une unité de vie monogénérationnelle (plutôt que procédant d’une logique de propriété), afin de mieux se prémunir contre les contestations plus radicales de la reproduction bourgeoise. En février 2020, par exemple, The Atlantic a publié un article de 9 000 mots de David Brooks intitulé "The Nuclear Family Was a Mistake" (La famille nucléaire était une erreur). Cet article illustre parfaitement ce fondamentalisme du mariage, évoquant pour la forme les liens de parenté "forgés" entre les tribus de Micronésie, mais présentant finalement une série de reproches infondés pour expliquer le "chaos" de la vie familiale des Noir·es aujourd'hui. "Si les États-Unis revenaient aux taux de mariage de 1970, la pauvreté des enfants serait inférieure de 20 %", affirme Brooks, comme si le mariage était un facteur déterminant dans l'appauvrissement des enfants.
L'article de Brooks est un plaidoyer pour que "notre" civilisation (implicitement blanche) revienne à la "famille élargie", basée sur le mariage, pour le bien du capitalisme. Selon lui, les Américain·es sont devenus individualistes dans la décennie gauchiste des années 60 ; par conséquent, iels craignent aujourd'hui de perdre leur indépendance dans le mariage et sont "moins disposé·es à se sacrifier pour le bien de la famille". Il souhaiterait que ses pairs cessent d'être aussi hypocrites et défendent la "philosophie de la vie familiale" centrée sur le mariage qu'iels abritent manifestement dans leur âme : "Les progressistes très instruits peuvent tenir un discours tolérant sur la structure familiale lorsqu'ils parlent de la société dans son ensemble, mais ils ont des attentes extrêmement strictes pour leur propre famille". Mais pour éviter que vous ne détectiez un quelconque moralisme, Brooks explique vers la fin de son article qu'il (et, probablement, sa femme) a longtemps fait partie d'une "famille forgée" à Washington, en participant à des dîners organisés par l'organisation caritative de leurs amis Kathy et David, All Our Kids Inc. Bien que les plumes prévisibles des paléoconservateurs aient été froissées par "The Nuclear Family Was a Mistake" (la famille nucléaire était une erreur) - le seul véritable point de désaccord étant le titre -, l'admiration pour cet article a a afflué de l'ensemble du spectre politique.
Par exemple, un article tout aussi revanchard publié dans le Washington Post, sous le titre "Le coronavirus pourrait briser la famille nucléaire. Ce ne serait pas une mauvaise chose", un auteur déclarait en avril dernier que "les Américains devraient se réapproprier les joies, les avantages, les contraintes et les peines de la vie multigénérationnelle". Brooks lui-même a appuyé cette nostalgie de l'époque où "les belles-sœurs se criaient des salutations de l'autre côté de la rue depuis leur porche".
Ne gaspillons pas nos énergies à essayer de développer "une philosophie progressiste de la vie familiale". L'idéologie de la famille ne peut, sans exploser, s'étendre au point d'englober, avec la même dignité, la vaste tapisserie de l'humanité. Tandis que les classes moyennes et supérieures subissent les confinements locaux dus au coronavirus comme une forme d'assignation à résidence peu contraignante et inégalement répartie, nécessitant des articles de réflexion faisant l'éloge de la "famille élargie", de nombreux·ses indigènes, pauvres, chômeur·euses et membres de la classe ouvrière mettent en commun leurs ressources par nécessité ou par choix, ouvrent leurs maisons aux sans-abris, forment des centres d'enseignement à domicile et des mini-crèches, et rançonnent leurs patrons.
À chaque acte de solidarité de l'ère COVID entre inconnu·es, à chaque expropriation d'hôtel pour abriter des expulsé·es ou des malades, à chaque action contre l'expulsion, à chaque protestation contre la prison, les choses deviennent plus claires : Les "valeurs familiales" ne sont pas de mise dans cette situation. "Traiter ses voisin·es comme sa famille" est un sentiment populaire et bien intentionné (c'est aussi le slogan du "projet de tissu social" de David Brooks, Weave™). Il se trouve qu'il est profondément mauvais. Si nous voulons traverser le prochain siècle en tant qu'espèce digne du nom d'"humain", nous devrons faire beaucoup mieux que cela. Qu'il s'agisse d'une idéologie biologique, d'une fiction d'économie politique ou d'une métaphore, c'est d'une évidence aveuglante : la Famille nous met en échec. S'il y a quelque chose à faire, après le COVID, c'est de ne plus jamais nous traiter les un·es les autres "comme une famille". Nous devons au contraire nous traiter les un·es les autres avec toute la tendresse et la responsabilité que l’on accorde à des inconnu·es ou, si j'ose dire, à des camarades.
Publication originale (03/06/2020) :
The Nation
· Cet article fait partie de notre dossier Communisme du soin du 21 mai 2023 ·